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L'ascenseur de Herne & Illingworth, Bedford Square, était presque aussi vieux que la maison, monument à la gloire d'un attachement obstiné aux élégances révolues et d'une efficacité légèrement excentrique derrière lesquelles une politique plus entreprenante était en train de prendre forme. Propulsé vers les sommets par une série de cahots déconcertants, Dalgliesh se disait que le succès, plus agréable certes que l'échec, avait pourtant des inconvénients, et l'un d'eux l'attendait sous les espèces de Bill Costello, chef du service de la publicité dans un bureau étouffant du quatrième étage.
Le changement intervenu dans son propre destin poétique avait coïncidé avec celui qui secouait la maison. Herne & Illingworth existaient encore dans la mesure où leurs noms étaient imprimés ou gravés sur les couvertures au-dessous de l'élégant colophon traditionnel, mais la maison faisait désormais partie d'une multinationale qui venait d'ajouter les livres aux conserves, aux sucres et aux textiles. Le vieux Sebastian Herne avait vendu huit millions et demi de livres une des rares maisons d'édition indépendantes existant encore à Londres et aussitôt épousé une attachée de presse ravissante qui n'attendait que la conclusion de la transaction pour échanger son statut récemment acquis de maîtresse contre celui d'épouse – avec quelques appréhensions, mais aussi un œil prudent sur l'avenir. Herne était mort au bout de trois mois, suscitant beaucoup de commentaires égrillards, mais peu de regrets. Pendant toute sa vie cet homme précautionneux et conventionnel avait réservé fantaisie, imagination et audace (occasionnelle) à ses éditions. Il avait été pendant trente ans un mari fidèle, encore que peu inspiré, et Dalgliesh se disait que si un homme vivait ainsi pendant près de soixante-dix ans, banal et à peu près irréprochable, c'était sans doute ce qui convenait à sa nature. Herne avait succombé moins à l'épuisement – à supposer le phénomène aussi crédible médicalement que les puritains aimeraient à le croire – qu'à la contagion fatale de la moralité sexuelle à la mode.
La nouvelle direction poussait vigoureusement ses poètes, les considérant peut-être comme un contrepoids nécessaire à la vulgarité et à la pornographie douce des romanciers à gros tirages qu'elle présentait avec des soins infinis, voire quelque distinction, comme si l'élégance de la jaquette et la qualité de l'impression pouvaient transformer la vulgarité commerciale en littérature. Bill Costello, nommé responsable de la publicité l'année précédente, ne voyait pas pourquoi Faber & Faber aurait le monopole de l'imagination dans ce domaine et il avait réussi à promouvoir efficacement le rayon poésie, malgré les mauvaises langues qui prétendaient qu'il n'avait jamais lu une ligne des modernes. Le seul intérêt connu qu'il prenait à la poésie était la présidence du McGonagall Club, dont les membres se réunissaient tous les premiers mardis du mois dans une brasserie de la City pour déguster la célèbre tourte steak-et-rognons de la patronne, arrosée d'une quantité incroyable de liquides divers, et réciter à tour de rôle les élucubrations les plus risibles de celui qui était peut-être le plus déplorable poète que l'Angleterre eût jamais eu. Un collègue en poésie avait un jour donné cette explication à Dalgliesh : « Le pauvre diable est obligé de lire tant de vers modernes incompréhensibles qu'on ne peut pas s'étonner si de temps en temps il a besoin d'une dose de niaiseries compréhensibles. Comme un mari fidèle qui s'offre parfois un petit traitement thérapeutique au bordel du patelin. » Dalgliesh avait jugé la théorie ingénieuse, mais peu convaincante. Rien n'indiquait que Costello lût jamais une ligne des œuvres qu'il faisait si assidûment valoir. Il accueillit son dernier candidat à la célébrité médiatique avec un mélange d'optimisme tenace et de légère appréhension, comme s'il savait que la partie ne serait pas facile.
Son petit visage un peu songeur et enfantin contrastait bizarrement avec sa silhouette à la Oliver Hardy. Son principal problème était apparemment de savoir s'il porterait sa ceinture au-dessus ou au-dessous du ventre. La première position était considérée comme un signe d'optimisme, la seconde marquant la dépression. Ce jour-là, elle surmontait tout juste les bourses, proclamant un pessimisme que la conversation qui suivit allait amplement justifier.
Dalgliesh finit par dire fermement : « Non, Bill, je ne vais pas me parachuter dans la gare de Wembley en tenant le bouquin d'une main et un micro de l'autre. Je ne rivaliserai pas non plus avec les annonces du haut-parleur en beuglant mes vers aux banlieusards de Waterloo. Les pauvres diables essaient d'attraper leur train – pas autre chose.
— Ça, on l'a déjà fait. Très vieux jeu. Et pour Wembley, ça ne tient pas debout. Je ne sais pas où vous avez pu pêcher cette idée-là. Non, écoutez-moi bien, c'est vraiment génial. J'en ai parlé à Colin McKay et il est très emballé. Nous louons un autobus à impériale qui parcourra le pays. Enfin, ce qu'on peut faire en dix jours. Je dirai à Clare de vous montrer la première ébauche et les horaires. »
Dalgliesh dit gravement : « Comme une campagne électorale : affiches, slogans, haut-parleurs, ballons.
— Inutile d'organiser tout ça si on ne fait pas savoir aux gens que nous arrivons.
— Avec Colin à bord, ils le sauront sûrement. Comment allez-vous l'empêcher de rouler sous son siège ?
— Un beau poète, Adam. Il vous admire énormément.
— Ce qui ne veut pas dire qu'il m'apprécierait comme compagnon de voyage. Et comment allez-vous appeler ça ? Poètes en voyage ? Sur les pas de Chaucer ? Vers sur roues ? Poétobus ?
— On trouvera bien. J'aime assez Poètes en voyage.
— Et les arrêts, où ?
— Salles de réunion, écoles, auberges, cafés, relais de routiers, partout où il y a un public. C'est une idée très emballante. Nous avions pensé à louer un train, mais l'autocar donne plus de souplesse.
— Et puis c'est moins cher. »
Costello fit semblant de ne pas avoir entendu. Il reprit : « Des poètes en haut, des boissons en bas. Lectures sur la plate-forme. Publicité nationale, radio et TV. Nous partons du quai de la Tamise. Une chance d'avoir Canal Quatre et bien entendu Kaléidoscope. Nous comptons sur vous, Adam.
— Non, dit l'intéressé, définitif. Pas même pour les ballons.
— Mais enfin, nom d'un tonnerre, Adam, vous les écrivez ces bouquins, on peut penser que vous souhaitez les faire lire – ou du moins acheter. Il y a un intérêt énorme pour vous dans le public, surtout depuis l'affaire Berowne.
— Il s'intéresse à un poète qui arrête des assassins, ou à un policier qui écrit de la poésie, pas aux vers.
— Qu'est-ce que ça peut faire du moment qu'il est intéressé ? Et ne me racontez pas que le préfet de police protesterait. La ficelle est usée.
— Très bien, moi je ne le ferai pas, mais lui, si. »
Après tout, rien de nouveau à dire. Il avait déjà entendu les questions d'innombrables fois et fait de son mieux pour y répondre honnêtement, sinon avec enthousiasme. « Pourquoi un poète sensible comme vous passe-t-il son temps à arrêter des meurtriers ? » « Qu'est-ce qui est le plus important pour vous, la poésie ou votre profession ? » « Être un enquêteur, ça vous aide, ou ça vous gêne ? » « Pourquoi un enquêteur qui réussit aussi bien écrit-il de la poésie ? » « Quelle a été votre affaire la plus intéressante ? Est-ce que vous avez jamais eu envie d'écrire un poème à son sujet ? » « La femme pour qui vous écrivez des poèmes d'amour, est-elle vivante ou morte ? » Dalgliesh se demandait si l'on avait pareillement harcelé Philip Larkin, pour savoir ce qu'il éprouvait à être poète et bibliothécaire, ou Roy Fuller sur la manière dont il conciliait poésie et droit.
Il dit : « Toutes les questions sont prévisibles. Ça épargnerait beaucoup de peine à tout le monde si j'enregistrais les réponses. Vous pourriez ensuite les diffuser depuis le bus.
— Ce ne serait pas du tout la même chose. C'est vous personnellement que le public veut entendre. On croirait vraiment que vous ne voulez pas être lu. »
Le voulait-il ? Pour certaines personnes, oui, certainement, une en particulier, et avoir son approbation. Humiliant, mais vrai. Quant aux autres, ce qu'il souhaitait probablement, c'est qu'ils lisent ses poèmes, mais sans être contraints de les acheter, et il ne pouvait attendre une aussi excessive délicatesse de la part de Herne & Illingworth. Il sentait sur lui les yeux de Bill, inquiets, suppliants comme ceux d'un petit garçon qui voit un sac de bonbons lui échapper. Ce refus de coopérer lui semblait révélateur de beaucoup de choses qui lui déplaisaient dans son propre caractère. Il n'était pas logique assurément de vouloir être publié, mais sans se soucier d'être acheté. Le fait de trouver particulièrement désagréables les manifestations les plus publiques de la célébrité ne signifiait pas qu'il ignorât la vanité, mais seulement qu'il la maîtrisait mieux et que chez lui elle se nuançait de réticence. Après tout, il avait une situation, une retraite assurée et désormais la fortune considérable de sa tante. Il n'était pas obligé de se faire le moindre souci. Il s'estimait outrageusement privilégié comparé à Colin McKay qui le considérait sans doute – et qui pouvait blâmer Colin ? – comme un dilettante snobinard jouant les écorchés vifs.
Il éprouva un certain soulagement quand la porte s'ouvrit devant Nora Gurney, directrice de la collection des livres de cuisine ; elle lui faisait toujours penser à un insecte intelligent, impression renforcée par les yeux brillants un peu saillants derrière les énormes lunettes rondes, le chandail à côtes horizontales fauves et les ballerines pointues. Elle n'avait pas changé d'un iota depuis que Dalgliesh l'avait rencontrée pour la première fois.
Nora Gurney était devenue une puissance dans l'édition britannique grâce à sa longévité (personne ne se rappelait à quelle époque elle était entrée chez Herne & Illingworth) jointe à la ferme conviction que cette puissance lui était due. Il était très probable qu'elle continuerait à l'exercer avec la nouvelle direction. Dalgliesh l'avait rencontrée trois mois auparavant lors d'un des cocktails périodiques de la maison, donné sans raison particulière pour autant qu'il pût se rappeler, sinon confirmer aux auteurs par le moyen des vins et canapés familiers que la firme était toujours en action, toujours aussi adorable que par le passé. La liste des invités avait surtout compris les auteurs les plus prestigieux des divers départements, procédé qui ajoutait à l'ambiance générale d'inadvertance et de gêne atomisée : les poètes avaient trop bu, devenant pleurards ou libidineux selon leur nature ; les romanciers s'étaient agglomérés dans un coin comme des chiens récalcitrants auxquels on a défendu de mordre ; les universitaires, sans prêter la moindre attention à leurs hôtes ou aux autres invités, avaient discuté entre eux avec volubilité, et les cuisiniers jeté ostensiblement leurs canapés à peine touchés sur la surface dure la plus proche avec des expressions de dégoût, de surprise peinée ou de vague intérêt quelque peu perplexe. Dalgliesh avait été bloqué dans un coin par Nora Gurney, qui voulait discuter des possibilités d'une théorie qu'elle venait d'élaborer : puisqu'il n'existe pas deux empreintes digitales identiques, pourquoi ne pas relever celles de toute la population, stocker les informations dans un ordinateur et faire des recherches pour découvrir si certaines combinaisons de tourbillons et de boucles indiquaient des tendances au crime ? De cette façon, on pourrait prévenir plutôt que guérir. Dalgliesh lui avait fait remarquer que ces tendances étaient universelles, à en juger d'après la façon dont les autres invités avaient garé leur voiture, que les informations ne seraient donc pas exploitables, sans compter que cette opération de masse poserait des problèmes logistiques aussi bien qu'éthiques et que le crime, même en supposant valide la comparaison avec une maladie, était tout comme celle-ci plus facile à diagnostiquer qu'à guérir. Il s'était presque senti soulagé quand une redoutable romancière, vigoureusement sanglée dans un deux-pièces en cretonne fleurie qui lui donnait l'air d'un canapé ambulant, l'avait enlevé de vive force pour tirer de son volumineux sac à main une poignée de PV chiffonnés et lui demander avec indignation ce qu'il se proposait de faire à leur sujet.
Chez Herne & Illingworth, les livres de cuisine étaient peu nombreux mais de qualité, et leurs meilleurs auteurs, réputés pour leur sérieux, leur originalité et leur style. Miss Gurney se vouait à sa tâche et à ses écrivains avec passion, considérant les romans et la poésie comme des adjuvants irritants mais nécessaires à la principale activité de la maison : nourrir et publier ses chéris. On murmurait qu'elle était assez piètre cuisinière, exemple supplémentaire de l'inébranlable conviction britannique (au reste également très présente dans des domaines plus élevés encore que moins utiles de l'activité humaine), qui veut que rien ne soit plus désastreux que la connaissance du sujet traité. Dalgliesh ne fut pas étonné de constater qu'elle avait jugé son arrivée fortuite, et la mission de remettre en mains propres les épreuves d'Alice Mair, comme un privilège quasi sacré. Elle lui dit : « Je suppose qu'on a fait appel à vous pour aider à arrêter le Siffleur ?
— Non, fort heureusement, c'est l'affaire de la PJ du Norfolk. Faire appel au Yard se produit plus souvent dans la fiction que dans la vie réelle.
— Ça tombe admirablement que vous alliez dans le Norfolk, qu'elle qu'en soit la raison. Je ne voudrais pas confier ces épreuves à la poste. Mais je croyais que votre tante habitait le Suffolk ? Et quelqu'un m'a bien dit que Miss Dalgliesh était morte.
— Elle habitait en effet le Suffolk avant d'aller s'installer dans le Norfolk, il y a cinq ans. Et, oui, en effet, elle est morte.
— Enfin, Suffolk ou Norfolk, la différence n'est pas grande. » Elle sembla méditer un instant sur la fragilité humaine et comparer les comtés au désavantage des deux, puis : « Si Miss Mair n'est pas chez elle, vous ne laisserez pas ça à sa porte, n'est-ce pas ? Je sais que les gens sont extraordinairement confiants, dans les campagnes, mais si ces épreuves se perdaient, ce serait un désastre. Si Alice n'est pas chez elle, vous trouverez peut-être son frère, le docteur Alex Mair. Il est directeur de la centrale atomique à Larksoken. Mais, en somme, réflexion faite, il vaudrait peut-être mieux ne pas les lui remettre non plus. Les hommes peuvent être incroyablement négligents. »
Dalgliesh fut sur le point de lui dire qu'on pouvait supposer l'un des physiciens les plus réputés du pays, responsable d'une centrale atomique et, à en croire les journaux, favori pour le nouveau poste de directeur général des installations nucléaires, capable de prendre en charge un paquet d'épreuves. Mais il se contenta de répondre : « Si elle est chez elle, je lui remets le paquet en main propre. Sinon je le garde jusqu'à ce qu'elle revienne.
— J'ai téléphoné pour la prévenir qu'il était parti, donc elle vous attendra. J'ai écrit l'adresse très lisiblement. Martyr's Cottage. Je pense que vous savez comment y aller ? »
Non sans quelque aigreur Costello coupa : « Il sait lire une carte. C'est un policier, au cas où vous l'auriez oublié. »
Dalgliesh assura qu'il connaissait Martyr's Cottage et qu'il avait déjà rencontré Alex Mair, mais pas sa sœur. Sa tante avait vécu très retirée, mais dans une région reculée les voisins font inévitablement connaissance, et si Alice Mair avait été absente à ce moment-là, son frère avait fait une visite de condoléances dans les formes au moulin, après la mort de Miss Dalgliesh.
Il prit possession du paquet, étonnamment gros et lourd, bardé d'un impressionnant lacis de papier adhésif, après quoi un ascenseur le conduisit lentement au sous-sol, qui donnait accès au petit parking de Herne & Illingworth où l'attendait sa Jaguar.