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Jonathan n'aurait jamais cru que toute cette entreprise pût être aussi épuisante et il arriva éreinté à la gare de Liverpool Street. En pleine transformation – et rénovation comme le proclamaient de grandes affiches destinées à rassurer et à encourager – elle était devenue pour l'heure un labyrinthe assourdissant de passages provisoires et de fléchages hasardeux où il était bien difficile de trouver les trains. Après s'être trompé de chemin, il arriva dans une sorte de piazza au sol étincelant, où il se sentit aussi désorienté que dans une capitale étrangère. L'arrivée, le matin, l'avait moins perturbé, mais désormais, même la gare renforçait l'impression qu'il avait de s'être aventuré en terre étrangère.

Une fois le train parti, il se rejeta en arrière, les yeux fermés, et tenta de mettre un peu d'ordre dans le tohu-bohu de ses émotions. Mais au lieu de cela, il s'endormit presque immédiatement et ne reprit conscience qu'au moment où il arrivait en gare de Norwich. Ce somme lui avait fait du bien. Il se rendit au parking du château, plein d'énergie et d'optimisme retrouvés. Il savait ce qu'il voulait faire : aller droit au bungalow, mettre Caroline en face des preuves qu'il avait accumulées et lui demander pourquoi elle avait menti. Impossible de continuer à la voir en faisant semblant de ne pas savoir. Ils étaient amants, ils devaient pouvoir se faire confiance mutuellement. Si elle avait des soucis ou des sujets d'angoisse, il était là pour la rassurer, la réconforter. Il savait qu'elle n'avait pas pu assassiner Hilary. L'idée même était une profanation. Mais elle n'aurait pas menti si elle n'avait pas eu peur. Il y avait quelque part quelque chose de terrible. Il la persuaderait d'aller trouver la police afin d'expliquer pourquoi elle avait menti et lui avait demandé de mentir. Ils iraient ensemble, ils avoueraient ensemble. Il ne se demanda ni si elle souhaiterait le revoir, ni même si elle serait chez elle un samedi soir. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il fallait régler cette affaire entre eux et la régler tout de suite. Sa décision était non seulement juste mais inévitable et il en éprouva comme une petite bouffée de puissance. Elle l'avait pris pour un imbécile crédule et inefficace. Eh bien, il allait lui montrer qu'elle s'était trompée. Désormais, leurs relations subiraient une subtile modification ; elle aurait un amant moins confiant, moins malléable.

Quarante minutes plus tard, il filait dans l'obscurité à travers une contrée plate et amorphe, en direction du bungalow. Ralentissant au moment où celui-ci apparaissait sur sa gauche, il fut frappé une fois de plus par son isolement, son aspect rébarbatif et se demanda pourquoi, avec tant de villages plus près de Larksoken, les agréments de la côte et de Norwich, elle avait loué ce petit cube de brique rouge presque sinistre. Le terme même de bungalow lui semblait ridicule, avec son évocation de lotissements banlieusards, de respectabilité douillette, de vieilles gens incapables de monter les escaliers. Caroline devrait vivre dans une tour avec une vue immense sur la mer.

Et puis, il la vit. La Golf argent, sortie très vite de l'allée, accéléra encore en direction de l'est. La jeune femme portait ce qui semblait être un bonnet de laine sur ses cheveux blonds, mais il la reconnut aussitôt. Sans savoir si elle avait repéré la Fiesta, il freina instinctivement et la laissa presque disparaître avant de la suivre. Dans le silence de ce pays plat, il entendit Remus aboyer avec frénésie.

Il s'étonna de pouvoir la suivre aussi facilement. Ils traversèrent le village de Lydsett, où elle tourna à droite, et il craignit à ce moment-là qu'elle l'eût reconnu et se fût rendu compte qu'elle était suivie ; mais elle continua son chemin, apparemment sans s'en soucier. Quand elle eut franchi la grille, il attendit qu'elle eût disparu de l'autre côté de la crête avant de s'arrêter, d'éteindre les phares de sa voiture et de continuer un peu à pied. Il la vit prendre quelqu'un ; une fille très mince aux cheveux hérissés jaunes à la racine, orange aux extrémités, fut brutalement éclairée par les phares l'espace d'un instant, après quoi la voiture repartit vers le nord, obliqua vers la centrale, puis de nouveau en direction du nord par la route côtière. Quarante minutes plus tard, leur destination était évidente ; le quai de Wells-next-the-Sea.

Il gara la Fiesta à côté de la Golf et les suivit, sans perdre de vue le bonnet bleu et blanc de Caroline. Elles marchaient vite, apparemment sans parler, et ni l'une ni l'autre ne se retourna. Sur le quai il les perdit momentanément de vue, puis il vit qu'elles montaient à bord d'un bateau. C'était le moment, il fallait qu'il parle à Caroline. Il courut presque vers elles. Elles étaient déjà montées à bord. C'était un petit hors-bord qui ne mesurait pas plus de quinze pieds, avec un rouf central très bas auprès duquel les deux filles se tenaient debout. Quand il arriva à leur hauteur, Caroline se retourna : « Qu'est-ce que tu fous ici ?

— Je veux te parler. Je te suis depuis que tu as quitté le bungalow.

— Je le sais bien, pauvre imbécile. Tu as été dans mon rétroviseur pratiquement tout le temps. Si j'avais voulu te semer, ça n'aurait pas été difficile. Tu devrais laisser tomber le genre masqué et couleur de muraille, tu ne vaux rien. Pas fait pour toi. »

Mais il n'y avait pas de colère dans sa voix ; seulement une sorte de lassitude irritée. Il dit : « Caroline, il faut que je te parle.

— Alors, attends à demain. Ou alors reste où tu es, si ça te tient à ce point-là. On revient dans une heure.

— Mais où allez-vous ? Qu'est-ce que vous faites ?

— Mais nom d'un tonnerre, c'est un bateau, mon bateau. Et là, tu vois, c'est la mer. Amy et moi nous allons faire un petit tour. »

Amy, se dit-il. Amy qui ? Mais Caroline ne la présenta pas. Il dit faiblement : « Mais il est si tard. Il fait noir et il y a de la brume.

— Ouais, il fait noir et il y a de la brume. On est en octobre. Écoute, Jonathan, mêle-toi de ce qui te regarde, veux-tu et va vers Maman. »

Elle s'affairait dans le rouf. Il se pencha pour agripper le bastingage et sentit le léger balancement de la houle. Il dit : « Je t'en prie, Caroline, parle-moi, ne t'en va pas, je t'aime.

— J'en doute. »

Tous deux semblaient avoir oublié Amy. Il dit avec désespoir : « Je sais que tu m'as menti à propos de ta mère, elle n'a pas été ruinée par le père de Hilary Robarts, rien n'était vrai. Écoute-moi, si tu as des difficultés je veux t'aider. Il faut que nous parlions. Je ne peux pas continuer comme ça.

— Je n'ai pas de difficultés et si j'en avais, tu serais bien le dernier à qui je m'adresserais. Et lâche mon bateau. »

Il lui dit, comme si c'était la chose la plus importante entre eux : « Ton bateau ? Tu ne m'as jamais dit que tu avais un bateau.

— Il y a beaucoup de choses que je ne t'ai pas dites. »

Et soudain il sut. Plus de place pour le moindre doute. « Alors, rien n'était vrai, rien, absolument rien. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'as jamais aimé.

— Aimer, aimer, aimer. Arrête donc de bêler ce mot, Jonathan ! Rentre chez toi, mets-toi devant une glace et regarde-toi bien. Comment as-tu pu supposer que c'était vrai ? Amy et moi, voilà ce qui est vrai. C'est à cause d'elle que je reste à Larksoken, et c'est à cause de moi qu'elle est ici. Maintenant, tu sais.

— Tu t'es servie de moi. »

Il sentait qu'il avait l'air d'un gosse pleurnichard.

« Oui, je me suis servie de toi. Nous nous sommes servis l'un de l'autre. Quand nous avons couché, je me servais de toi et tu te servais de moi. C'est ça, le sexe. Et si tu veux le savoir, c'était un sacré boulot et ça me donnait envie de vomir. »

Même dans les affres de sa souffrance et de son humiliation, il sentait en elle une hâte, une tension qui n'avaient rien à voir avec lui. La cruauté était délibérée, mais sans passion, ce qui la rendait plus intolérable encore. Sa présence n'était qu'une intrusion irritante mais mineure dans des préoccupations plus importantes. Désormais l'amarre était complètement dégagée de la bitte. Caroline avait mis le moteur en marche et le bateau s'éloignait du quai. Alors, pour la première fois, il remarqua l'autre fille. Muette depuis qu'il était arrivé, elle se tenait dans le rouf, sans un sourire, frissonnante, vulnérable, et il crut voir sur son visage enfantin un air de compassion interloquée ; mais très vite les larmes commencèrent à lui piquer les yeux et le bateau avec ses occupantes s'estompa dans un brouillard tremblant. Il attendit qu'elles eussent presque disparu sur l'eau sombre et prit une autre décision : trouver un café et manger quelque chose en attendant qu'elles reviennent. Elles ne pouvaient pas rester bien longtemps en mer, sinon elles manqueraient la marée. Il fallait qu'il sût la vérité. Il ne pouvait pas passer une nuit de plus dans cette incertitude. Il resta un moment planté sur le quai, regardant fixement la mer comme si le petit bateau avec ses deux passagères était encore en vue, puis il se détourna et partit en traînant les pieds vers le café le plus proche.