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Dalgliesh suivit du regard les phares de la voiture jusqu'à ce que Rickards tourne à droite pour prendre la route côtière, puis ferma la porte à clef et se mit à ranger assez distraitement avant d'aller se coucher. En repensant à la soirée, il reconnut qu'il avait hésité à parler longuement de sa visite du vendredi matin à la centrale et s'était montré moins ouvert encore à propos de ses réactions, peut-être parce qu'elles avaient été plus complexes et les lieux plus impressionnants qu'il s'y était attendu. On l'avait prié d'arriver à huit heures quarante-cinq, car Mair voulait l'accompagner lui même et il avait rendez-vous à Londres pour déjeuner. Au début de la visite, il avait demandé : « Qu'est-ce que vous savez de la puissance nucléaire ?

— Très peu de chose. Peut-être vaudrait-il mieux supposer que je ne sais rien.

— Dans ce cas, avant de faire la visite, commençons par le préambule habituel sur les sources de radiations et ce que signifient puissance nucléaire, énergie atomique, énergie nucléaire, etc. J'ai demandé à Miles Lessingham, en tant que directeur des opérations, de se joindre à nous. »

Ce fut le début de deux heures extraordinaires. Escorté par ses deux mentors, Dalgliesh fut revêtu d'une combinaison et d'un casque protecteurs qu'on lui ôta ensuite, passé au détecteur de radiations, soumis à un flot presque ininterrompu de chiffres et de données. Même venu en simple curieux, il se rendait compte que la centrale était dirigée avec une exceptionnelle efficacité, qu'une autorité compétente et respectée la contrôlait parfaitement. Et les membres du personnel rencontrés l'impressionnaient par leur engagement, tandis qu'ils expliquaient patiemment leurs tâches en termes qu'un profane intelligent pouvait comprendre. Alex Mair, apparemment là pour escorter un homme jouissant du statut d'invité privilégié, n'était jamais détaché ni absent, mais toujours observateur, toujours vigilant, de toute évidence le patron. Derrière leur professionnalisme, Dalgliesh les sentait voués à la puissance nucléaire avec un enthousiasme contrôlé chez certains, mais toujours un peu sur la défensive, ce qui était sans doute naturel, étant donné l'ambivalence de l'opinion publique à l'égard de l'atome. Quand un des ingénieurs disait : « C'est une technologie dangereuse, mais nous en avons besoin et nous pouvons la maîtriser », Dalgliesh entendait non pas l'arrogance de la certitude scientifique, mais le respect pour un élément qu'il contrôlait, presque le rapport conflictuel d'un marin avec la mer, à la fois habitat naturel et ennemi honoré. Si la visite était destinée à le rassurer, elle avait réussi dans une certaine mesure. Si la puissance nucléaire pouvait être sûre, elle l'était entre leurs mains. Mais jusqu'à quel point et pendant combien de temps ?

Il était resté dans la grande salle des machines, les oreilles bourdonnantes, pendant que Mair lui parlait pressions, voltages et taux de réaction ; vêtu de sa combinaison protectrice, il avait regardé à ses pieds les éléments irradiés qui gisaient, poissons sinistres, pendant cent jours dans la piscine de désactivation avant d'être envoyés à Sellafield pour retraitement ; il était allé jusqu'au bord de la mer voir les installations de pompage de l'eau de refroidissement et les condenseurs. Mais la partie la plus intéressante de la visite avait été le bâtiment des réacteurs. Mair, appelé par un bip de l'intercom, avait dû s'absenter un moment et Dalgliesh était resté seul avec Lessingham. Ils s'étaient tenus sur le haut pont tournant, regardant au-dessous d'eux les deux réacteurs et l'une des immenses machines assurant l'alimentation en combustible. Se rappelant Toby Gledhill, le policier jeta un coup d'œil à son compagnon et aperçut un visage si tendu, si blanc qu'il craignit de le voir s'évanouir. Et puis il se mit à parler presque comme un automate récitant une leçon.

« Il y a 26 488 éléments combustibles dans chaque réacteur, chargés par les machines sur une période de cinq à dix ans. Chacune de ces machines est un vrai bâtiment mesurant à peu près 7 mètres de haut et pesant 115 tonnes. Elle peut contenir 14 éléments combustibles ainsi que les autres composants nécessaires pour le cycle d'alimentation. Le pressuriseur est lourdement protégé par une enceinte en fonte et en bois densifié. Ce que vous voyez, monté sur le haut de la machine, c'est le treuil qui soulève les éléments combustibles. Il y a également un dispositif de couplage qui relie la machine au réacteur et une caméra de télévision qui permet de surveiller les opérations à partir de la salle de commande. »

Il s'interrompit brusquement et Dalgliesh vit que les mains crispées sur le garde-corps devant lui tremblaient. Ni l'un ni l'autre ne parla. Le spasme dura moins de dix secondes, puis Lessingham dit : « Le choc est un phénomène bizarre. J'ai rêvé pendant des semaines que je voyais tomber Toby. Et puis le cauchemar s'est arrêté tout d'un coup. J'ai cru que je serais capable de regarder le plancher de chargement et de chasser l'image de mon esprit. Je le peux, la plupart du temps. Après tout, c'est ici que je travaille, c'est mon environnement. Mais le cauchemar revient encore et parfois, comme aujourd'hui, je le vois couché là si clairement qu'on pourrait croire à une hallucination. »

Dalgliesh eut l'impression qu'il ne pourrait dire que des banalités. Lessingham poursuivit : « C'est moi qui suis arrivé auprès de lui le premier. Il était allongé, à plat ventre, sans un mouvement, mais je ne pouvais pas le retourner. Je ne pouvais pas le toucher. Je savais qu'il était mort. Il avait l'air tout petit, désarticulé, une poupée de chiffon. Tout ce que je remarquais, c'étaient ces symboles ridicules, ces abeilles jaunes sur les talons de ses baskets. Dieu, que j'ai été heureux de me débarrasser de ces sacrées chaussures. »

Donc Gledhill n'avait pas porté sa combinaison de protection. Le suicide n'avait pas été tout à fait spontané.

Dalgliesh dit : « Il devait être bon grimpeur.

— Oh, oui, c'était le moindre de ses talents ». Et puis, sans changement de ton perceptible, il poursuivit la description du réacteur et la procédure pour charger du combustible dans le cœur. Cinq minutes plus tard, Mair les rejoignait. En revenant à son bureau, il avait soudain demandé : « Avez-vous entendu parler de Richard Feynman ?

— Le physicien américain ? J'ai vu une émission de télévision sur lui, il y a quelques mois, sinon le nom ne m'aurait rien dit du tout.

— Feynman a écrit : “ La vérité est bien plus merveilleuse que n'importe quel artiste du passé l'imaginait. Pourquoi les poètes d'aujourd'hui n'en parlent-ils pas ? ” Vous êtes poète, mais ce lieu, la puissance qu'il génère, la beauté de ses structures, sa magnificence propre, tout cela ne vous intéresse pas particulièrement, n'est-ce pas ? Ni vous, ni aucun autre poète ?

— Si, ça m'intéresse. Ça ne veut pas dire que je peux en faire de la poésie.

— Non, vos sujets sont plus prévisibles, n'est-ce pas ? Voyons, que dit ce passage ?

Vingt pour cent à Dieu et ses saints
Vingt pour cent à la nature et ses mandants
Et tout le reste aux plaintes
Des mâles poursuivis par des putains, ou les poursuivant.

Dalgliesh dit : « Le pourcentage de Dieu et des saints est en baisse, mais je conviens que les putains font mieux que se maintenir.

— Et ce pauvre diable, là-bas, le Siffleur du Norfolk, il n'est pas poétique non plus, je suppose.

— Il est humain. Cela fait de lui un sujet approprié pour la poésie.

— Mais vous ne le choisiriez pas ? »

Dalgliesh aurait pu répondre qu'un poète ne choisit pas ses sujets, ce sont eux qui le choisissent. Mais une des raisons de sa fuite dans le Norfolk avait été le désir d'éviter les discussions sur la poésie et, même s'il avait pris plaisir à parler de son œuvre, ce n'aurait pas été avec Alex Mair. Mais il avait été surpris de constater combien ses questions l'avaient peu irrité. Il était difficile d'aimer cet homme, impossible de ne pas le respecter. S'il avait assassiné Hilary Robarts, Rickards affronterait un redoutable adversaire.

Tandis qu'il raclait les dernières cendres du feu, il se rappela avec une extraordinaire clarté cet instant où, à côté de Lessingham, il s'était penché vers la formidable masse sombre du réacteur dans laquelle cette mystérieuse puissance travaillait silencieusement. Combien de temps faudrait-il avant que Rickards se demande pourquoi exactement l'assassin avait choisi cette paire de chaussures et pas une autre ?