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Avant de partir, il resta un instant à la porte, parcourant la piste du regard comme s'il la voyait pour la première fois. Il ambitionnait son nouveau poste, il avait habilement manœuvré pour l'obtenir et voilà qu'au moment où il le tenait presque, il se rendait compte que Larksoken allait terriblement lui manquer avec son isolement, sa force austère, implacable. Rien n'avait été fait pour enjoliver le site comme à Sizewell sur la côte du Suffolk, ou créer les paysages bien dessinés de pelouses soyeuses, d'arbres à fleurs et d'arbustes qui l'impressionnaient toujours si agréablement quand il allait à Winfrith dans le Dorset. Le mur bas parementé de silex qui s'incurvait du côté de la mer abritait chaque année un ruban éclatant de jonquilles ébouriffées par les vents de mars, et l'on n'avait pas fait grand-chose d'autre pour adoucir l'immensité grise du béton. Mais c'était cela qu'il aimait, la vaste étendue de mer turbulente vert-brun brodée de blanc sous un ciel sans limites, ces fenêtres qu'il pouvait ouvrir d'un simple geste de la main, si bien que le faible grondement continu semblable à un lointain tonnerre se ruait dans son bureau, mué en un rugissement de vagues fracassées. Il aimait surtout les soirées d'hiver par gros temps, quand, travaillant tard, il voyait les lumières des bateaux qui enjolivaient l'horizon, tandis qu'ils longeaient la côte jusqu'aux chenaux de Yarmouth, les éclairs des bateaux-feux et les pinceaux intermittents du phare de Happisburgh qui depuis des générations avertissait les marins des traîtres bancs de sable. Même par les nuits les plus noires, grâce à la lumière que la mer semblait mystérieusement absorber et réfléchir, il pouvait distinguer le splendide clocher Renaissance de l'église de Happisburgh, symbole crénelé des défenses précaires de l'homme contre la plus dangereuse des mers. Et symbole de bien davantage encore. Le clocher avait dû être la dernière vision de la terre pour des centaines de marins disparus en temps de paix et de guerre. Son esprit, toujours accroché aux faits, faisait resurgir des détails à volonté. L'équipage du HMS Peggy drossé à la côte le 19 décembre 1770, les 119 hommes du HMS Invincible éventré sur les sables le 13 mars 1801, alors qu'il allait rejoindre la flotte de Nelson à Copenhague, et ceux du HMS Hunier, la patache perdue en 1804, tant de corps dont beaucoup étaient enterrés sous les tertres herbeux du cimetière de Happisburgh. Construit à une époque de foi, le clocher proclamait aussi l'espoir inextinguible que la mer elle-même rendrait ses morts et que leur Dieu était le Dieu des eaux comme de la terre. Mais désormais les marins voyaient aussi, écrasant le clocher, l'énorme masse rectangulaire de la centrale. Pour ceux qui cherchaient des symboles dans les objets inanimés, son message était à la fois simple et opportun : par son intelligence et ses efforts, l'homme peut comprendre et maîtriser son univers, rendre sa vie transitoire plus agréable, plus confortable, plus libérée de la souffrance. Pour lui, le défi était assez exigeant et il aurait suffi dans sa nudité s'il avait eu besoin d'une foi pour guider sa vie. Mais parfois, dans les nuits les plus noires, alors que les vagues pilonnaient les galets avec des bruits de mitrailleuses, la science et le symbole lui semblaient aussi transitoires que ces vies noyées et il se prenait à se demander si un jour cette énorme coque céderait à la mer. Comme le ciment broyé par les vagues des fortifications de la dernière guerre, devenant comme elles le symbole brisé de la longue histoire des hommes sur cette côte désolée. Ou alors résisterait-elle même au temps et à la mer du Nord, encore debout quand les ultimes ténèbres s'abattraient sur la planète ? Dans ses moments de pessimisme les plus profonds, une partie de son esprit se disait malignement que ces ténèbres étaient inévitables, bien qu'il ne les attendît pas de son vivant, peut-être même pas de celui de son fils. Il souriait parfois sous cape en se disant qu'avec Neil Pascoe, dans des camps différents, ils se comprendraient bien. La seule différence, c'était que l'un d'eux gardait espoir.