19

À huit heures et quart, le dimanche soir, Theresa, qui avait enfin fini ses devoirs bien longtemps différés, se dit qu'elle pouvait sans danger mettre son livre d'arithmétique de côté et dire à son père qu'elle avait envie d'aller se coucher parce qu'elle était lasse. Il l'avait aidée à faire la vaisselle après le dîner – reste d'un ragoût de mouton auquel elle avait ajouté une boîte de carottes – puis s'était installé comme toujours devant la télévision, tassé dans le fauteuil délabré près de l'âtre vide, sa bouteille de whisky posée par terre à portée de la main. Elle savait qu'il resterait là jusqu'à la fin du dernier programme, les yeux fixés sur l'écran, mais sans voir vraiment ces images noires et blanches papillotantes. Parfois, le jour se levait presque quand elle entendait – si elle ne dormait pas – ses pieds lourds dans l'escalier.

Mr Jago avait téléphoné juste après sept heures et demie et elle avait pris un message, disant qu'elle ne pouvait pas déranger son père qui était à l'atelier. Ce n'était pas vrai. Il était aux cabinets dans le fond du jardin, mais elle n'avait pas voulu dire cela à Mr Jago et jamais elle n'aurait songé un instant à aller frapper à la porte pour l'appeler. Elle se disait parfois avec une lucidité curieusement adulte qu'il prenait sa lampe électrique et allait là-bas sans en avoir vraiment besoin, que la cabane délabrée avec sa porte fendue et son large siège confortable était pour lui un refuge loin du cottage, du désordre, des cris d'Anthony, de ses propres efforts si peu efficaces pour remplacer sa mère. Mais il avait dû être sur le chemin du retour parce qu'il avait entendu la sonnerie et demandé en arrivant qui avait appelé.

« Quelqu'un qui se trompait de numéro, Papa », avait-elle dit et, par habitude, récité très vite un acte de contrition. Elle était contente qu'il n'eût pas parlé à Mr Jago. Il aurait peut-être été tenté de le rejoindre au Local Hero, sachant qu'il pouvait la laisser seule une heure ou deux sans danger ; or ce soir, il ne devait pas quitter le cottage, c'était d'une importance capitale. Il ne lui restait plus qu'une demi-bouteille de whisky, elle avait vérifié. Elle ne serait partie qu'une quarantaine de minutes, si bien que s'il y avait un incendie – la terreur secrète héritée de sa mère – il ne serait pas trop ivre pour sauver Anthony et les jumelles.

Elle embrassa rapidement une joue qui lui piqua les lèvres et sentit l'odeur familière, whisky, térébenthine et sueur mêlés. Comme toujours, il leva la main pour lui ébouriffer doucement les cheveux, seul geste d'affection qu'il se permettait désormais. Il avait toujours les yeux fixés sur le vieil écran où l'on apercevait les visages familiers du dimanche à travers des bourrasques de neige intermittentes. Elle savait qu'il ne la dérangerait pas, une fois fermée la porte de la chambre qu'elle partageait avec Anthony. Depuis la mort de sa femme, il n'était jamais entré quand Theresa y était. Et elle avait remarqué une différence dans son attitude à son égard, presque cérémonieuse, comme si en quelques semaines elle était devenue femme. Il la consultait comme il l'eût fait pour une adulte au sujet des achats, du repas suivant, des vêtements des jumelles et même du problème de la fourgonnette, mais il y avait un sujet qu'il n'abordait jamais : la mort de leur mère.

Son lit était juste sous la fenêtre. Agenouillée dessus, elle ouvrit doucement les rideaux, faisant ruisseler dans la pièce la clarté lunaire qui chercha les coins, étendit ses jonchées de lumière froide, mystérieuse, sur le lit et le plancher. La porte du petit débarras sur le devant où couchaient les jumelles était ouverte et elle s'arrêta un instant pour regarder les deux petites bosses serrées l'une contre l'autre sous les couvertures, puis, se penchant très bas, écouta le sifflotis régulier de leur respiration. Elles ne s'éveilleraient pas avant le matin. Elle ferma la porte et passa dans sa chambre. Anthony était à son habitude étendu sur le dos, les jambes écartées telle une grenouille, la tête penchée d'un côté et les bras tendus vers le haut comme s'il essayait de saisir les barreaux de son berceau. Il avait rejeté la couverture, qu'elle remonta doucement sur son pyjama et à ce moment elle éprouva une envie de le prendre dans ses bras si forte qu'elle en était presque douloureuse. Mais au lieu de cela, elle abaissa soigneusement un des côtés du berceau et posa un instant sa tête à côté du bébé. Il gisait là, comme s'il avait été drogué, la bouche serrée, les paupières délicatement veinées tendues sur des yeux qu'elle imaginait tournés vers le haut, sans regard.

Revenue vers son lit, elle enfonça sous les couvertures les deux oreillers, auxquels elle donna la forme de son corps. Il y avait bien peu de chances que son père vint voir, mais si l'inattendu se produisait, au moins il ne découvrirait pas un lit trop évidemment vide à la lumière de la lune. Elle prit sous le meuble le petit sac de toile où elle avait déjà mis ce dont elle aurait besoin, la boîte d'allumettes, la bougie blanche qu'ils utilisaient à la maison, le canif bien aiguisé, la lampe de poche. Ensuite elle grimpa sur le lit et ouvrit toute grande la fenêtre.

Le cap baignait dans la lumière argentée qu'elles aimaient tant, sa mère et elle. Tout était métamorphosé, magique : les affleurements rocheux flottaient comme des îles de papier d'étain froissé au-dessus des herbes immobiles et la haie interrompue, mal tenue, au fond du jardin était un bosquet mystique tissé de minces brins de lumière. Au-delà, telle une écharpe de soie, la mer immense, sans entraves. Elle resta un instant le souffle court, rassemblant ses forces, puis escalada l'appui de la fenêtre et passa sur le toit plat de l'annexe ; il était recouvert de bardeaux et elle avança avec une extrême prudence, sentant les aspérités des pierres à travers les semelles de ses tennis. Il n'y avait même pas deux mètres à sauter, ce qu'elle fit aisément avec l'aide du tuyau de descente, puis elle traversa le jardin en courant, presque pliée en deux, jusqu'à l'appentis de bois vermoulu adossé à l'atelier où son père et elle rangeaient leurs bicyclettes. Dans la lumière de la lune qui ruisselait par la porte ouverte, elle dégagea la sienne et la poussa jusqu'à la haie, ou elle la souleva pour passer de l'autre côté sans utiliser la barrière. C'est seulement quand elle eut atteint l'abri du sentier creux où le vieux chemin de fer était passé qu'elle osa l'enfourcher et se lancer en cahotant sur l'herbe bosselée vers le nord, vers la frange des pins et vers l'abbaye en ruine.

La vieille voie ferrée passait derrière le bois de pins qui bordait la grève, mais là elle était moins encaissée, guère plus qu'une faible dépression dans le cap ; bientôt, même cela s'effacerait et il n'y aurait plus rien, pas même les vieilles traverses pourries, pour indiquer l'endroit où le petit train était passé autrefois, emportant les familles victoriennes avec pelles et seaux, bonnes d'enfants et malles énormes pour leurs vacances à la mer. Moins de dix minutes plus tard elle débouchait en terrain découvert. Elle éteignit sa lampe de bicyclette, mit pied à terre pour s'assurer qu'il n'y avait personne en vue et commença de traverser le gazon grossier en direction de la mer.

Et voilà que les cinq arches brisées de l'abbaye surgirent, illuminées par la lune. Elle resta un moment à les contempler en silence. Elles semblaient irréelles, libérées, édifice de lumière immatériel qui s'évanouirait au moindre toucher. Parfois, quand elle arrivait au clair de lune comme ce soir-là, l'impression était si forte qu'elle posait la main sur les pierres et leur dureté fugueuse lui infligeait un choc physique. Appuyant sa bicyclette contre le mur de pierre, elle traversa l'espace où il avait dû y avoir le grand portail ouest et pénétra dans le corps de l'abbaye.

C'était par des nuits de lune très calmes comme celle-là qu'elles faisaient leurs petites expéditions ensemble, elle et sa mère, qui lui disait : « Allons parler avec les moines. » Et elles venaient à bicyclette, puis se promenaient silencieuses et unies au milieu des arches en mine, ou elles se tenaient main dans la main à l'endroit où l'autel avait dû se dresser autrefois, entendant ce que les religieux morts depuis si longtemps avaient entendu autrefois, mais de plus loin : le grondement mélancolique de la mer. C'était là, elle le savait, que sa mère aimait le mieux prier, plus à l'aise sur cette rude terre consacrée par le temps que dans le vilain bâtiment de brique rouge en dehors du village où le père McKee venait dire la messe tous les dimanches.

Le prêtre lui manquait, ses plaisanteries, ses compliments, son drôle d'accent irlandais, mais depuis la mort de sa mère, il venait rarement et n'était jamais bien reçu.

Elle se rappelait sa dernière visite, si courte, son père qui le raccompagnait jusqu'à la porte et les derniers mots du père McKee. « Sa chère Maman, Dieu ait son âme, souhaiterait sûrement que Theresa assiste régulièrement à la messe et se confesse. Mrs Stoddard-Clark ne demanderait pas mieux que de venir la chercher en voiture dimanche prochain et ensuite elle pourrait aller déjeuner à la Grange. Ça ne ferait pas plaisir à cette enfant ? »

Et la voix de son père : « Sa mère n'est pas là ; votre Dieu a jugé bon de la priver de sa mère. Tess fait ce qu'elle veut maintenant. Si elle a envie d'aller à la messe, elle ira et elle ira à confesse quand elle aura quelque chose à confesser. »

L'herbe était haute à cet endroit-là, hérissée de longues tiges raides et de fleurs séchées, le sol si inégal qu'elle était obligée de marcher avec précaution. Elle passa sous la plus grande arche de toutes, où le vitrail avait brillé autrefois, miracle imaginé de verre multicolore. Désormais ce n'était plus qu'un œil vide au travers duquel elle voyait luire la mer et la lune qui voguait au-dessus d'elle. Alors, à la lumière de sa lampe, elle se mit très silencieusement au travail. Elle alla au mur, canif en main, et se mit à la recherche d'une grande pierre plate qui formerait la base de son autel. Au bout de quelques minutes, elle en trouva une qu'elle descella avec son canif. Mais il y avait quelque chose caché derrière elle, un morceau de carton très mince enfoncé dans le creux ; elle le prit et le déplia : c'était la moitié d'une carte postale en couleurs représentant la façade ouest de Westminster Abbey. Même sans la moitié droite du cliché, elle reconnut les deux tours familières Retournant la carte, elle vit quelques lignes d'écriture qu'elle ne put déchiffrer à la lumière de la lune, et n'insista pas. La carte semblait récente, mais le timbre de la poste étant illisible, impossible de savoir depuis combien de temps elle était là ; peut-être avait-elle été cachée pendant l'été au cours d'un jeu familial. Non seulement elle ne s'en souciait pas, mais préoccupée comme elle l'était, cela l'intéressait à peine. C'était le genre de message secret que ses camarades se laissaient les uns pour les autres à l'école, cachés dans le hangar des bicyclettes, glissés dans une poche de veste. Elle hésita un instant, fit mine de la déchirer, puis la défroissa et la remit soigneusement en place.

En longeant le mur, elle trouva une autre pierre appropriée et les quelques-unes plus petites dont elle avait besoin pour caler l'unique bougie. L'autel fut bien vite terminé. Elle alluma la bougie, le craquement de l'allumette anormalement fort et le brusque éclair de lumière presque trop brillant pour ses yeux. Elle fit tomber les premières gouttes de cire sur la pierre, puis y enfonça la bougie qu'elle coinça avec des cailloux. Ensuite, elle s'assit devant, jambes croisées, en regardent fixement la flamme qui montait toute droite. Elle savait que sa mère allait venir, invisible mais présente, reconnue, silencieuse mais parole claire. Il lui suffisait d'attendre dans la patience et de bien regarder la flamme impassible.

Elle voulait vider son esprit de tout sauf des questions qu'elle était venue poser, mais la mort de sa mère était trop récente, le souvenir trop douloureux pour être exclu de ses pensées.

Maman ne voulait pas mourir à l'hôpital et Papa lui avait promis qu'elle n'y mourrait pas. Elle avait entendu ses assurances chuchotées. Elle savait aussi que le Dr Entwhistle et l'infirmière visiteuse y étaient opposés. Il y avait des lambeaux de conversation qu'elle n'était pas censée entendre, mais qui lui parvenaient aussi nettement que si elle avait été au chevet de sa mère, quand elle se tenait silencieuse, dans la pénombre de l'escalier derrière la porte menant à la salle de séjour.

« Vous avez besoin de soins vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Mrs Blaney, plus que je ne peux en assurer. Et puis vous seriez mieux installée à l'hôpital.

— Je suis bien ici. J'ai Ryan et Theresa. Je vous ai, vous. Vous êtes tous si bons pour moi. Je n'ai besoin de personne d'autre.

— Je fais ce que je peux, mais deux fois par jour, ça ne suffit pas. C'est beaucoup demander à Mr Blaney et à Theresa. C'est bien joli de dire que vous avez votre fille, mais elle n'a que quinze ans.

— Je veux être avec eux. Nous voulons être ensemble.

— Mais s'ils ont peur… C'est difficile pour des enfants. »

Et puis cette douce voix implacable, frêle et incassable comme un roseau, porteuse de l'égoïsme obstiné des mourants.

« Ils n'auront pas peur. Vous croyez qu'on les laisserait avoir peur ? Il n'y a rien d'effrayant à la naissance ou à la mort, si on les a bien expliquées.

— Il y a des choses qu'on ne peut pas expliquer aux enfants, Mrs Blaney, des choses qu'il faut avoir vécues. »

Alors Theresa avait fait de son mieux pour convaincre tout le monde qu'ils avaient raison, qu'ils pouvaient s'en tirer. Il y avait eu de petits subterfuges. Avant l'arrivée de l'infirmière et du médecin, elle lavait les jumelles, leur mettait des robes propres et changeait Anthony. Il était important que tout ait l'air bien organisé pour que le médecin et l'infirmière ne puissent pas dire que Papa était débordé. Un samedi, elle avait fait des petits pains au lait qu'elle avait offerts gravement sur le plus beau plat, le favori de sa Maman avec des roses délicatement peintes et des trous dans la bordure où l'on pouvait passer un ruban. Elle se rappelait l'air embarrassé du médecin, lui disant :

« Non merci, Theresa. Pas maintenant.

— Mais si, prenez-en un, c'est Papa qui les a faits. »

Et en sortant, elle l'avait entendu qui disait à son père : « Vous pouvez peut-être supporter ça, Blaney, Pour moi je n'en suis pas sûr. »

Seul le père McKee semblait remarquer les efforts qu'elle faisait. Le père McKee qui parlait tellement comme un Irlandais à la télévision, que Theresa pensait qu'il le faisait exprès et qu'elle essayait toujours de le récompenser en riant très fort. « Mais est-ce que ça n'est pas super de voir comme tout est impec ici ? La Vierge Marie en personne pourrait manger sur ce plancher-là. Faits par ton Papa ? Et bien réussis, ma foi. Tu vois, j'en mets un dans ma poche pour plus tard. Tu ne sais pas ce que tu vas faire ? Une bonne tasse de thé pendant que je vais bavarder avec ta Maman. »

Elle essayait de ne pas penser à la nuit où on l'avait emmenée – ces terribles plaintes d'ahan qui l'avaient réveillée, lui faisant croire qu'un animal à l'agonie rôdait autour du cottage ; la découverte que le bruit ne venait pas du tout du dehors ; la brusque terreur ; la silhouette de son père lui ordonnant de rester où elle était, de ne pas sortir et de faire tenir les enfants tranquilles. Debout à la fenêtre de la petite chambre sur le devant de la maison, avec les visages effrayés des jumelles, le regard fixe, sur leur petit lit, elle avait vu l'ambulance arriver, les deux hommes avec un brancard, cette silhouette ensevelie sous une couverture désormais immobile, emportée par l'allée du jardin. C'est alors qu'elle s'était précipitée dans l'escalier et jetée dans les bras de son père.

« Non. Il vaut mieux pas. Faites-la rentrer. »

Elle ne savait plus qui avait dit ces mots-là. Elle s'était dégagée, avait couru après l'ambulance au moment où elle prenait le virage au bout du chemin, martelant les portières de ses poings fermés. Elle se rappelait que son père l'avait prise dans ses bras et portée jusqu'au cottage. Elle se rappelait sa force, l'odeur et le frottement rêche de sa chemise, tandis qu'elle battait l'air de ses bras impuissants. Elle n'avait jamais revu sa mère. Voilà comment Dieu avait répondu à ses prières, à celles de sa mère ; sa mère qui demandait si peu. Rien de ce que pouvait dire le père McKee ne lui ferait pardonner à Dieu.

La fraîcheur de la nuit de septembre pénétrait ses jeans, son chandail, et ses reins commençaient à lui faire mal. Pour la première fois, elle sentit l'élancement du doute. Et puis, dans le tremblement de la flamme, sa Maman se trouva près d'elle. Tout était bien.

Elle avait tant de choses à demander. Les couches d'Anthony. Jetables, elles étaient terriblement chères et lourdes à transporter. Papa n'avait pas l'air de se rendre compte de ce qu'elles coûtaient. Sa mère lui dit d'utiliser du tissu-éponge et de les rincer. Ensuite les jumelles n'aimaient pas Mrs Hunter, qui venait les chercher pour les emmener au jardin d'enfants. Il fallait qu'elles soient polies avec Mrs Hunter, qui faisait de son mieux ; c'était très important qu'elles continuent d'aller au jardin d'enfants à cause de Papa. Que Theresa leur dise bien. Et puis, il y avait Papa. Tant à dire à son sujet. Il n'allait pas souvent au café parce qu'il n'aimait pas les laisser, mais il y avait toujours du whisky à la maison. Sa mère lui dit de ne pas s'inquiéter pour le whisky. Il en avait besoin. Pour le moment. Mais bientôt il se remettrait à peindre et alors il en aurait moins besoin. Mais s'il était vraiment ivre et s'il y en avait une autre bouteille à la maison, qu'elle la vide. Il ne se mettrait jamais en colère contre elle.

La communication silencieuse continua. Elle était là, comme hypnotisée, les yeux fixés sur la flamme de la bougie qui brûlait lentement. Et puis plus rien. Sa mère était partie. Avant de souffler la bougie, elle gratta les gouttes de cire sur la pierre avec son canif. Aucune trace ne devait subsister, c'était important. Puis elle replaça les pierres dans le mur. Désormais les ruines ne contenaient plus rien pour elle qu'un vide glacé. Il était temps de rentrer.

Soudain, la fatigue l'écrasa. Il lui sembla impossible que ses jambes la portent jusqu'à sa bicyclette, impossible aussi d'affronter le trajet à travers le cap. Sans du tout savoir pourquoi, elle franchit la grande fenêtre est et se trouva au bord de la falaise. Peut-être la nécessité de rassembler ses forces, de regarder au loin la mer sous le clair de lune, de renouer un instant cette communion perdue avec sa mère. Mais au lieu de cela, ce fut un tout autre souvenir qui s'empara de son esprit, un souvenir bien plus récent puisqu'il ne datait que de l'après-midi et si effrayant encore qu'elle n'en avait pas parlé même à sa mère. Elle revoyait la voiture rouge enfilant le chemin vers Scudder's Cottage, rappelait les enfants du jardin, les rassemblait au premier et fermait la porte de la salle. Mais ensuite, elle s'était postée derrière pour écouter et il lui semblait que pas un mot de cette conversation ne pourrait jamais être oublié.

D'abord la voix de Hilary Robarts : « Cet endroit ne pouvait absolument pas convenir à une malade obligée de faire de longs trajets pour sa radiothérapie. Quand vous l'avez pris, vous deviez bien savoir qu'elle était malade. Elle ne pouvait pas s'en tirer. »

Puis son père : « Et vous avez pensé, je suppose, qu'une fois ma femme partie, je ne m'en tirerais pas non plus. Combien de mois vous lui donniez ? Vous prétendiez vous inquiéter de sa santé, mais elle savait bien ce que vous maniganciez. Le poids qu'elle perdait chaque semaine, les os qui saillaient de partout, les poignets comme des baguettes, le teint des cancéreux. Vous surveilliez tout ça. Vous vous disiez : plus pour longtemps maintenant. Vous avez fait un fameux investissement dans cette bougresse de bicoque. Vous avez investi dans sa mort et vous lui avez empoisonné ses dernières semaines.

— C'est faux. Ne vous déchargez pas de votre culpabilité sur moi. Il fallait que je vienne, il y avait des choses que je devais régler. La tache d'humidité dans la cuisine, le problème des gouttières du toit. Vous vouliez que les réparations soient faites, je suppose. Vous étiez bien le premier à souligner que j'avais des obligations comme propriétaire. Et si vous ne voulez pas partir, je serai obligée d'augmenter le loyer. Ce que vous payez est dérisoire. Ça ne couvre même pas les réparations.

— Essayez. Allez devant le tribunal. Qu'ils viennent voir. La propriété est peut-être à vous, mais je suis en possession des lieux. Et je paie régulièrement le loyer vous ne pouvez pas m'expulser, je ne suis pas si dingue.

— Vous payez, c'est entendu, mais jusqu'à quand ? Vous arriviez à vous en tirer quand vous faisiez un peu d'enseignement à temps partiel, mais je ne vois pas comment vous pouvez faire maintenant. Vous vous qualifiez probablement d'artiste, mais vous n'êtes qu'un barbouilleur au rabais, un fabricant de croûtes pour touristes ignares qui pensent qu'un original de trente-sixième zone vaut mieux qu'une excellente gravure. Mais elles ne se vendent pas trop bien maintenant, n'est-ce pas ? Ces quatre aquarelles qu'Ackworth a en montre, elles y sont depuis des semaines, elles commencent à jaunir. Même les touristes deviennent un peu difficiles ces temps-ci. La camelote ne se vend pas simplement parce qu'elle est bon marché. »

Mais les jumelles, lasses de leur incarcération, s'étaient mises à se disputer et elle dut remonter en hâte leur dire que ce ne serait pas long, qu'elles ne devaient pas descendre avant que la sorcière soit partie. Puis elle se glissa de nouveau dans l'escalier, mais elle n'eut pus besoin de descendre plus de quatre marches. Les voix vociféraient désormais.

« Je veux savoir si c'est vous qui avez envoyé cette bonne femme ici, cette garce d'assistante sociale qui est venue m'espionner et questionner mes enfants sur mon compte. C'est vous qui l'avez envoyée ? »

La voix de la sorcière était froide, mais chaque mot parvenait à Theresa : « Je n'ai pas à répondre. Si je les ai alertés, c'est qu'il était grand temps que quelqu'un le fasse.

— Vous êtes diabolique, vous feriez n'importe quoi pour me sortir de cette maison, moi et mes enfants. Il y a cent ans les gens comme vous, on les brûlait. Si ça n'était pas mes enfants, je vous tuerais. Mais je ne vais pas les voir “ placés ”, comme on dit, simplement pour le plaisir de vous empoigner le cou. Ah nom de Dieu, ne me tentez pas, ne me tentez pas. Sortez, sortez de ma maison et de mon terrain. Prenez votre loyer et dites-vous que vous avez bien de la chance d'être encore en vie pour le prendre. Et ne vous mêlez plus jamais de mes affaires. Jamais, jamais ! »

La sorcière dit : « Essayez de vous contenir. Les menaces et la violence, vous n'êtes bon qu'à cela. Si les autorités locales prenaient ces enfants sous leur protection, ce serait ce qu'il pourrait leur arriver de mieux. Oh ! je pense bien que vous aimeriez me tuer. Vous réagissez toujours à la raison par des menaces et des violences. Tuez-moi et comptez sur l'État pour entretenir vos enfants pendant quinze ans. Vous êtes ridicule et pathétique. »

Et puis la voix de son père, non plus vociférante, mais si basse qu'elle put à peine saisir les mots : « Si je vous tue, personne ne portera la main ni sur moi ni sur mes enfants. Personne. »

À l'évocation de cette terrible rencontre, la colère l'envahit et refluant jusque dans ses jambes parut leur donner de la force. Désormais elle pourrait affronter le trajet de retour. Et il était temps de rentrer. Soudain, elle vit que la grève n'était plus vide et, tremblante comme un jeune chiot, elle se rejeta dans l'abri de l'arche. Au nord, courant des pins vers la mer, une femme, cheveux noirs au vent, corps blanc presque nu, poussait des cris, des cris de triomphe. C'était la sorcière, Hilary Robarts.