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Rickards aurait voulu voir immédiatement Lessingham, mais la conférence de presse prévue pour dix heures l'obligeait à différer l'entretien et, pour compliquer encore les choses, un appel téléphonique à la centrale révéla que l'ingénieur avait pris une journée de congé, en indiquant toutefois qu'on pourrait le joindre dans son cottage, près de Blakeney. Heureusement, il était chez lui et, sans explication, Oliphant convint d'un rendez-vous pour midi.

Ils n'avaient pas plus de cinq minutes de retard, aussi furent-ils particulièrement vexés de trouver porte close en arrivant à la petite maison de bois et de brique sur la route côtière, à quelque quinze cents mètres au nord du village. Un mot au crayon était punaisé sur la porte d'entrée.

« Si vous voulez me voir, essayez le Heron, amarré au quai de Blakeney. Et ça concerne aussi la police.

« Sacré culot ! » fulmina Oliphant qui, apparemment incapable de croire qu'un suspect pourrait se montrer aussi peu complaisant, essaya d'ouvrir la porte, regarda par la fenêtre, puis disparut derrière la maison. Il revint en déclarant : « Du genre bicoque. Un coup de peinture lui ferait pas de mal. Drôle d'endroit pour y vivre. Ces marais ne sont pas rigolos l'hiver ; on se serait figuré qu'il aurait voulu un brin de vie autour de lui. »

Dans son for intérieur, Rickards se dit que c'était en effet un choix bizarre. Le cottage semblait avoir fait partie autrefois d'une paire désormais convertie en une seule habitation qui, encore bien proportionnée, avec un certain charme mélancolique, paraissait néanmoins à première vue inoccupée et négligée. Lessingham avait un poste important, et ce n'était sûrement pas la pauvreté qui l'obligeait à habiter là.

Il dit : « Il veut sans doute être près de son bateau. Il n'y a pas beaucoup de ports sur cette côte. C'était ou ici, ou à Wells-next-the-Sea. »

Tandis qu'ils regagnaient leur voiture, Oliphant se retourna pour lancer un coup d'œil haineux au cottage, comme s'il dissimulait derrière sa peinture écaillée un secret que quelques coups de pied vigoureux dans la porte pourraient le convaincre de révéler. Tout en bouclant sa ceinture, il grommela : « Et une fois sur le quai, il y aura probablement un mot pour nous dire d'essayer le café. »

Mais non, Lessingham était là où il avait dit qu'il serait. Dix minutes plus tard, ils le trouvèrent assis sur une caisse retournée à l'extrémité du quai désert, un moteur de hors-bord devant lui ; à côté de lui, un voilier de trente mètres, avec un rouf au milieu. De toute évidence, il n'avait pas encore commencé ses travaux. Un chiffon relativement propre pendait au bout de doigts qui semblaient trop apathiques pour le tenir, et il considérait le moteur comme s'il lui posait un problème insoluble. Quand ils arrivèrent près de lui, il leva la tête et Rickards fut frappé de voir à quel point il avait changé. Il semblait avoir vieilli de dix ans en deux jours. Pieds nus, un gros chandail bleu passé sur des bermudas effrangés comme l'exigeait la mode – il semblait que cet accoutrement négligé soulignât encore la pâleur citadine du visage, la peau tendue sur les larges pommettes, les cernes comme des meurtrissures sous les yeux enfoncés. Rickards se dit que pour un homme qui passait une partie de sa vie en mer, il était extraordinaire qu'un été même pourri n'eût pas produit autre chose que ce hâle anémique.

Lessingham ne se leva pas et dit sans préambule : « Vous avez eu de la chance de m'attraper quand vous avez appelé. Une journée de congé est une chose trop précieuse pour la perdre enfermé dans une maison. J'ai pensé que nous pouvions aussi bien parler ici qu'ailleurs. »

Rickards dit : « Pas vraiment. Un endroit un peu plus discret aurait été préférable.

— Oh, c'est assez discret ici. Les gens du pays sont bien capables de reconnaître la police quand elle est devant eux. Bien sûr, si vous voulez que je fasse une déposition en forme, ou si vous envisagez de m'arrêter, je préférerais le poste de police. J'aime bien garder ma maison et mon bateau indemnes de toute contamination. » Il ajouta : « Je veux dire la contamination de sensations désagréables. »

Oliphant répliqua avec une lourdeur appliquée « Pourquoi supposez-vous qu'on voudrait vous arrêter ? Vous arrêter pour quoi au juste ? » Il ajouta « monsieur », qu'il fit sonner comme une menace.

Rickards éprouva une brusque irritation. C'était bien de lui de ne pas manquer une ouverture facile, mais cette joute préliminaire puérile n'allait pas rendre l'interrogatoire plus facile. Lessingham regarda sérieusement Oliphant, se demandant si la question avait besoin d'une réponse.

« Dieu seul le sait. Je suppose que vous trouveriez bien quelque chose si vous vous en donniez la peine. » Puis semblant se rendre compte tout à coup que les deux hommes étaient debout, il se leva : « Bon. Allons à bord. »

Rickards n'était pas marin, mais il lui sembla que le bateau – tout en bois – était vieux. Il dut se plier en deux pour entrer dans la cabine entièrement occupée par une longue table en acajou et un banc de chaque côté. Lessingham s'assit devant eux, leurs visages si proches que Rickards pouvait sentir ses compagnons, amalgame masculin de sueur, de laine chauffée, de bière et de la lotion d'Oliphant, comme s'ils étaient des animaux en cage – et une cage trop petite. Difficile de trouver un endroit moins propice pour un interrogatoire, et il se demanda si Adam Dalgliesh se serait mieux organisé, après quoi il se méprisa d'avoir eu cette idée. Il était conscient de la masse d'Oliphant à côté de lui, Oliphant dont la cuisse anormalement chaude louchait la sienne ; il dut faire un effort pour ne pas s'écarter discrètement.

Il dit : « C'est votre bateau, monsieur ? Celui avec lequel vous avez fait de la voile dimanche soir ?

— Non, pas de voile, la plupart du temps, inspecteur ; il n'y avait pas assez de vent ; mais, oui, c'est mon bateau et c'est celui que j'avais sorti dimanche.

— Vous avez abîmé la coque, on dirait. Il y a une longue égratignure à tribord qui a l'air fraîche.

— C'est bien de l'avoir remarquée, bravo ! J'ai raclé la tour de refroidissement au large de la centrale. Bien maladroit de ma part. Je connais assez le coin. Si vous étiez venu deux heures plus tard, il aurait été repeint.

— Et vous persistez à dire que vous n'avez jamais à aucun moment été en vue de la grève où Miss Robarts s'est baignée pour la dernière fois ?

— Vous m'avez déjà posé cette question quand vous m'avez interrogé, lundi. Tout dépend de ce que vous entendez par “ en vue ”. Si j'avais regardé, j'aurais pu voir la grève avec des jumelles, mais je peux vous confirmer que je ne m'en suis pas approché à moins d'un demi-mille et que je n'ai pas amerri. Comme je pouvais difficilement la tuer sans le faire, cela me semble décisif. Mais je pense que vous n'êtes pas venus de si loin simplement pour m'entendre répéter mon alibi. »

Non sans difficulté, Oliphant hissa le sac, à côté de lui, le posa sur le siège, en sortit une paire de baskets L'Abeille et la posa sur la table. Rickards surveillait le visage de Lessingham. Celui-ci se reprit immédiatement, mais il n'avait pu masquer le choc de la reconnaissance, la crispation des muscles autour de la bouche. Les souliers flambant neufs, gris et blanc avec la petite abeille sur chaque talon, semblaient dominer la cabine. Les ayant placés là, Oliphant ne s'en occupa plus.

Il dit : « Mais vous étiez au sud des tours. L'éraflure est à tribord. Vous deviez faire route vers le nord, quand ça vous est arrivé.

— J'ai viré de bord pour rentrer à une cinquantaine de mètres au-delà des tours. J'avais prévu de prendre la centrale comme limite de la promenade. »

Rickards dit : « Ces baskets, monsieur, vous en avez déjà vu une paire identique ?

— Bien sûr. Marque L'Abeille. Tout le monde ne peut pas se les payer, mais la plupart des gens les ont vues.

— Les avez-vous vues aux pieds de quelqu'un qui travaillait à la centrale ?

— Oui, Toby Gledhill en avait une paire. Après sa mort, ses parents m'ont demandé de donner ses vêtements. Il n'y en avait pas beaucoup ; Toby ne s'encombrait pas, mais il devait y avoir deux complets, les vestes et pantalons habituels, et puis une demi-douzaine de paires de souliers dont les baskets. En fait, elles étaient presque neuves. Il les avait achetées une dizaine de jours avant sa mort. Il ne les avait mises qu'une fois.

— Et qu'est-ce que vous en avez fait, monsieur ?

— J'ai fait un ballot de tous les vêtements et je l'ai porté au Vieux Presbytère pour la prochaine vente. Les Copley ont une petite pièce sur le derrière de la maison où les gens peuvent laisser leurs rossignols. De temps en temps, le Dr Mair appose une note au tableau de service pour demander que l'on donne toutes les choses dont on n'a pas besoin. Ça fait partie de la politique d'intégration dans la communauté – une grande famille heureuse sur le cap. Nous n'allons peut-être pas toujours à l'église, mais nous manifestons notre bonne volonté en refilant nos laissés-pour-compte aux justes.

— Quand avez-vous porté les vêtements de Mr Gledhill au Vieux Presbytère ?

— Je ne me rappelle pas exactement, mais je crois que c'était quinze jours après sa mort. Juste avant le week-end, il me semble. Probablement le vendredi 26 août. Mrs Dennison se rappellera peut-être. Je doute que ce soit la peine d'interroger Mrs Copley, bien que je l'aie vue.

— Donc, vous avez tout remis à Mrs Dennison ?

— C'est ça. En fait, la porte de derrière est en général ouverte pendant la journée et les gens peuvent entrer pour laisser ce qu'ils veulent. Mais j'avais pensé qu'en raison des circonstances, il valait mieux remettre les affaires en main propre. Je n'étais d'ailleurs pas tout à fait sûr qu'elles seraient bien acceptées. Certaines personnes n'aiment pas acheter les vêtements de quelqu'un qui est mort récemment. Une superstition, et puis je trouvais… déplacé en somme, de les jeter là purement et simplement.

— Qu'est-ce qui s'est passé, alors ?

— Pas grand-chose. Mrs Dennison a ouvert la porte et m'a fait entrer dans le salon. Mrs Copley était là et je lui ai expliqué pourquoi j'étais venu. Elle a sorti les platitudes habituelles sur la mort de Toby ; Mrs Dennison m'a demandé si je voulais une tasse de thé, j'ai refusé et elle m'a emmené dans la pièce où ils entreposent le bric-à-brac. Il y a là une grande caisse pour les souliers, simplement attachés par paires avec les lacets et jetés en vrac. J'avais les vêtements de Toby dans une valise, et nous l'avons vidée ensemble, mais elle a trouvé que les complets étaient vraiment trop bien pour être mis avec le bric-à-brac et elle m'a demandé si ça me contrarierait qu'elle les vende à part, étant entendu bien sûr, que l'argent irait à l'église. Elle pensait eu tirer un meilleur prix comme ça. J'ai eu l'impression qu'elle pensait que peut-être Mr Copley pourrait utiliser un des vestons. Je lui ai dit d'en faire ce qu'elle voudrait.

— Et les baskets ? Vous les avez mises dans la caisse avec les autres souliers ?

— Oui, mais dans un sac de plastique. Mrs Dennison a dit qu'elles étaient trop bien pour qu'on les mette avec les autres, qui les saliraient. Elle est allée chercha un sac. Elle n'avait pas l'air de savoir quoi faire des complets, alors je lui ai dit que je lui laisserais la valise. Elle était à Toby, après tout. On pourra la vendre avec le reste des objets. Que la poussière retourne à la poussière et le bric-à-brac au bric-à-brac. J'ai été bien content de m'en débarrasser. »

Rickards dit : « J'ai lu les informations au sujet de ce suicide, évidemment. Ça a dû être particulièrement pénible pour vous, qui l'avez vu de vos yeux. On le présentait comme un jeune homme de grand avenir.

— Un physicien créatif. Mair vous le confirmera si ça vous intéresse. Bien entendu, toute science bien mise en œuvre est créative, quoique les humanistes puissent en dire, mais certains ont une vision qui n'appartient qu'à eux, du génie par opposition au talent, de l'inspiration aussi bien que la nécessaire patience consciencieuse. Quelqu'un, je ne sais plus qui, a dit assez justement que si la plupart d'entre nous avance péniblement, mètre par mètre, eux sautent en parachute derrière les lignes ennemies. Il était jeune, vingt-quatre ans seulement. Il aurait pu arriver au sommet. »

Ou mariner sur place, se dit Rickards, comme la plupart de ces jeunes génies. Une mort prématurée confère en général une brève immortalité. Il n'avait jamais connu de jeune recrue, morte accidentellement, qui n'ait pas été aussitôt proclamée inspecteur divisionnaire en puissance. Il demanda : « Qu'est-ce qu'il faisait exactement à la centrale ?

— Il travaillait avec Mair à ses études sur la sécurité dans les réacteurs à eau pressurisée. En bref, le comportement du cœur dans des conditions anormales. Toby ne m'en parlait jamais, sans doute parce qu'il savait que je ne comprendrais pas des codes aussi compliqués. Je ne suis qu'un pauvre bougre d'ingénieur. Mair doit publier l'étude avant de partir pour le nouveau poste que lui attribue la rumeur. Certainement sous leurs deux noms et avec un hommage décent à son collaborateur. Tout ce qu'il restera de Toby : son nom au-dessous de celui de Mair dans une revue scientifique. »

Il semblait complètement épuisé et, les yeux fixés sur la porte, esquissa un mouvement comme pour se lever, sortir de cette petite cabine suffocante et aller à l'air. Puis il dit, toujours regardant la porte : « Inutile que j'essaie de vous expliquer Toby, vous ne comprendriez pas et ce serait perdre votre temps comme le mien.

— Vous en avez l'air bien sûr, Mr Lessingham.

— Oui, j'en suis sûr, très sûr. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi sans être offensant. Alors pourquoi ne pas être simple, s'en tenir aux faits ? Disons que c'était un homme exceptionnel, intelligent, bon et beau. Si vous trouvez l'une de ces qualités chez quelqu'un, vous avez de la chance. Quand elles sont réunies chez un seul, alors vous avez un être d'exception. Je l'aimais. Il le savait parce que je le lui avais dit. Lui ne m'aimait pas et il n'était pas gay. Ça ne vous regarde pas, mais je vous le dis, parce que c'est un fait et que vous êtes supposés faire métier de faits et parce que, si vous êtes décidés à vous intéresser à lui, autant que vous vous en fassiez une idée exacte de lui. Et puis, il y a encore une autre raison. Vous êtes évidemment en train de fouiller partout pour trouver le maximum de boue, alors j'aime mieux que vous teniez les faits de moi que de la rumeur publique. »

Rickards dit : « Donc, vous n'avez pas eu de relations sexuelles ? »

Soudain l'air fut déchiré par des cris sauvages et des ailes blanches battirent contre le hublot. Dehors, quelqu'un devait donner à manger aux mouettes.

Lessingham sursauta comme si ce bruit lui était inconnu, puis il s'effondra de nouveau sur son siège et dit avec plus de lassitude que de colère : « Quel rapport avec l'assassinat de Hilary Robarts ?

— Peut-être aucun, auquel cas l'information sera tenue secrète. Mais à ce stade, c'est moi qui décide de ce qui a ou n'a pas de rapport.

— Nous avons passé une nuit ensemble deux semaines avant sa mort. Comme je vous l'ai dit, il était bon. Ça a été la première et la dernière fois.

— C'est généralement connu ?

— Nous ne l'avons pas annoncé à la radio locale, nous ne l'avons pas écrit aux journaux, nous n'avons pas placardé un avis à la cafétéria. Bien sûr que non, ça n'était pas généralement connu. Bon Dieu, pourquoi est-ce que ça l'aurait été ?

— Est-ce que ça aurait de l'importance si ça l'avait été ? Est-ce que l'un ou l'autre d'entre vous en aurait été affecté ?

— Oui, tous les deux. Moi j'aurais été affecté comme vous l'êtes quand votre vie sexuelle fait l'objet de ricanements libidineux en public. Bien sûr, nous en aurions été affectés. Après sa mort, cela a cessé d'être important dans la mesure où ça me concernait. La mort d'un ami a au moins un avantage, c'est qu'elle vous libère d'une foule de choses que vous croyiez importantes. »

Elle vous libère pour faire quoi ? se demanda Rickards. Pour tuer ? Cet acte iconoclaste de protestation et de défi, ce pas au-delà d'une invisible frontière sans défenses, qui une fois franchi, coupe pour toujours un homme du reste de ses semblables ? Mais il décida de différer la question qui s'imposait.

Au lieu de cela, il demanda : « Quel genre de famille avait-il ?

— Un père et une mère. Ce genre-là. Il y en a d'autres ? »

Rickards avait décidé d'être patient. Cela ne lui était pas facile, mais il était capable de reconnaître la souffrance quand les nerfs et les muscles en étaient si proches de son visage, tendus, nus. Il dit avec douceur : « Je voulais dire, de quel milieu venait-il ? Des frères et des sœurs ?

— Son père est un pasteur de village, sa mère est l'épouse d'un pasteur de village. Enfant unique. Sa mort les a presque tués. Si nous avions pu la camoufler en accident, nous l'aurions fait. Si mentir avait aidé, nous l'aurions fait. Pourquoi diable ne s'est-il pas noyé ? Au moins il y aurait eu place pour le doute. C'est cela que vous entendiez par milieu ?

— Ça aide à compléter le tableau. » Il s'arrêta puis, presque négligemment, posa la question restée latente : « Hilary Robarts savait que vous aviez passé une nuit ensemble, Toby Gledhill et vous ?

— Quel rapport… Bon, après tout, c'est votre travail de ramasser les ordures. Je connais le système. Vous draguez partout où vos filets peuvent atteindre et puis vous jetez ce qui ne vous intéresse pas. Ce faisant, vous apprenez des tas de secrets que vous n'avez aucun droit particulier de connaître et vous causez beaucoup de souffrances. Vous aimez ça ? C'est ça qui vous fait bander ?

— Répondez simplement à ma question, monsieur.

— Oui, Hilary le savait. Elle le savait par un de ces hasards qui semblent quasi impossibles quand ils se produisent, mais qui ne sont pas tellement rares dans la vie. Elle est passée en voiture devant chez moi juste après sept heures trente, alors que nous partions pour la centrale, Toby et moi. Elle avait apparemment pris un jour de congé et avait dû partir tôt de chez elle pour passer quelque part. Je suppose que, comme la plupart des gens, elle avait des amis qu'elle allait voir de temps en temps. Quelqu'un quelque part devait bien avoir de l'amitié pour elle.

— A-t-elle jamais parlé de cette rencontre soit à vous, soit à une personne de votre connaissance ?

— Elle ne l'a pas rendue publique. Je crois qu'elle y voyait une information trop précieuse pour être jetée aux pourceaux. Elle aimait la puissance, et c'était là sans aucun doute une certaine sorte de puissance. Quand elle est passée à notre hauteur, elle a ralenti presque au pas, et elle m'a regardé droit dans les yeux. Ce regard, je me le rappelle : l'amusement se changeant en mépris, puis en triomphe. Nous nous sommes parfaitement compris. Mais elle ne m'en a jamais dit un mot par la suite.

— A-t-elle parlé à Mr Gledhill ?

— Oh oui, elle lui a parlé, et c'est pour ça qu'il s'est tué.

— Comment savez-vous qu'elle lui a parlé ? Il vous l'a dit ?

— Oh, non.

— Vous voulez dire qu'elle le faisait chanter ?

— Je veux dire qu'il était malheureux, troublé. Recherches, avenir, sexualité, tout dans sa vie lui paraissait incertain. Je sais qu'elle l'attirait sexuellement. Il la voulait. C'était une de ces femmes dominatrices, physiquement très fortes, qui attirent les hommes sensibles comme Toby. Je crois qu'elle le savait et qu'elle en usait. Je ne sais pas quand elle l'a épinglé, ni ce qu'elle lui a dit, mais je suis sûr que sans elle il serait vivant aujourd'hui. Et si ça me donne un mobile pour son assassinat, vous avez bougrement raison ; mais je ne l'ai pas tuée et cela étant, vous ne trouverez pas de preuve que je l'aie fait. Une petite partie de moi-même, une très petite partie, regrette même sa mort. Je ne l'aimais pas et je ne crois pas qu'elle ait été heureuse, ni même particulièrement utile, mais elle était robuste, intelligente et jeune. La mort devrait être pour les vieux, les malades, les retraités. Ce que je ressens, c'est une touche de lacrymae rerum. Même la mort d'un ennemi nous diminue, ou du moins en avons-nous parfois l'impression, selon nos humeurs. Mais cela ne signifie pas que je voudrais la voir à nouveau vivante. Il est possible que je sois injuste, d'ailleurs. Quand Toby était heureux, personne n'était plus heureux ; quand il était malheureux, il s'enfonçait dans son enfer personnel. Elle pouvait peut-être l'y atteindre, l'aider. Je sais que moi je ne le pouvais pas. C'est difficile de réconforter un ami quand vous le soupçonnez qu'il y voit un moyen de l'amener dans votre lit. »

Rickards dit : « Vous avez été d'une remarquable franchise en suggérant un mobile pour vous-même. Mais vous ne nous avez pas donné un seul commencement de preuve concrète pour appuyer votre allégation quand vous nous dites que Hilary Robarts a été responsable de la mort de Toby Gledhill. »

Lessingham le regarda droit dans les yeux et parut réfléchir, puis dit : « Je suis allé si loin que je peux bien vous dire le reste. Il est passé à côté de moi en allant à la mort et il m'a dit : “ Dis à Hilary qu'elle n'a plus besoin de se tourmenter. J'ai fait mon choix. ” L'instant d'après il était déjà en train d'escalader la machine qui assure l'alimentation en combustible ; il s'est tenu en équilibre au sommet pendant une seconde et puis il a plongé droit sur le haut du réacteur. Il voulait que je le voie mourir et je l'ai vu mourir. »

Oliphant dit : « Un sacrifice symbolique.

— Au dieu terrifiant de la fission nucléaire ? Je pensais que l'un de vous deux pourrait dire ça, brigadier. C'est la réaction vulgaire. Trop fruste et trop théâtrale. Tout ce qu'il voulait, c'était le moyen le plus rapide de se casser le cou. » Il s'arrêta, sembla réfléchir, puis reprit : « Le suicide est un phénomène extraordinaire. Résultat irrévocable. Extinction. Fin de tous les choix. Mais le déclencheur semble parfois si minime, si banal. Une petite déception, une dépression momentanée, le temps, voire un mauvais dîner. Toby serait-il mort s'il avait passé la nuit avec moi au lieu d'être seul ? S'il était seul.

— Voulez-vous dire qu'il ne l'était pas ?

— Aucun indice ni pour ni contre, et maintenant il n'y en aura jamais. Mais enfin, l'enquête publique a été remarquable par l'absence de preuves sur quoi que ce soit. Trois personnes pouvaient témoigner de la façon dont il est mort. Aucune n'était près de lui, aucune n'a pu le pousser, ce ne pouvait pas être un accident. Ni moi ni personne n'a pu apporter une indication quelconque sur son état d'esprit. On peut dire que c'était une enquête menée selon les méthodes scientifiques. Rien que des faits. »

Oliphant demanda tranquillement : « Et à votre avis, où a-t-il passé la nuit avant sa mort ?

— Avec elle.

— Des preuves ?

— Aucune ne résisterait devant un tribunal. Simplement, j'ai appelé chez lui trois fois entre neuf heures et minuit – il n'a pas répondu.

— Vous ne l'avez pas dit à la police ou au coroner ?

— Au contraire. On m'a demandé quand je l'avais vu pour la dernière fois. C'était à la cafétéria, la veille de sa mort. J'ai signalé mes appels téléphoniques, mais personne n'a jugé la chose importante. Pourquoi l'aurait-on fait, d'ailleurs ? Qu'est-ce que ça prouvait ? Il pouvait être sorti faire un tour. Il pouvait avoir décidé de ne pas répondre au téléphone. La façon dont il est mort est tout à fait claire, aucun mystère. Maintenant, si ça ne vous fait rien, je voudrais bien sortir d'ici et continuer à nettoyer ce sacré moteur. »

Ils retournèrent en silence à leur voiture. Tandis qu'ils attachaient leur ceinture, Rickards dit : « Arrogant, ce salopard-là, hein ? Il n'a pas pris de gants. Pas besoin d'essayer d'expliquer quelque chose à la police. Peut pas dire pourquoi sans être offensant. Je pense bien. On est trop balourds, ignorants et insensibles pour comprendre qu'un chercheur scientifique n'est pas forcément un technocrate sans imagination, qu'on peut regretter la mort d'une femme sans nécessairement souhaiter qu'elle retrouve la vie et qu'un garçon qui a de ça peut être prêt à coucher avec un sexe ou l'autre. »

Oliphant dit : « Il aurait pu le faire s'il avait poussé le moteur à pleine puissance. Il aurait fallu qu'il amerrisse au nord de l'endroit où elle se baignait, sinon, on aurait vu ses traces de pas. On a fait des recherches vraiment minutieuses, chef, à quinze cents mètres au moins vers le nord et vers le sud. On a identifié les empreintes de Mr Dalgliesh, mais à part ça, absolument rien sur la partie haute de la grève.

— Oh, il aurait pu tirer le dinghy au sec sur les galets sans grande difficulté. Il y a des endroits où l'on ne trouve que des bandes de sable si étroites qu'il aurait pu sauter par-dessus.

— Oui, mais les vieilles défenses côtières, les blocs de béton ? Ce serait difficile d'approcher suffisamment de la côte au nord sans mettre le bateau en danger.

— Il l'a pourtant risqué récemment, n'est-ce pas ? Cette éraflure le long de l'avant. Il ne peut pas prouver qu'il l'a faite en raclant les tours de la centrale. Il ne s'est pas démonté, hein ? Il a admis calmement que si nous étions venus une heure plus tard, elle aurait été réparée. D'ailleurs, un coup de peinture n'aurait pas servi à grand-chose, la trace serait restée et la preuve aussi. Bon, admettons qu'il s'arrange pour toucher terre aussi près qu'il peut, disons une centaine de mètres au nord de l'endroit où on l'a trouvée ; il longe la bande de galets, s'enfonce dans le petit bois et attend là, caché dans l'ombre. Ou encore, il aurait pu mettre la bicyclette pliante dans le canot et amerrir un peu plus loin. Impossible de pédaler sur la plage à marée haute, mais il n'aurait pas risqué grand-chose sur la route côtière s'il n'avait pas allumé sa lampe. Il rejoint son bateau et s'amarre à Blakeney juste au moment de la marée montante. Pas de difficultés pour le couteau ou les chaussures, il les jette par-dessus bord. Nous allons faire examiner le bateau, avec son consentement bien entendu, et je veux un type expérimenté pour faire ce trajet. Si nous avons un bon marin, parfait, sinon prenez quelqu'un du coin et accompagnez-le. Il nous faut le temps à une minute près. Et puis, il faut interroger les pêcheurs de crabes vers Cromer. Quelqu'un a pu sortir cette nuit-là et voir son bateau. »

Oliphant dit : « Bien obligeant de nous offrir son mobile comme ça sur un plateau.

— Tellement obligeant que je ne peux pas m'empêcher de me demander si ça n'est pas un écran de fumée pour cacher quelque chose qu'il ne nous a pas dit. »

Mais au moment où la voiture démarrait, une autre possibilité lui vint à l'esprit. Lessingham n'avait rien dit de ses relations avec Gledhill avant d'avoir été questionné au sujet des baskets. Il devait savoir qu'elles liaient forcément le crime plus étroitement encore avec les habitants du cap et en particulier le Vieux Presbytère. Cette nouvelle franchise avec la police n'était-elle pas moins un irrésistible besoin de confidence qu'un stratagème délibéré pour détourner les soupçons d'un autre suspect ? Et dans ce cas, lequel était le bénéficiaire le plus vraisemblable de ce geste aussi extravagant que chevaleresque ?