48

Une heure plus tard exactement, Dalgliesh avait quitté le cap et filait vers l'ouest sur la A1151. Au bout de vingt minutes, il prit une étroite route de campagne en direction du sud. L'obscurité était tombée et les nuages bas déchirés par le vent volaient à toute allure comme une couverture en loques devant la lune et les étoiles. Il conduisait vite, sans une hésitation, à peine conscient de la poussée et des hurlements du vent. Il n'avait pris cet itinéraire qu'une fois, au début de la matinée, mais il savait où il allait – inutile de consulter une carte. Des deux côtés des haies, les champs s'étendaient, noirs, ininterrompus. Les phares de la voiture argentaient de-ci de-là un arbre tordu secoué par le vent, illuminaient l'espace d'un instant, comme des projecteurs, la façade sans expression d'une fermette isolée, faisaient surgir – pointes d'épingle lumineuses – les yeux d'un animal nocturne avant qu'il eût détalé pour se mettre à l'abri. Le trajet n'était pas long, moins de cinquante minutes, mais les yeux fixés droit devant lui et passant les vitesses comme un automate, il se sentit un instant désorienté comme s'il avait parcouru pendant des heures la sinistre obscurité de cette contrée plate et secrète.

La villa de brique victorienne se trouvait à la lisière d'un village. La grille était ouverte et il remonta lentement l'allée sablée entre les lauriers ébouriffés et les bourgeons craquants des hêtres, puis glissa la Jaguar entre les trois voitures déjà discrètement garées à côté de la maison. Les deux rangées de fenêtres sur la façade étaient noires et l'ampoule unique qui éclairait l'imposte parut être à Dalgliesh moins un signe de bienvenue que l'indication sinistre d'une vie secrète. Il n'eut pas besoin de sonner. Des oreilles devaient guetter l'approche de sa voiture, car la porte fut ouverte au moment précis où il l'atteignait par le même huissier petit, trapu et souriant qui l'avait accueilli lors de sa première visite, le matin. Il portait toujours le même bleu de travail, si bien coupé qu'il ressemblait à un uniforme. Dalgliesh se demanda quel était son rôle exact : chauffeur, garde, factotum ? Ou peut-être quelque fonction plus sinistre et spécialisée ?

Il dit : « Ces messieurs sont dans la bibliothèque, monsieur. Je vais apporter le café. Est-ce que vous aimeriez des sandwiches ? Il reste un peu de bœuf, ou alors un morceau de fromage ? »

Dalgliesh dit : « Juste le café, merci. »

Ils l'attendaient dans la même petite pièce au fond de la maison. Les murs étaient recouverts de boiseries très claires et il n'y avait qu'une seule fenêtre, carrée, masquée par de lourds rideaux de velours bleu fané. Malgré son nom, la fonction de la pièce n'était pas évidente. Certes le panneau en face de la fenêtre était strié de rayonnages, mais ils ne contenaient qu'une demi-douzaine de volumes reliés en cuir et des piles de vieux périodiques qui ressemblaient à des suppléments du dimanche. L'ambiance, curieusement troublante, était celle d'un gîte d'étape non dépourvu de confort, où les occupants provisoires essayaient de s'installer comme chez eux. Six fauteuils assortis, la plupart en cuir, étaient rangés autour d'une cheminée de marbre lourdement sculptée et tous munis d'une petite tablette. À l'extrémité opposée de la pièce, une table moderne entourée de six chaises. Le matin, elle avait été occupée par les restes du petit déjeuner et l'air, chargé d'une odeur de bacon et d'œuf. Mais les vestiges avaient été débarrassés, puis remplacés par des verres et des bouteilles sur un plateau. En regardant la variété des étiquettes, Dalgliesh se dit qu'ils se traitaient somptueusement. Ce plateau chargé donnait un air d'hospitalité à un lieu où fort peu d'autres choses étaient hospitalières. La température lui parut assez fraîche. Dans la cheminée, un grand éventail de papier bruissait à chaque gémissement du vent, et le radiateur électrique placé dans la grille était à peine suffisant, même pour une pièce de proportions aussi chiches et fort encombrée de surcroît.

Trois paires d'yeux se tournèrent vers lui quand il entra. Clifford Sowerby se tenait debout devant la cheminée exactement comme la dernière fois où Dalgliesh l'avait vu. Complet strict et chemise immaculée, il était aussi frais qu'à neuf heures du matin. Il dominait toujours la pièce. Robuste, bel homme, il avait l'assurance et la bienveillance contrôlée d'un directeur d'école ou d'un banquier prospère ; nulle inquiétude à avoir en entrant dans son bureau si l'on avait un compte amplement approvisionné. Dalgliesh, qui le rencontrait pour la deuxième fois seulement, éprouva de nouveau une gêne instinctive et apparemment irrationnelle. L'homme était à la fois impitoyable, dangereux et pourtant, pendant les heures où ils avaient été séparés, il aurait été incapable de se rappeler exactement son visage ou sa voix.

On ne pouvait pas en dire autant de Bill Harding. Haut de six pieds, un visage pâle criblé de taches de rousseur surmonté par une tignasse rousse, il avait évidemment décidé que l'anonymat était impossible et opté pour l'excentricité. Il portait un costume à carreaux en gros tweed et une cravate à pois. Se levant non sans quelque difficulté de son fauteuil bas, il se dirigea vers la table et, quand Dalgliesh lui eut dit qu'il attendait le café, resta planté, la bouteille de whisky à la main, comme s'il ne savait trop quoi en faire. Mais il y avait un personnage de plus que le matin. Alex Mair, verre en main, se tenait devant les livres comme s'il s'intéressait vivement à l'assortiment de volumes reliés cuir et de périodiques empilés. Il se retourna quand Dalgliesh entra et lui lança un long regard appuyé, puis le salua brièvement de la tête. Il était de loin le plus élégant et le plus intelligent des trois hommes qui attendaient là. Mais quelque chose, assurance ou énergie, semblait l'avoir fui et il avait l'apparence diminuée d'un homme qui souffre physiquement et se contient avec peine.

Sowerby dit, une lueur amusée dans ses yeux aux paupières lourdes : « Vous vous êtes roussi le poil, Adam. À l'odeur on croirait que vous avez éteint un feu de joie.

— Exactement ce que j'ai fait. »

Mair ne bougea pas, mais Sowerby et Harding s'assirent de chaque côté du feu et Dalgliesh prit un siège entre eux. Ils attendirent que le café fût arrivé et qu'il eût une tasse dans les mains. Sowerby, renversé dans son fauteuil et les yeux au plafond, semblait prêt à attendre toute la nuit.

Ce fut Bill Harding qui dit : « Alors, Adam ? » Reposant sa tasse, Dalgliesh raconta exactement ce qui s'était passé depuis son arrivée à la caravane. Sans aucune note, il avait une mémoire infaillible. À la fin de son exposé, il dit : « Donc vous pouvez être rassurés. Pascoe croit à ce qui, j'imagine, va devenir la version officielle : que les deux filles avaient une liaison, qu'elles sont imprudemment parties faire une promenade en bateau et qu'elles ont été abordées par accident dans le brouillard. Je ne crois pas qu'il provoquera la moindre difficulté ni pour vous ni pour personne d'autre. Son potentiel de contestation semble épuisé. »

Sowerby dit : « Et Camm n'a rien laissé de compromettant dans la caravane ?

— Je doute beaucoup qu'il y ait eu quelque chose à laisser. Pascoe dit qu'il a lu une ou deux des cartes postales quand elles arrivaient, mais qu'il n'y avait rien, que les formules habituelles, des niaiseries de touristes. Apparemment, Camm les a détruites. Et lui, avec mon aide, a détruit les détritus de la vie qu'elle a menée sur le cap. Je l'ai aidé à emporter le reste des vêtements et des produits de beauté sur la plage pour les brûler. Pendant qu'il était occupé à entretenir le feu, j'ai eu la possibilité de retourner faire une fouille assez complète. Il n'y avait rien. »

Sowerby dit, protocolaire : « Vous nous avez rendu grand service, Adam, en faisant ça pour nous. Rickards n'étant au courant de rien en ce qui concerne nos intérêts, nous ne pouvions évidemment pas compter sur lui. Et puis, vous aviez un avantage considérable : Pascoe vous considérait plus comme un ami que comme un policier ; ça ressort clairement de sa précédente visite à Larksoken Mill. Il a confiance en vous. »

Dalgliesh dit : « Vous m'avez tout expliqué ce matin. La demande que vous m'avez faite m'a paru raisonnable, vu les circonstances. En ce qui concerne le terrorisme, je ne suis ni naïf, ni ambivalent. Vous m'avez demandé de faire quelque chose et je l'ai fait. Je suis toujours persuadé que vous devriez mettre Rickards au courant, mais c'est votre affaire. Enfin, vous avez votre réponse. Si Camm travaillait avec Amphlett, elle ne s'est pas confiée à Pascoe et il ne se doute de rien, ni pour l'une ni pour l'autre. Il croit que Camm n'est restée avec lui que pour être près de son amie. Malgré ses idées libérales, il est aussi disposé qu'un autre à croire qu'une femme qui persiste à ne pas vouloir coucher avec lui est ou frigide ou lesbienne. »

Sowerby se permit un petit sourire sarcastique : « Pendant que vous jouiez Ariel auprès de son Prospero sur la grève, je suppose qu'il n'a pas avoué le meurtre de Robarts ? C'est sans grande importance, mais on est tout naturellement curieux.

— J'avais mission de lui parler d'Amy Camm, mais il a fait allusion au meurtre. Je ne pense pas qu'il croie vraiment qu'Amy ait aidé à tuer Robarts, mais que les filles l'aient fait ou pas lui importe peu finalement. Vous-mêmes, vous êtes convaincus que ce sont elles ?

— Nous n'avons pas à l'être. C'est Rickards qui doit en être persuadé et j'imagine qu'il l'est. Soit dit en passant, vous l'avez vu ou vous lui avez parlé aujourd'hui ?

— Il m'a téléphoné vers midi, surtout, je crois, pour me dire que sa femme était rentrée. Je ne sais trop pourquoi, il pensait que ça m'intéresserait. En ce qui concerne le meurtre, il a l'air d'en venir à l'idée que Camm et Amphlett étaient dans le coup l'une et l'autre. »

Harding dit : « Et il a sans doute raison. »

Dalgliesh demanda : « Qu'est-ce qu'il a comme preuves ? Et puisqu'il n'a pas le droit de savoir que l'une au moins est soupçonnée de terrorisme, pour quel mobile ? »

Harding dit impatiemment : « En voilà assez, Adam ! Quelle preuve peut-il espérer avoir ? Et depuis quand le mobile est-il la première considération ? D'ailleurs, elles en avaient un, ou du moins Camm. Elle haïssait Robarts. Il y a au moins un témoin qui a assisté à un vrai pugilat entre elles le dimanche du meurtre, l'après-midi. Et Camm protégeait férocement Pascoe, elle était très active dans le groupe de pression qu'il avait lancé. Ce procès en diffamation l'aurait ruiné et mis le PCPN définitivement K-O. Il branle déjà dans le manche. Camm voulait se débarrasser de Robarts et Amphlett l'a tuée. C'est ce qu'on croira le plus généralement dans le coin et Rickards fera comme les autres. D'ailleurs, il est probablement sincère. »

Dalgliesh dit : « Camm protégeait férocement Pascoe ? Qui l'a dit ? C'est une supposition, pas une preuve.

— Mais il en a, des preuves. Indirectes, soit, mais maintenant c'est très probablement tout ce qu'il aura. Amphlett savait que Robarts allait nager le soir ; pratiquement tout le monde à la centrale le savait. Elle a concocté un faux alibi. Camm avait accès comme n'importe qui au bric-à-brac entreposé au presbytère. Et Pascoe admet maintenant qu'il pouvait être neuf heures et quart quand il est revenu de Norwich. Entendu, c'est juste, mais enfin pas impossible si Robarts est allée se baigner plus tôt que d'habitude. Tout ça se tient. Pas un dossier d'instruction en béton qui aurait permis de les arrêter si elles étaient encore en vie, mais suffisant pour qu'il soit bien difficile de condamner qui que ce soit d'autre. »

Dalgliesh dit : « Est-ce qu'Amy Camm aurait abandonné son enfant ?

— Pourquoi pas ? Il dormait probablement, sinon s'il s'était mis à brailler, qui l'aurait entendu ? Tout de même, Adam, vous n'allez pas nous dire que c'était une bonne mère ? Elle l'a bien laissé finalement, non ? Et définitivement, encore que ça n'ait peut-être pas été prémédité. Si vous voulez mon avis, ce gosse ne comptait pas beaucoup pour sa mère. »

Dalgliesh dit : « Donc, vous supposez une mère si indignée par un geste d'hostilité sans gravité envers son enfant qu'elle le venge par un meurtre et cette même mère le laissant seul dans une caravane pour aller se promener en bateau avec sa petite amie. Est-ce que Rickards ne trouverait pas ça difficile à concilier ? »

Sowerby dit avec un rien d'impatience : « Dieu seul sait comment Rickards concilie quoi que ce soit. Heureusement, nous ne sommes pas tenus de le lui demander. Au reste, Adam, nous connaissons un mobile très positif. Robarts aurait pu soupçonner Amphlett. Après tout, elle était responsable des services administratifs. Intelligente, consciencieuse – vous n'avez pas dit exagérément consciencieuse, Mair ? »

Tous regardèrent la silhouette debout devant la bibliothèque. Mair se retourna pour leur faire face. Il dit tranquillement : « Oui, elle était consciencieuse. Mais je doute qu'elle l'ait été au point de détecter une conspiration qui m'avait échappé. » Il se remit à contempler les livres.

Il y eut un instant de silence embarrassé, rompu par Bill Harding qui dit allègrement, comme si Mair n'avait pas parlé : « Donc, qui était mieux placé qu'elle pour éventer un brin de trahison ? Rickards n'a peut-être ni preuve solide, ni mobile suffisant, mais pour l'essentiel il a sans doute raison. »

Dalgliesh se leva et alla vers la table. Il dit : Ça vous arrangerait que le dossier soit refermé, je le vois bien. Mais si j'étais chargé des investigations, il resterait ouvert. »

Sowerby dit avec une petite grimace : « C'est assez évident. Félicitons-nous donc que vous ne le soyez pas. Mais vous garderez vos doutes pour vous, Adam ? Ça va sans dire.

— Alors, pourquoi le dire ? »

Il reposa sa tasse sur la table, conscient que Sowerby et Harding surveillaient chacun de ses mouvements comme s'il avait été suspect et capable de déguerpir à n'importe quel moment. Revenant à son fauteuil, il dit : « Et comment Rickards ou un autre va-t-il expliquer la balade en bateau ? »

Ce fut encore Harding qui répondit : « Il n'aura pas à le faire. Elles couchaient ensemble, non ? Elles ont eu envie de faire un tour. C'était le bateau d'Amphlett après tout. Elle a laissé sa voiture sur le quai, au vu et au su de tout le monde. Elle n'a absolument rien emporté et Amy non plus. Elle a laissé un mot pour Pascoe disant qu'elle serait revenue dans une heure environ. Pour Rickards comme pour tout le monde, autant d'indices qui concordent pour faire croire à un accident. Et d'ailleurs, qui pourra dire le contraire ? Nous étions très, très loin d'avoir réuni les renseignements suffisants pour qu'Amphlett se sente menacée au point de paniquer et de prendre la poudre d'escampette ; pas encore.

— Et nos gars n'ont rien trouvé dans la maison ? »

Harding regarda Sowerby. Une question à laquelle ils préféraient ne pas répondre et qui n'aurait pas dû être posée. Après un silence, Sowerby dit : « Rien. Ni radio, ni documents, ni traces de matériel compromettant. Si Amphlett avait l'intention de décamper, elle n'a rien laissé traîner avant de partir. »

Bill Harding dit : « Bon, si elle a vraiment paniqué et voulu filer, le seul mystère, c'est sa précipitation. Si elle avait tué Robarts et pensé que la police brûlait, ça aurait pu faire pencher la balance. Mais la police ne brûlait pas. Évidemment, ça a pu être une vraie promenade en mer et un vrai accident. Ou alors leur organisation a pu les supprimer toutes les deux. Une fois le projet Larksoken obsolète, elles perdaient toute utilité. Qu'est-ce que les camarades allaient bien pouvoir en faire ? Leur fournir de nouvelles identités, de nouveaux papiers, les infiltrer dans une centrale en Allemagne ? À mon avis, elles n'en valaient pas la peine. »

Dalgliesh dit : « Y a-t-il une preuve quelconque qu'il s'est agi d'un accident ? Est-ce qu'un bâtiment a signalé des avaries à l'avant, un possible abordage dans le brouillard ?

Sowerby dit : « Aucun jusqu'à présent, et je doute qu'il y en ait. Mais si Amphlett appartenait bien à l'organisation que nous soupçonnons, ils n'auraient pas hésité une seconde à sacrifier une paire de martyrs involontaires à la cause. Je me demande à qui elle croyait avoir affaire ! Le brouillard les aurait aidés, mais ils auraient pu couler le bateau sans ça. Ou même les enlever et les tuer ailleurs. Mais simuler un accident était la solution tout indiquée surtout avec le brouillard en prime. Moi, j'aurais joué le coup comme ça. » Et même sans trace de regret, se dit Dalgliesh.

Harding se tourna vers Mair : « Vous n'avez pas eu le moindre soupçon ?

— Vous me l'avez déjà demandé. Non. J'ai été étonné – un peu irrité même – qu'elle ne veuille pas m'accompagner dans ma nouvelle situation et plus encore de la raison qu'elle m'a donnée. Je n'aurais vraiment pas pensé que Jonathan Reeves puisse être l'homme de sa vie. »

Sowerby dit : « C'était habile. Un homme sans personnalité, qu'elle pouvait dominer. Pas trop intelligent. Déjà amoureux d'elle. Elle pouvait le larguer le jour où elle le voulait, et il n'aurait pas été capable de comprendre la raison. D'ailleurs, pourquoi avoir des soupçons ? Le sexe n'a rien à voir avec la raison, de toute façon. »

Il y eut un silence, puis il ajouta : « Est-ce que vous l'avez vue, l'autre fille, Amy ? On me dit qu'elle est allée visiter la centrale pendant une de ces journées portes ouvertes. Mais je ne pense pas que vous vous en souveniez. »

Le visage de Mair était un masque blanc. Il dit : « Je l'ai vue une fois, je crois. Cheveux blonds teints, une figure poupine, assez jolie. Elle portait l'enfant. Qu'est-ce qu'il va devenir, à propos ? Ou bien est-ce une fille ? »

Sowerby dit : « Recueilli par l'Assistance, je suppose, à moins qu'on retrouve le père ou les grands-parents. Il finira sans doute placé ou adopté. Je me demande bien à quoi pensait sa bougresse de mère. »

Harding s'écria avec une brusque véhémence : « Est-ce qu'elles pensent ? Jamais ? Non – pas de convictions, pas de stabilité, pas d'esprit de famille, pas de fidélité. Elles volent à tous les vents, comme du papier. Et puis, quand elles trouvent quelque chose qui leur donne l'illusion d'être importantes, quelque chose en quoi elles peuvent croire, qu'est-ce qu'elles choisissent ? La violence, l'anarchie, la haine, le meurtre. »

Sowerby le regarda, surpris et un peu amusé, puis il dit : « Des idées qui pour certaines valent le sacrifice de leur vie. Tout le problème est là, bien entendu.

— Simplement parce qu'elles veulent mourir. Si vous n'êtes pas capable de vivre, cherchez une excuse, une cause que vous pouvez travestir en raison valable pour mourir, qui satisfera votre désir de mort. Avec un peu de chance vous rameuterez une douzaine de pauvres cons, des gens qui, eux, aiment la vie et n'ont pas du tout envie de mourir. Et puis il y a toujours l'illusion ultime, l'arrogance finale. Le martyre. Dans le monde entier, des imbéciles solitaires et incapables brandiront les poings et brailleront votre nom et trimbaleront des placards avec votre portrait et commenceront à chercher autour d'eux quelqu'un qu'ils pourraient faire sauter, fusiller, mutiler. Et cette fille, cette Amphlett. Pas même l'excuse de la pauvreté. Un père officier supérieur, la sécurité, une bonne éducation, des privilèges, de l'argent. Elle avait tout. »

Ce fut Sowerby qui répondit : « Nous savons ce qu'elle avait. Ce que nous ne pouvons pas savoir, c'est ce qu'elle n'avait pas. »

Harding ne releva pas : « Et qu'est-ce qu'ils pensaient en faire, de Larksoken, s'ils s'en emparaient ? Ils n'auraient pas tenu une demi-heure. Il leur aurait fallu des spécialistes, des programmeurs. »

Mair dit : « Vous pouvez être persuadé, je crois, qu'ils savaient exactement de qui et de quoi ils avaient besoin et prévu la façon de les avoir.

— Et pour les faire entrer dans le pays ?

— Par bateau, peut-être. »

Sowerby le regarda avec une certaine impatience : « Enfin, ils ne l'ont pas fait. Ils ne pouvaient pas le faire. Et notre travail, c'est de veiller à ce qu'ils ne puissent jamais le faire. »

Un silence, puis Mair dit : « Je suppose qu'Amphlett était l'élément dominant. Je me demande quels arguments ou quels appeaux elle a pu utiliser. La fille – Amy – m'avait paru très instinctive, pas du tout du genre à mourir pour une théorie politique. Mais bien sûr, c'est un jugement superficiel. Je ne l'ai vue qu'une fois. »

Sowerby dit : « Sans les connaître, impossible de savoir laquelle dominait l'autre, mais je pense aussi que c'était presque certainement Amphlett. Sur Camm, on n'a ni renseignements ni soupçons. Elle a sans doute été recrutée comme courrier. Amphlett devait avoir un contact dans l'organisation et le rencontrer de temps en temps, ne serait-ce que pour recevoir des instructions. Mais ils évitaient sans doute soigneusement de le faire directement. Camm recevait probablement des messages codés fixant le lieu et la date de la rencontre suivante et les transmettait. Quant à ses raisons, elle trouvait sans aucun doute sa vie peu satisfaisante. »

Bill Harding se pencha lourdement sur la table et se versa une grosse rasade de whisky. Il avait la langue épaisse, comme s'il était ivre : « La vie a toujours été peu satisfaisante pour la plupart des gens, la plupart du temps. Le monde n'est pas fait pour notre satisfaction. Ce n'est pas une raison pour essayer de nous le faire dégringoler sur le cabochon. »

Sowerby sourit, l'air finement supérieur, et dit, très dégagé : « Ils croient peut-être que c'est ce que nous sommes en train de faire. »

Un quart d'heure plus tard, Dalgliesh partit avec Mair. Tandis qu'ils ouvraient la portière de leur voiture, il se retourna et vit que l'homme attendait toujours sur le seuil.

Mair dit : « Il s'assure que nous quittons bien les lieux. Quels types extraordinaires ! Je me demande comment ils ont été mis sur la piste de Caroline. J'ai jugé inutile de poser la question puisqu'ils avaient très nettement fait comprendre qu'ils n'avaient pas l'intention de le dire.

— Non, ils ne l'auraient pas dit. Presque certainement un tuyau des services de sécurité allemands.

— Et cette maison ! Comment diable trouvent-ils des endroits pareils ? Qu'est-ce que vous croyez, qu'ils les possèdent, qu'ils les empruntent, qu'ils les louent, ou qu'ils forcent la porte, tout simplement ?

— Elle appartient sans doute à un de leurs propres officiers, retraité, j'imagine. Il ou elle leur laisse une clef pour des occasions comme celle-là.

— Et maintenant, ils sont en train de lever le camp, je suppose. Ils essuient les meubles, vérifient qu'ils ne laissent pas d'empreintes digitales, finissent les victuailles, coupent l'électricité. Dans une heure, personne ne saura qu'ils sont passés là. La perfection des locataires provisoires. Ils se trompent cependant sur un point, il n'y avait pas de rapports physiques entre Amy et Caroline. C'est inepte ! »

Il s'exprimait avec une force et une conviction tellement extraordinaires, presque outragé, que Dalgliesh se demanda un instant si Caroline Amphlett n'avait pas été plus que son assistante. Mair dut bien sentir ce que son compagnon pensait, mais il ne s'expliqua ni ne protesta. Dalgliesh dit : « Je ne vous ai pas encore félicité pour votre promotion. »

Mair, qui s'était glissé derrière le volant, avait mis le contact, mais la portière de la voiture était encore ouverte et le gardien, silencieux, attendait toujours patiemment à la porte.

Il dit : « Je vous remercie. Ces tragédies à Larksoken ont un peu terni la satisfaction immédiate, mais c'est tout de même le poste le plus important que j'occuperai sans doute jamais. » Puis, comme Dalgliesh se détournait, il lui dit : « Ainsi, vous croyez que nous avons toujours un tueur sur le cap ?

— Pas vous ? »

Mais au lieu de répondre, Mair demanda : « Si vous étiez Rickards, qu'est-ce que vous feriez maintenant ?

— Je chercherais avant tout à savoir si Blaney ou Theresa ont quitté Scudder's Cottage, le dimanche soir. Si l'un ou l'autre l'a fait, alors je crois que mon dossier serait bouclé. Je ne pourrais pas apporter des preuves irréfutables, mais logiquement il se tiendrait et je crois que ce serait la vérité.