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Rickards enfila ses gants de caoutchouc qui, en glissant sur ses énormes doigts, les firent ressembler au pis d'un gros animal. Puis il s'agenouilla et tripota le médaillon, celui-ci s'ouvrit instantanément, et Dalgliesh vit la clef à l'intérieur, ajustée au millimètre près. Rickards la sortit et dit : « Bien, Mr Dalgliesh. Allons voir les déprédations. »

Deux minutes plus tard, ils arrivaient devant la porte du cottage, que Rickards ouvrit, après quoi ils entrèrent dans un vestibule menant à l'escalier, avec des portes des deux côtés. Rickards ouvrit celle de gauche et passa dans la salle de séjour, suivi par Dalgliesh. C'était une grande pièce qui occupait toute la longueur du cottage avec une fenêtre à chaque extrémité et une cheminée en face de la porte. Le portrait était à un mètre de la fenêtre à peu près, entouré par des éclats de verre. Les deux hommes s'arrêtèrent sur le seuil pour le détailler.

Dalgliesh dit : « Il a été peint par Ryan Blaney qui habite Scudder's Cottage plus au sud sur le cap. Je l'ai vu pour la première fois le soir de mon arrivée. »

Rickards dit : « Drôle de façon de le livrer. Elle a posé pour lui ?

— Je ne crois pas. Il a été peint pour sa satisfaction à lui, pas pour celle du modèle. »

Il allait ajouter qu'à son avis Ryan Blaney serait bien le dernier à détruire son travail, mais il s'avisa alors qu'en fait il n'avait pas été détruit. Deux estafilades en forme de L ne seraient pas trop difficiles à réparer – et le dommage avait été aussi précis et calculé que les coupures sur le front de Hilary Robarts. Le tableau n'avait pas été massacré dans un accès de fureur.

Rickards sembla cesser de s'y intéresser : « Alors elle vivait ici. Elle devait aimer la solitude. C'est-à-dire, si elle vivait seule. »

Dalgliesh dit : « À ma connaissance, elle vivait seule. »

Il trouvait la pièce déprimante. Non pas qu'elle fût inconfortable, il y avait bien là les meubles nécessaires, mais ils avaient l'air d'être les rebuts d'une maison appartenant à d'autres personnes et non pas le choix conscient de l'occupant. À côté de la cheminée avec son radiateur à gaz incorporé, deux fauteuils étalaient leur cuir synthétique brun. Au centre de la pièce, quatre chaises discordantes entouraient une table ovale et, de chaque côté de la fenêtre donnant sur le devant de la maison, des rayonnages contenaient ce qui semblait être une collection de manuels et de romans assortis ; deux d'entre eux étaient bourrés de fichiers. Seul le mur le plus long, en face de la porte, portait les traces d'un effort pour faire de cette pièce un espace à vivre. Elle avait évidemment beaucoup aimé les aquarelles – le mur en était couvert, serrées comme dans une galerie. Il crut en reconnaître une ou deux et il aurait bien voulu aller les examiner de plus près, mais peut-être quelqu'un d'autre que Hilary Robarts s'était-il trouvé dans cette pièce avant eux, et par conséquent, il était important de ne rien déranger.

Rickards referma la porte et ouvrit celle de droite dans le vestibule, celle qui donnait dans la cuisine, purement fonctionnelle, assez peu intéressante, plutôt bien équipée, mais aux antipodes de celle de Martyr's Cottage.

Au beau milieu, une petite table de bois recouverte de vinyle avec quatre chaises assorties, toutes bien poussées en dessous ; sur la table, une bouteille de vin débouchée avec le bouchon et le tire-bouchon à côté d'elle ; deux verres ordinaires propres étaient retournés sur l'égouttoir.

Rickards dit : « Deux verres, lavés par elle ou par son assassin. Pas d'empreintes pour nous. Et une bouteille ouverte. Quelqu'un a bu avec elle ici ce soir.

— Dans ce cas, il était bien sobre. Ou elle. »

De sa main gantée, Rickards souleva la bouteille par le goulot et la tourna lentement.

« Manque un verre à peu près. Ils avaient peut-être l'intention de la finir après le bain. » Il regarda Dalgliesh et dit : « Vous n'étiez pas déjà venu ici, Mr Dalgliesh ? Je suis obligé de demander à tous ceux qu'elle connaissait.

— Bien sûr. Non, je n'étais encore jamais venu ; j'ai bu du bordeaux ce soir, mais pas avec elle.

— Dommage. Elle serait encore vivante.

— Pas forcément. J'aurais pu m'en aller au moment où elle montait se changer. Et si elle a eu quelqu'un ce soir, c'est probablement ce qu'il a fait. » Il s'arrêta, se demanda s'il fallait parler, puis dit : « Le verre de gauche a une petite ébréchure sur le bord. »

Rickards le leva pour le regarder devant le plafonnier et le fit tourner lentement.

— Je voudrais bien avoir votre vue. Sans importance, sûrement.

— Certaines personnes détestent boire dans un verre ébréché. C'est mon cas.

— Alors pourquoi ne l'a-t-elle pas cassé et jeté ? À quoi bon garder un verre dans lequel on ne veut pas boire ? Quand je me trouve devant deux possibilités, je commence par prendre la plus vraisemblable. Deux verres, deux buveurs. C'est le bon sens. »

Le bon sens, se dit Dalgliesh, base le plus souvent du travail de la police, l'exploration des thèses moins probables ne devenant nécessaire que si l'évident s'avérait insoutenable. Mais aussi, parfois, premier pas d'une périlleuse facilité dans un labyrinthe d'idées fausses. Il se demanda pourquoi son instinct lui assurait qu'elle avait bu seule. Peut-être parce que la bouteille était dans la cuisine et pas dans la salle de séjour. Un château-talbot 79 n'était pas une piquette quotidienne. Pourquoi ne pas le porter dans la salle de séjour et l'apprécier confortablement ? D'un autre côté, si elle était seule et décidée à se contenter de quelques gorgées rapides avant son bain, elle ne s'en serait peut-être pas souciée. Et si deux personnes avaient bu dans la cuisine, elle avait été bien méticuleuse de repousser ainsi les chaises. Mais c'était le niveau du vin dans la bouteille qui lui semblait le plus décisif. Pourquoi déboucher une bonne bouteille pour verser deux demi-verres ? Ce qui ne signifiait pas, bien entendu, qu'elle n'attendait pas pour plus tard un visiteur qui l'aiderait à la finir.

Rickards semblait prendre un intérêt démesuré à la bouteille et à son étiquette. Soudain, il dit assez rudement :

« À quelle heure avez-vous quitté le moulin, Mr Dalgliesh ?

— À neuf heures quarante-cinq. J'ai regardé la pendulette sur la cheminée et réglé ma montre.

— Et vous n'avez vu personne pendant votre promenade ?

— Personne, ni d'autres empreintes de pas que les miennes et les siennes.

— Qu'est-ce que vous faisiez exactement, sur le cap, Mr Dalgliesh ?

— Je marchais, je pensais. » Il était sur le point d'ajouter : « Et je pataugeais comme un gosse », mais il se retint.

Rickards répéta d'un ton pénétré « marcher et penser ». Il parvenait à rendre ces activités à la fois excentriques et suspectes, du moins pour les oreilles hypersensibles de Dalgliesh. Il se demanda ce que dirait son compagnon s'il avait décidé de se confier : « J'ai pensé à ma tante, aux hommes qui l'ont aimée, au fiancé tué en 1918, à celui dont elle a été peut-être la maîtresse. Je pensais aux milliers de gens qui ont marché le long de cette grève et qui sont morts aujourd'hui dont ma tante – et combien, étant jeune, je détestais le faux romantisme de ce poème stupide sur les grands hommes qui laissent la marque de leurs pas sur les sables du temps, puisque c'est précisément tout ce que la plupart d'entre nous peuvent espérer laisser, des marques éphémères effacées par la marée suivante. Je pensais que j'avais bien peu connu ma tante et je me demandais s'il était possible de connaître un autre être humain sinon au niveau le plus superficiel, même les femmes que j'ai aimées. Je pensais au choc des armées ignorantes la nuit, puisque aucun poète ne se promène au clair de lune sans se réciter silencieusement le merveilleux poème de Matthew Arnold. Je me demandais si j'aurais été un meilleur poète, voire tout simplement un poète, si je n'avais pas aussi décidé d'entrer dans la police. Plus prosaïquement, je me demandais de temps en temps ce que l'acquisition imméritée de sept cent cinquante mille livres changerait, en mieux ou en plus mal, dans ma vie. »

Le fait qu'il n'avait pas l'intention de révéler fût-ce la plus anodine de ces rêveries intimes, le secret puéril du pataugeage, suscitait en lui un sentiment de culpabilité irrationnel, comme s'il dissimulait volontairement un renseignement d'importance. Après tout, se disait-il, personne n'aurait pu avoir une occupation plus innocente. Et puis, ce n'était pas comme s'il avait été un suspect sérieux. Rickards aurait sans doute trouvé l'idée totalement ridicule, tout en étant obligé, en bonne logique, de reconnaître qu'il ne pouvait exclure de l'enquête aucune personne habitant le cap et ayant connu Hilary Robarts. Seulement, Dalgliesh était un témoin. Il avait des informations à donner ou à taire, et le fait qu'il n'avait nulle intention de les dissimuler n'empêchait pas que leurs rapports s'étaient modifiés.

Bon gré mal gré, il était désormais impliqué et il n'avait pas besoin de Rickards pour souligner cette inconfortable réalité. Professionnellement, l'affaire ne le regardait pas, mais en tant qu'homme et être humain, elle le touchait directement.

Il fut étonné et un peu déconcerté de découvrir à quel point cet interrogatoire pourtant bien inoffensif l'avait froissé. Un homme avait bien le droit, assurément, de se promener sur une grève le soir sans avoir à expliquer ses raisons à un officier de police. Il était salutaire pour lui, en somme, de connaître par expérience ce sentiment d'intimité violée, de vertueuse indignation que devait éprouver le plus innocent des suspects interrogés par la police. Et il se rendait compte une fois encore de la répulsion qui l'avait braqué depuis son enfance contre des questions comme : « Qu'est-ce que tu fais ? Où es-tu allé ? Qu'est-ce que tu lis ? Où vas-tu ? » Enfant très désiré de parents déjà âgés, il avait été un peu écrasé par leur sollicitude presque possessive et leur excès de conscience, cela dans un petit village où quasiment rien de ce que faisait le fils du pasteur n'échappait aux investigations. Et soudain, dans cette cuisine anonyme, trop bien rangée, il se rappela avec une intensité douloureuse le moment où son secret le plus précieux avait été trahi. Il se rappela le coin retiré dans les lauriers et les sureaux au fond du bosquet, le tunnel vert menant de son sanctuaire aux trois mètres carrés humides qui étaient son domaine ; il se rappelait cet après-midi d'août, les craquements du buisson, le gros visage de la cuisinière fourré entre les feuilles. « Votre maman pensait bien que vous seriez là, Mr Adam, votre papa vous appelle. Qu'est-ce que vous faites caché là dans ces sales buissons ? Vaudrait bien mieux jouer au soleil. » Ainsi son ultime refuge, celui qu'il avait cru totalement secret, avait été découvert. Ils savaient, ils avaient toujours su.

Il dit : « Oh Dieu, que de Ton regard je puisse être à l'abri. »

Rickards le regarda : « Vous dites, Mr Dalgliesh ?

— Juste une citation qui m'est venue à l'esprit. »

Rickards ne poursuivit pas. Il se disait probablement : « Bon, tu es censé être poète. Tu peux te permettre ça. » Il jeta un dernier regard perçant à la cuisine, comme si par l'intensité de son regard il pouvait contraindre cette table quelconque, les quatre chaises, la bouteille de vin ouverte et les deux verres lavés à livrer leur secret.

Puis il dit : « Je vais fermer à clef et mettre quelqu'un de garde jusqu'à demain. J'ai rendez-vous avec le pathologiste, le Dr Maitland-Brown, à Easthaven. Il jettera un coup d'œil au Siffleur et puis il viendra directement ici. Le biologiste du labo sera sans doute arrivé d'ici là. Vous vouliez voir le Siffleur, n'est-ce pas, Mr Dalgliesh ? Le moment en vaut bien un autre. »

Ce n'était pas du tout l'avis de Dalgliesh. Une mort violente suffisait pour une nuit et il fut saisi par un brusque désir de retrouver la paix et la solitude du moulin. Mais les perspectives de sommeil semblaient bien compromises pour lui avant une heure avancée et il n'avait pas de raison valable pour refuser. Rickards dit : « Je peux vous emmener là-bas et vous ramener. »

L'idée de ce tête-à-tête avec Rickards déplut aussitôt à Dalgliesh qui dit : « Si vous voulez bien me déposer au moulin, je prendrai ma voiture. Je n'aurai aucune raison de m'attarder à Easthaven et vous pouvez avoir à attendre. »

Il fut un peu surpris de voir Rickards quitter si volontiers la grève. Certes, il avait Oliphant et ses sbires, le protocole à suivre sur le lieu d'un meurtre était bien établi, ils savaient ce qu'ils avaient à faire et jusqu'à l'arrivée du médecin de la police, on ne pouvait pas bouger le corps. Mais il sentait qu'il était important pour Rickards de voir le Siffleur avec lui et il se demanda quel était l'incident oublié dans leur passé commun qui avait conduit à cette nécessité.