17

Elle se tourna vers lui, la tête appuyée sur la main, et il vit la forte lumière de l'après-midi flécher d'or la courte chevelure brillamment colorée. Déjà l'air se vidait de sa chaleur et il savait qu'il était temps de s'en aller, mais allongé là à côté d'elle, écoutant susurrer la marée, les yeux levés vers le ciel aperçu à travers une brume d'herbes, il se sentait rempli non pas de la tristesse qui suit le coït, mais d'une agréable langueur, comme s'ils avaient encore devant eux le dimanche après-midi retenu depuis si longtemps.

Ce fut Amy qui dit : « Il va falloir que je rentre. J'ai dit à Neil que je ne serais pas partie plus d'une heure. Il s'inquiète si je suis en retard, à cause du Siffleur.

— Le Siffleur tue la nuit, pas en plein jour. Et il ne s'aventurerait sûrement pas sur le cap. Trop peu de couvert. Mais Pascoe a raison de s'inquiéter. Il n'y a pas grand danger, sauf si tu sors seule le soir. Aucune femme ne devrait le faire tant qu'il n'a pas été pincé. »

Elle dit : « Je voudrais bien qu'on le prenne, ça ferait toujours un souci de moins pour Neil. »

D'un ton soigneusement désinvolte, il l'interrogea : « Il ne te demande jamais où tu te défiles les dimanches après-midi en lui laissant le petit à surveiller ?

— Non, jamais. Et le petit s'appelle Timmy. Et je me défile pas, je dis que je m'en vais et je m'en vais.

— Mais il doit se poser des questions.

— Oh, ça, sûrement. Mais il pense que les gens ont droit à une vie privée. Il aimerait bien me questionner, mais il le fait jamais. Quelquefois je lui dis : “ Je vais m'envoyer en l'air avec mon type dans les dunes. ” Il prend un air malheureux, parce qu'il aime pas que j'emploie ces mots-là, mais il dit jamais rien.

— Alors pourquoi le tourmenter ? Il tient sans doute à toi.

— Non, pas vraiment. C'est à Timmy qu'il tient. Et puis quel autre mot je peux employer ? On peut pas appeler ça aller au lit. J'y suis allée une seule fois avec toi et tu étais comme un cent de puces, tellement tu avais peur que ta frangine revienne subito. Et tu peux pas dire qu'on dort ensemble. »

Il dit : « Nous faisons l'amour. Ou si tu préfères, nous copulons.

— Honnêtement, Alex, ça, c'est dégoûtant. Je trouve que ce mot-là est vraiment dégoûtant.

— Et toi, qu'est-ce que tu fais avec lui ? Tu dors, tu couches, tu fais l'amour, tu copules ?

— Non, rien de tout ça. D'ailleurs, ça te regarde pas. Il pense que ça ne serait pas bien. Ça veut dire qu'il en a pas envie. Parce que si les hommes en ont envie, ils le font.

— D'après mon expérience, oui, certainement. »

Ils restèrent allongés côte à côte comme des effigies, en regardant le ciel. Ainsi la question avait enfin été posée et elle avait reçu sa réponse. Non sans honte et quelque irritation, il avait reconnu en lui pour la première fois le harcèlement de la jalousie. Plus humiliante encore avait été sa répugnance à risquer l'épreuve. Il y avait d'ailleurs d'autres questions qu'il voulait poser, mais il n'osait pas. « Qu'est-ce que je représente pour toi ? », « Est-ce que c'est important ? », « Qu'est-ce que tu attends de moi ? » Et la plus essentielle de toutes, mais sans réponse : « Est-ce que tu m'aimes ? » Avec sa femme, il avait su très exactement où il en était. Jamais mariage n'avait commencé avec plus de précision dans la définition des exigences de chacun. Leur accord prénuptial, tacite et à peine reconnu pour ce qu'il était, n'avait pas eu besoin de ratification formelle. Il gagnerait la plus grande partie de l'argent, elle travaillerait quand elle le déciderait, sa profession de décoratrice d'intérieur ne l'avait jamais enthousiasmée ; en retour, elle tiendrait la maison avec efficacité et sans dépenses excessives. Ils prendraient séparément des vacances au moins tous les deux ans et auraient au maximum deux enfants au moment choisi par elle ; chacun éviterait d'humilier l'autre, le spectre des fautes maritales allant de l'interruption des bonnes histoires du partenaire lors d'un dîner à l'infidélité trop voyante. L'arrangement avait été un succès. Ils s'étaient appréciés et entendus avec un minimum assez remarquable de heurts et il avait été sincèrement blessé – surtout dans son amour-propre – quand elle l'avait quitté. Heureusement, l'échec conjugal avait été atténué par la richesse bien connue de l'amant. Il se rendait compte que pour une société matérialiste, perdre une épouse enlevée par un milliardaire était à peine une défaite. Aux yeux de ses amis, il eût été déraisonnablement possessif de ne pas la libérer avec un minimum d'embarras. Mais pour être juste, Liz avait aimé Gregory et l'aurait suivi en Californie avec ou sans argent. Il revoyait ce visage rieur, transformé, il entendait sa voix qui s'excusait.

« Cette fois, c'est pour de vrai, chéri. Jamais je ne m'y serais attendue et aujourd'hui encore, j'ai peine à y croire. Essaie de ne pas trop te tourmenter, ça n'est pas ta faute. Il n'y a rien à faire. »

Pour de vrai, c'était donc ça cette chose mystérieuse et réelle à laquelle tout cédait : obligations, habitudes, responsabilités, devoirs. Désormais, allongé dans les dunes, regardant le ciel entre les tiges raides des oyats, il y pensait avec une sorte de terreur. Il ne l'avait tout de même pas trouvée enfin et avec une fille moitié plus jeune que lui, intelligente mais inculte, facile et encombrée d'un enfant illégitime. Au reste, il ne se méprenait pas sur la nature de l'emprise qu'elle avait sur lui. Jamais jeux amoureux n'avaient été aussi érotiques ni aussi libérateurs que leurs accouplements semi-illicites sur le sable résistant, à quelques mètres des vagues qui l'écrasaient.

Parfois, il se laissait aller à fantasmer, les voyant tous les deux à Londres dans son nouvel appartement. Celui-ci, qu'il n'avait même pas encore cherché, vague possibilité parmi d'autres, acquérait une horrible crédibilité, si forte qu'il se représentait en train d'accrocher soigneusement ses tableaux sur un mur inexistant, de réfléchir à la disposition de son mobilier, à la place exacte de son ensemble stéréo. L'appartement donnait sur la Tamise. Il voyait les larges baies d'où l'on découvrait le fleuve jusqu'au pont de la Tour, l'énorme lit, le corps cambré d'Amy zébré par les rais de soleil filtrés au travers des stores en lattes. Et puis, ces charmantes images trompeuses se décomposaient pour faire place à la réalité. L'enfant. Elle voudrait avoir l'enfant avec elle. Bien sûr. D'ailleurs, qui d'autre pourrait s'en occuper ? Il voyait déjà l'amusement indulgent sur le visage de ses amis, le plaisir de ses ennemis, l'enfant qui promènerait ses doigts poisseux à travers l'appartement. Il croyait sentir ce que Liz lui avait toujours épargné dans la réalité – l'odeur du lait suri et des couches sales – se représentait l'épouvantable manque de tranquillité et d'intimité secrète. Il avait besoin de ces réalités délibérément soulignées pour retrouver son bon sens. Horrifié d'avoir sérieusement envisagé fût-ce pendant quelques minutes une stupidité aussi destructrice, il se dit : « Elle m'obsède. Bon, pendant ces quelques dernières semaines, je vais jouir de mon obsession. La fin de l'été sera assez brève, des journées aussi chaudes et ensoleillées ne sont déjà plus de saison, elles ne pourront pas durer. Déjà les soirées s'assombrissent et bientôt je sentirai les premières morsures de l'hiver dans les brises de mer. Plus de coucheries dans les dunes. » Impossible de l'introduire une nouvelle fois à Martyr's Cottage, ce serait une bêtise inexcusable. Il pourrait certes se convaincre aisément qu'en prenant toutes les précautions voulues à un moment où Alice serait à Londres, ils parviendraient à passer peut-être une nuit entière dans sa chambre, mais il savait qu'il ne s'y risquerait jamais. Rien ne restait longtemps secret sur le cap. C'était son été de la Saint-Martin, une folie automnale, rien que le premier froid de l'hiver ne pût flétrir.

Mais voilà qu'elle dit, comme s'il n'y avait pas eu de silence entre eux : « Neil est mon copain, d'accord ? Pourquoi tu veux parler de lui ?

— Je n'y tiens pas du tout. Mais j'aimerais bien qu'il installe son campement d'une manière un peu plus civilisée. Cette caravane est juste dans l'axe de ma fenêtre. Ce spectacle n'est pas réjouissant.

— Il faudrait des jumelles pour la voir de ta chambre. Et ta foutue bougresse de centrale, tu crois que c'est un spectacle réjouissant ? Celle-là, on l'a en plein dans l'œil, tout le monde est obligé de la voir. »

Il tendit sa main pour toucher l'épaule de la jeune femme, toute chaude sous la pellicule grumeleuse de sable et dit avec une emphase burlesque : « Il est généralement admis que compte tenu des contraintes imposées par sa fonction et par le site, la centrale est plutôt une réussite sur le plan architectural.

— Admis par qui ?

— Par moi, déjà.

— Évidemment, ça, c'est pas vraiment une surprise. Mais enfin, tu devrais être reconnaissant que Neil garde Timmy. Sans ça, je ne serais pas ici.

— Tout ça est d'un primitif ! Il a un poêle à bois là-dedans, n'est-ce pas ? S'il saute, vous n'en aurez pas pour une minute, vous trois, surtout si la porte coince.

— On la ferme pas à clef. T'es dingue. Et puis on laisse le poêle s'éteindre la nuit. Et puis si c'est ton truc qui saute ? Il n'y aura pas que nous trois, hein ? Ah, ça non, il n'y aura pas que nous. Et pas rien que des humains. Et Smudge et Whisky ? Ils existent aussi.

— Rien ne sautera. Tu as écouté ses calembredaines catastrophardes. Si la puissance nucléaire t'inquiète, parles-en plutôt avec moi. Je te dirai ce que tu veux savoir.

— Tu veux dire que pendant que tu me pénétreras, tu m'expliqueras les mystères de l'atome. Ça sera vraiment le moment pour faire tout entrer. »

Elle se tourna alors de nouveau vers lui. Les dessins de sable brillaient sur son épaule et il sentit sa bouche qui lui caressait la lèvre supérieure, les seins, le ventre. Et puis elle s'agenouilla au-dessus de lui et le visage rond, enfantin, avec sa tignasse éclatante, cacha le ciel.

Cinq minutes plus tard, elle roula sur le côté et se mit à secouer le sable collé sur sa chemise et ses jeans, puis tout en remontant ceux-ci sur ses cuisses, elle dit : « Pourquoi tu fais pas quelque chose pour cette garce à Larksoken, celle qui attaque Neil ? Tu pourrais l'arrêter, c'est toi le patron. »

La question – ou était-ce un ordre ? – l'arracha à ses fantasmes aussi brutalement que si elle l'avait giflé sans l'ombre de raison. Lors de leurs quatre rencontres, elle ne l'avait jamais questionné sur sa situation, faisant même rarement allusion à la Centrale sauf, comme cet après-midi-là, pour se plaindre qu'elle gâchait le paysage. Il n'avait pas pris de propos délibéré la décision de la maintenir à l'écart de sa vie privée et professionnelle – il en avait à peine conscience quand ils étaient ensemble. L'homme couché avec Amy dans les dunes n'avait rien à voir avec le savant surmené, ambitieux et calculateur qui dirigeait Larksoken, ni avec le frète d'Alice, l'ex-mari d'Elizabeth, ou l'ex-amant de Hilary. Il se demandait désormais, avec un mélange d'irritation et de consternation, si elle avait choisi délibérément d'ignorer ces signaux « Entrée interdite ». D'ailleurs, s'il n'avait pas fait de confidences, elle non plus. Il n'en savait guère plus sur elle que le soir où ils s'étaient rencontrés pour la première fois dans les ruines de l'abbaye, immobilisés une minute les yeux dans les yeux puis approchés l'un de l'autre, silencieusement émerveillés de se reconnaître. Plus tard, ce soir-là, elle lui avait dit qu'elle venait de Newcastle, que son père, veuf, s'était remarié et qu'elle ne pouvait pas s'entendre avec sa belle-mère. Elle était allée à Londres où elle vivait dans des squats. Une histoire assez banale en somme, mais qu'il n'avait pas tout à fait crue et qu'elle se souciait assez peu, semblait-il, de lui faire croire. Elle avait un accent carrément cockney. Il n'avait jamais posé la question au sujet de l'enfant, en partie par une sorte de délicatesse, mais surtout parce qu'il préférait ne pas se la représenter en mère et elle n'avait donné aucun renseignement ni sur Timmy, ni sur le père de celui-ci.

Elle dit : « Hein, pourquoi tu fais rien ? Comme je dis, c'est toi le patron.

— Pas quand il s'agit de la vie privée de mon personnel. Si Hilary Robarts estime qu'elle a été diffamée et demande réparation, je ne peux pas l'empêcher d'aller en justice.

— Tu pourrais si tu voulais. Neil n'a écrit que la vérité.

— Argument dangereux dans un procès en diffamation. Pascoe aurait bien tort de s'y fier.

— Elle aura pas un rond. Il a rien. Et s'il faut qu'il paie les frais, ça sera sa ruine.

— Il aurait dû y penser plus tôt. »

Elle se rejeta en arrière avec un petit bruit mat et pendant quelques minutes, ils restèrent tous deux silencieux. Puis elle dit négligemment, comme si la précédente conversation n'avait été qu'un échange de banalités déjà oubliées : « Dimanche prochain ? Je pourrai m'en aller en fin d'après-midi. Ça t'irait ? »

Donc, elle ne lui en voulait pas. Pour elle ce n'était pas important, ou si ça l'était, elle avait décidé de laisser tomber, du moins pour l'heure. Il pouvait aussi chasser le traître soupçon d'une première rencontre manigancée par elle et Pascoe pour exploiter son influence sur Hilary. Mais cela, sûrement, c'était ridicule. Il n'avait qu'à se rappeler ce que leur premier corps à corps avait eu d'inéluctable, la passion animale, primitive qu'elle avait mise dans leurs accouplements, pour savoir que l'idée était démente. Il serait là dimanche après-midi. Ce serait leur dernier rendez-vous. Il en avait déjà presque décidé ainsi. Il se libérerait de cet asservissement, si délectable fût-il, comme il s'était libéré de Hilary. Et il savait, avec un regret presque aussi fort que son chagrin, qu'à cette séparation-là il n'y aurait ni protestations, ni supplications, ni rappels désespérés du passé. Amy accepterait le départ aussi calmement qu'elle avait accepté l'arrivée.

Il dit : « D'accord. Vers quatre heures et demie alors. Dimanche 25. »

Sur ce, le temps qui semblait s'être mystérieusement arrêté depuis dix minutes reprit son cours et il se retrouva cinq jours plus tard à la fenêtre de sa chambre, regardant la grosse boule du soleil surgir de la mer pour colorier l'horizon de la nouvelle journée. Dimanche 25. Il avait pris ce rendez-vous cinq jours auparavant et il s'y rendrait. Mais couché dans les dunes, il n'avait pas su ce qu'il savait désormais, qu'il avait encore un autre rendez-vous, très différent, pour le dimanche 25 septembre.