26

Le lundi 26 septembre, Jonathan Reeves, qui travaillait de huit heures quinze à quatorze heures quarante-cinq, arriva comme d'habitude en avance. Mais c'est à huit heures cinquante-cinq que le téléphone sonna et qu'il entendit la voix attendue. Caroline. Le ton était parfaitement calme. Seuls les mots parlaient d'urgence.

« Il faut que je te voie. Maintenant. Tu peux te libérer ?

— Je pense. Mr Hammond n'est pas encore arrivé.

— Alors, je te retrouve dans la bibliothèque tout de suite. C'est important, Jonathan. »

Pas besoin de lui dire ça. Elle ne lui donnerait pas rendez-vous pendant les heures de travail si ce n'était pas important.

La bibliothèque était logée dans l'aile de l'administration, à côté de l'enregistrement. Elle servait aussi de salle de réunion aux cadres avec trois murs recouverts de rayonnages, deux casiers indépendants et huit fauteuils confortables disposés autour de tables basses. Quand il arriva, Caroline l'attendait déjà, debout à côté du présentoir des revues, en train de feuilleter le dernier numéro de Nature. Il n'y avait personne d'autre. Il s'approcha d'elle, se demandant si elle comptait qu'il l'embrasserait, mais dès qu'elle se fut retournée, il vit que ce serait une erreur. Pourtant, c'était leur première rencontre depuis ce vendredi soir qui avait tout changé pour lui. Quand ils étaient vraiment seuls comme cela, ils n'étaient pas obligés de se comporter en étrangers.

Il demanda humblement : « Tu as quelque chose à me dire ?

— Dans une minute. Il est juste neuf heures. Faisons silence pour entendre la voix de Dieu. »

Il releva brusquement la tête, aussi surpris de ce ton que si elle avait dit une obscénité. Ils n'avaient jamais parlé du Dr Mair, sauf d'une manière extrêmement superficielle, mais il avait toujours été persuadé qu'elle l'admirait et qu'elle était très heureuse d'être sa secrétaire particulière. Il se rappelait avoir surpris les paroles chuchotées de Hilary Robarts quand Caroline était arrivée à une réunion publique, à côté de Mair. « Voici la Servante du Seigneur. » C'était ainsi que tous la voyaient, comme l'ombre intelligente, discrète et belle, mais subalterne d'un homme qu'elle était heureuse de servir parce qu'elle le trouvait digne de l'être.

Le téléphone intérieur grésilla. Une voix off indéchiffrable, puis celle de Mair, mesurée, sérieuse. « Personne dans cette centrale ne peut ignorer que Hilary Robarts a été trouvée morte hier soir sur la plage. Assassinée. On a d'abord cru qu'elle était la deuxième victime du Siffleur à Larksoken, mais il semble désormais presque certain que celui-ci est mort avant elle. Nous trouverons en temps voulu le moyen d'exprimer collectivement notre tristesse, comme nous le ferons pour Christine Baldwin. En attendant, sa mort fait l'objet d'investigations de la police et l'inspecteur principal Rickards de la PJ du Norfolk a été chargé de l'enquête. Il viendra à la centrale dans le courant de la matinée et demandera peut-être à interroger ceux d'entre vous qui connaissaient Hilary Robarts et pourraient éclairer certains détails de sa vie. Au cas où l'un d'entre vous aurait quelque renseignement, si minime soit-il, qui pourrait aider la police, qu'il veuille bien se mettre en rapport avec l'inspecteur Rickards soit quand il sera ici, soit au poste de police d'Hoveton, numéro de téléphone 499 623. »

Après divers crachotements, le téléphone se tut. Elle dit : « Je me demande combien il a fait de brouillons avant de mettre ça au point. Inoffensif, neutre, rien d'affirmé crûment, mais tout sous-entendu. Et il ne nous a pas insultés en disant qu'il comptait que tout le monde continuerait à travailler, comme si nous étions une bande de gamins agités. Il fera un haut fonctionnaire de toute beauté, pas de doute. »

Jonathan dit : « Cet inspecteur Rickards, tu crois qu'il nous interrogera tous ?

— Tous ceux qui la connaissaient. Et ça nous comprend. C'est à ce sujet que je voulais te parler. Quand il me verra, je me propose de lui dire que nous avons passé la soirée ensemble, toi et moi, depuis six heures jusqu'à dix heures et demie environ. J'aurai besoin que tu me soutiennes, bien entendu. Et le tout est de savoir si quelqu'un peut apporter un témoignage contraire. C'est de ça que nous avons à discuter. »

Il resta un instant silencieux, atterré.

« Mais nous n'étions pas ensemble ! Tu me demandes de mentir. C'est une enquête criminelle. C'est très dangereux de mentir aux policiers, ils s'en aperçoivent toujours. »

Il se rendait compte qu'il avait l'air d'un enfant apeuré, pétulant, qui ne voudrait pas participer à un jeu dangereux. Il regardait droit devant lui pour ne pas rencontrer les yeux de Caroline, redoutant ce qu'il pourrait y voir – supplication, colère, mépris.

Elle dit : « Tu m'as dit vendredi que tes parents allaient passer le dimanche à Ipswich avec ta sœur mariée. Ils y sont allés, n'est-ce pas ? »

Il dit lamentablement : « Oui, ils y sont allés. » C'était à cause de cela qu'il avait espéré, presque compté, que Caroline proposerait une nouvelle rencontre dans le bungalow. Il se rappelait ses mots : « Écoute, il y a des moments où une femme a besoin d'être indépendante. Tu ne comprends pas ça ? Ce qui s'est passé hier ne signifie pas que nous devions passer chaque minute de notre temps ensemble. Je t'ai dit que je t'aimais. Je pense que je te l'ai montré. Ça ne te suffit pas ? »

Elle dit : « Donc, tu étais seul dans l'appartement hier soir, non ? Évidemment, si quelqu'un est venu, ou a téléphoné, il faudra que je trouve autre chose.

— Personne n'est venu. Je suis resté seul jusque vers deux heures, après le déjeuner. Ensuite j'ai fait un tour en voiture.

— À quelle heure es-tu rentré ? Est-ce que quelqu'un t'a vu garer la voiture ? Ce n'est pas un grand immeuble. Tu n'as rencontré personne en revenant ? Et la lumière, les fenêtres étaient éclairées ?

— J'ai laissé les lumières allumées. Nous le faisons toujours quand l'appartement est vide. Maman trouve que c'est plus sûr, ça lui donne l'air d'être occupé. Et je ne suis rentré qu'à la nuit. Je voulais être seul, pour penser. Je suis allé à Blakeney et j'ai marché dans le marais. Je ne suis rentré qu'à dix heures et demie. »

Elle poussa un petit soupir de satisfaction : « Alors ça a l'air d'aller. Tu as vu quelqu'un en te promenant ?

— De loin seulement. Un couple avec un chien, je ne crois pas qu'ils me reconnaîtraient, même s'ils me connaissaient.

— Où as-tu mangé ? » La voix était dure, l'interrogatoire impitoyable.

« Nulle part. J'ai attendu d'être rentré. Je n'avais pas faim.

— Bon, alors, tout va bien. Nous sommes tirés d'affaire. De mon côté, personne ne m'a espionnée au bungalow. Et personne ne risquait d'appeler ou de venir. Personne ne le fait jamais. »

Espionnée. Il trouva le mot étrange. Mais elle avait raison. Le bungalow, aussi peu attrayant que son nom, « Les champs », était complètement isolé sur une morne route de campagne vers Hoveton. Il n'y était jamais entré, n'avait même jamais été autorisé à la raccompagner chez elle avant ce vendredi soir où ils étaient arrivés ensemble. Il avait été non seulement surpris, mais un peu choqué. Elle lui avait dit qu'elle l'avait loué meublé à des gens partis pour l'Australie voir une fille mariée et qui avaient décidé d'y rester. Mais elle, pourquoi était-elle restée là ? Elle aurait sûrement pu trouver une maison ou un cottage plus agréable à louer, un petit appartement à acheter à Norwich. Une fois entré, il avait été frappé par le contraste entre la médiocrité, la vulgarité du cadre et la sereine beauté de la jeune femme. Il revoyait en cet instant le tapis brun foncé de l'entrée, le papier rayé rose sur deux des murs, les énormes bouquets de roses des deux autres, le divan si dur et les deux fauteuils aux housses crasseuses, la petite reproduction de la charrette à foin de Constable accrochée trop haut pour qu'on la voie commodément, à côté de la banale reproduction d'une Chinoise à la face plate, le vieux radiateur à gaz. Elle n'avait rien fait pour changer cela, rien pour imprimer sa propre personnalité, comme si elle remarquait à peine les insuffisances et la laideur de cet environnement. Il remplissait son usage, elle ne demandait rien de plus. Il leur avait en tout cas servi. Mais Jonathan avait été glacé dès le hall. Il aurait voulu crier : « C'est la première fois, pour nous deux. Pour moi, la première fois de toutes. Est-ce que nous ne pourrions pas aller ailleurs ? »

Il dit lamentablement : « Je ne crois pas que je pourrai le faire. L'inspecteur Rickards saura que je mens. J'aurai l'air embarrassé, coupable. »

Mais elle avait décidé d'être gentille avec lui, rassurante. Elle dit patiemment : « Il s'attendra à ce que tu dois embarrassé. Tu lui diras que nous avons passé la soirée seuls à faire l'amour. C'est assez convaincant. Assez naturel. Il trouverait plus suspect que tu ne sois pas gêné. Tu ne vois pas que ça rendra ton histoire plus convaincante ? »

Ainsi même son inexpérience, son insécurité, oui, sa honte même, devaient être utilisées pour les fins qu'elle poursuivait.

Elle dit : « Il suffit de décaler les deux nuits. Vendredi soir devient hier soir. N'invente rien. Dis-leur ce que nous avons fait, ce que nous avons mangé et bu, ce dont nous avons parlé, ça sonnera vrai parce que ce sera vrai. Et on ne pourra pas te piéger avec les programmes de la télé, que nous n'avons pas regardée.

— Mais ce qui s'est passé ne regarde que nous. C'est personnel.

— Ça ne l'est pas. Le crime viole l'intimité. Nous avons fait l'amour. Les policiers utiliseront certainement un mot plus grossier, ou s'ils ne le disent pas, ils le penseront. Mais nous avons fait l'amour dans ma chambre, sur mon lit. Tu te rappelles ? »

S'il se rappelait, oh oui, il se rappelait ! Son visage s'embrasa. Il eut l'impression que tout son corps brûlait, même les larmes qui jaillissaient malgré ses efforts désespérés étaient brûlantes. Il ferma les yeux et serra les paupières pour ne pas avoir à les essuyer. Bien sûr qu'il se rappelait. La vilaine petite chambre carrée anonyme, comme celle d'un hôtel bon marché, le mélange de terreur et d'excitation qui le paralysait à moitié, ses tâtonnements maladroits, les tendresses chuchotées devenues des ordres. Patiente, experte, elle avait fini par prendre l'initiative. Il n'avait jamais été assez naïf pour croire que c'était la première fois pour elle. Pour lui, pas pour elle. Mais ce qui s'était passe était, il le savait, irrévocable. C'était elle qui l'avait possédé et cette possession était plus que physique. Pendant un instant, il ne put parler. Difficile de croire que ces contorsions grotesques, mais contrôlées, avaient quelque chose à voir avec la Caroline qui se tenait à côté de lui, si proche et pourtant si distante. Il remarqua avec une acuité accrue la netteté impeccable du chemisier rayé gris et blanc à la coupe masculine, la longue jupe grise, les escarpins vernis, la chaîne d'or tout unie et les boutons de manchette assortis, la chevelure couleur de blé sculptée en une natte unique. Était-ce cela qu'il avait aimé, qu'il aimait encore, cette froide perfection lointaine ? Et il se rendit compte avec un gémissement presque audible que leur premier accouplement avait détruit plus qu'il n'avait affirmé, que ce qu'il avait désiré et perdu à jamais, ce qu'il désirait encore, était une inaccessible beauté. Mais il savait aussi qu'elle n'avait qu'à tendre la main et qu'il la suivrait encore dans ce bungalow, sur ce lit.

Il dit lamentablement : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? On ne te soupçonnera pas, on ne peut pas, c'est ridicule. Tu t'entendais bien avec Hilary comme avec tout le monde à la centrale, d'ailleurs. Tu es la dernière à qui la police s'intéressera. Tu n'as même pas de motif.

— Mais si. Je l'ai toujours détestée et je haïssais son père. Il a ruiné Maman, il l'a obligée à vivre ses dernières années dans la pauvreté. Et j'ai perdu la possibilité d'avoir une instruction décente. Je suis une secrétaire, une dactylo, et je ne serai jamais rien de plus.

— J'ai toujours pensé que tu pourrais être ce que tu voudrais.

— Pas sans formation. Entendu, je sais qu'on peut avoir une bourse, mais j'ai été obligée de quitter l'école pour gagner ma vie le plus vite possible. Et il ne s'agit pas seulement de moi. C'est ce que Peter Robarts a fait à Maman. Elle avait confiance en lui. Elle avait mis dans sa fabrique de plastique tout ce qu'elle possédait, tout ce que Papa avait laissé. Toute ma vie je l'ai haï, lui, et je l'ai haïe, elle, à cause de lui. Une fois que la police aura découvert ça, je n'aurai pas une minute de paix. Mais si je peux fournir un alibi, alors ils nous laisseront tranquilles, tous les deux. Nous n'avons qu'à dire que nous étions ensemble et tout sera fini.

— Mais on ne pourra pas considérer ce que son père a fait à ta mère comme un motif suffisant pour tuer. Ça n'est pas raisonnable. Et puis, c'est si ancien.

— Aucun motif pour tuer un autre être humain n'est raisonnable. Les gens tuent pour les raisons les plus étranges. Et j'ai quelque chose contre la police, je ne sais pas quoi, c'est irrationnel, mais c'est comme ça et ça a toujours été comme ça. C'est pourquoi je fais si attention quand je conduis, je sais que je ne pourrais pas supporter un vrai interrogatoire. J'ai peur de la police. »

Elle se saisissait de cette vérité démontrable comme si celle-ci rendait toute la demande raisonnable, légitime. Elle avait en effet l'obsession de la limitation de vitesse même quand la route était dégagée, l'obsession de la ceinture de sécurité, de l'état de la voiture. Il se rappelait aussi le jour où, trois semaines plus tôt, elle s'était fait voler son sac dans un magasin à Norwich et ne l'avait pas même signalé. Comme il protestait, elle lui avait dit : « Pas la peine, ils ne le récupéreront jamais. Nous perdrons notre temps au poste de police et c'est tout. Laissons tomber, il n'y avait pas grand chose dedans. » Puis il se dit : « Je vérifie ce qu'elle me dit, je la contrôle », et il éprouva une honte écrasante mêlée de pitié. Il l'entendit qui disait :

« C'est bon. J'en demandais trop. Je connais ta position pour ce qui est de la vérité, de l'honnêteté, ton christianisme de boy-scout. Je te demandais de sacrifier la bonne opinion que tu as de toi. Personne n'aime ça. Nous avons tous besoin de notre amour-propre, je suppose que pour toi, c'est de te savoir meilleur que les autres. Mais est-ce que tu n'es pas un peu hypocrite ? Tu dis que tu m'aimes, mais tu ne veux pas mentir pour moi. Ce n'est pas quelque chose d'important, ça ne ferait de tort à personne, mais tu ne veux pas le faire. C'est contraire à ta religion. Ta précieuse religion ne t'a pas empêché de coucher avec moi, hein ? Je croyais les chrétiens trop purs pour forniquer à tout venant. »

Forniquer à tout venant. Chaque mot était un coup, non pas une douleur fulgurante, mais un martèlement sourd comme des chocs réguliers sur la même chair meurtrie. Jamais, même pendant ces premiers jours ensemble, si merveilleux, il n'avait pu lui parler de sa foi. Elle lui avait clairement fait comprendre dès le début que c'était une partie de sa vie pour laquelle elle n'éprouvait ni sympathie ni compréhension. Et comment aurait-il pu lui expliquer qu'il l'avait suivie dans sa chambre parce que le besoin qu'il avait d'elle était plus fort que son amour de Dieu, plus fort que le remords, plus fort que la foi, ne nécessitant d'autre justification que lui-même ? Comment, se disait-il, penser que ça pouvait être mauvais, alors que chaque nerf, chaque muscle, lui disait que c'était naturel et bon, même saint.

Elle dit : « C'est bien, laissons ça, j'en demande trop. »

Piqué par le mépris dans cette voix, il dit, lamentable : « Ce n'est pas ça. Je ne suis pas meilleur, pas du tout. Et tu ne peux pas trop me demander. Si c'est important pour toi, bien sûr, je le ferai. »

Elle lui lança un regard aigu, comme pour jauger sa sincérité, sa volonté. Il entendit le soulagement dans sa voix : « Tu sais, il n'y a pas de danger. Nous sommes innocents tous les deux et nous le savons. Et ce que nous dirons à la police aurait si facilement pu être vrai. »

Mais c'était là une faute et il vit dans ses yeux qu'elle s'en rendait compte. Il dit : « Ça aurait pu être vrai, mais ça ne l'est pas.

— Et c'est ça qui est important pour toi, plus important que ma tranquillité d'esprit, plus important que les sentiments que nous avions l'un pour l'autre, du moins je le croyais. »

Il voulait lui demander pourquoi sa tranquillité d'esprit devait se fonder sur un mensonge. Lui demander ce qu'ils éprouvaient en fait l'un pour l'autre, ce qu'elle éprouvait pour lui.

Elle dit, en regardant sa montre : « Et d'ailleurs, ce sera un alibi pour toi aussi. C'est même encore plus important. Après tout, chacun sait la façon dont elle t'a traité depuis ce programme de la radio locale. Le petit croisé nucléaire du Bon Dieu. Tu n'as pas oublié ? »

La brutalité de l'allusion, la note d'impatience dans sa voix, tout cela le rebuta :

Il dit : « Et si on ne me croit pas ?

— Ne revenons pas une fois encore là-dessus. Pourquoi ne nous croirait-on pas ? D'ailleurs, ça n'aurait pas grande importance. On ne pourra jamais prouver que nous mentons, c'est ça qui est important. Après tout, il est naturel que nous ayons été ensemble. Ce n'est pas comme si nous commencions tout juste de nous fréquenter. Écoute, il faut que je retourne au bureau maintenant. Je te passerai un coup de fil, mais il vaut mieux que nous ne nous voyions pas ce soir. »

Il ne s'y était pas attendu. La nouvelle de ce dernier crime serait diffusée par la radio locale, passée de bouche en bouche. Sa mère attendrait anxieusement qu'il rentre et lui donne des détails.

Mais il y avait quelque chose qu'il devait lui dire avant qu'elle parte et il trouva soudain le courage de le faire. Il dit : « Je t'ai appelée hier soir. Pendant que je circulais en voiture, que je réfléchissais, je me suis arrêté à une cabine téléphonique et je t'ai appelée, tu n'étais pas chez toi. »

Il y eut un petit silence. Il regarda nerveusement le visage de Caroline, mais il était sans expression. Elle dit : « Il était quelle heure ?

— Dix heures moins vingt, peut-être un peu plus.

— Pourquoi ? Pourquoi as-tu téléphoné ?

— Le besoin de te parler. La solitude. J'espérais un peu, je suppose, que tu pourrais changer d'avis et me dire de venir.

— Bon. Autant que tu le saches. Hier soir, j'étais sur le cap. J'avais emmené Remus faire un tour. J'ai laissé la voiture sur un chemin de terre au sortir du village et je suis allée à pied jusqu'aux ruines de l'abbaye. J'ai dû y être tout de suite après dix heures. »

Il dit avec une stupeur horrifiée : « Tu étais là-bas ! Et pendant tout ce temps, elle devait être à quelques mètres de toi. »

Elle dit d'un ton acerbe : « Plutôt une centaine de mètres. Je n'avais aucune chance de la trouver et je n'ai pas vu son assassin, si c'est à ça que tu penses. Et je suis restée sur les falaises. Je ne suis pas descendue sur la grève. Sinon la police aurait trouvé des empreintes de mes pas, les miens et ceux de Remus.

— Mais quelqu'un a pu te voir. Il y avait un clair de lune si brillant…

— Le cap était désert. Et si l'assassin était caché dans les arbres et m'a vue, il ne va pas venir le dire. Mais c'est une position assez inconfortable et c'est pourquoi j'ai besoin d'un alibi. Je n'avais pas l'intention de te le dire, mais maintenant tu le sais. Je ne l'ai pas tuée, mais j'étais là, et j'ai un mobile. C'est pourquoi je te demande de m'aider. »

Pour la première fois Jonathan décela une note de supplication, presque de tendresse. Elle fit mine de le toucher, puis recula, et ce geste ébauché était aussi émouvant que si elle lui avait posé la main sur le visage. Les blessures et les souffrances des dix dernières minutes furent balayées par un flot de tendresse. Il eut l'impression que ses lèvres avaient gonflé, lui rendant la parole difficile, mais il trouva les mots : « Bien sûr, je t'aiderai. Je t'aime. Je ne t'abandonnerai pas. Tu peux compter sur moi. »