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Il n'avait pas fallu plus de deux minutes à Alex Mair étendu rigide sur son lit pour savoir que le sommeil ne viendrait pas. Il n'en avait pas besoin de beaucoup, certes, mais encore fallait-il que celui-ci fût profond. Il lança donc les jambes hors du lit, prit sa robe de chambre et alla à la fenêtre voir le soleil se lever sur la mer du Nord. Il repensa aux quelques heures précédentes, au soulagement de parler, à la conversation avec Alice en sachant que rien ne la choquait, que rien ne l'étonnait, que tout ce qu'il faisait était sinon jugé bon du moins mesuré à une aune différente de celle qu'elle appliquait si rigoureusement au reste de sa vie.

Le secret qu'il y avait entre eux, les minutes pendant lesquelles il avait tenu le corps tremblant d'Alice contre l'arbre et regardé au fond de ses yeux pour la contraindre à l'obéissance les avaient liés avec une corde si solide que rien ne pouvait l'user – ni la culpabilité partagée, ni les petits frottements de la vie commune. Pourtant, ils n'avaient jamais parlé de la mort de leur père. Il ne savait pas si Alice y pensait parfois, ou si le traumatisme l'avait effacée de son esprit si bien qu'elle croyait désormais la version qu'il avait donnée, prenant le mensonge dans son inconscient pour en faire sa vérité. Quand très peu de temps après l'enterrement, voyant comme Alice était calme, il avait envisagé cette possibilité, la répugnance que celle-ci lui inspirait l'avait étonné. Il ne voulait pas d'une telle reconnaissance. Il était dégradant d'imaginer qu'elle pût se sentir une obligation vis-à-vis de lui. Obligation et reconnaissance – autant de mots qu'ils n'avaient jamais eu besoin d'employer. Mais il voulait qu'elle sût et se rappelât. L'acte était pour lui si monstrueux, si étonnant, qu'il eût été intolérable de ne pas le partager avec âme qui vive. Dans les premiers mois, il avait voulu qu'elle sût que ce qu'il avait fait était énorme et qu'il l'avait fait pour elle.

Et puis, six semaines après l'enterrement, il s'était soudain découvert capable de croire que cela ne s'était pas produit, du moins pas de cette façon, et que toute l'horreur était une fantasmagorie enfantine. Resté éveillé le soir, il voyait le corps de son père qui s'écroulait, le jet de sang comme une fontaine écarlate, il entendait le murmure rauque des mots. Dans cette version revue et réconfortante, il y avait eu une seconde d'attente, pas davantage, après quoi il s'était précipité vers la maison en appelant au secours. Et puis il y avait un deuxième scénario plus admirable encore, dans lequel, agenouillé à côté de son père, il avait enfoncé le poing dans l'aine pour arrêter le sang, chuchoté des mots secourables pour rassurer ces yeux mourants. Trop tard, bien sûr, mais enfin il avait essayé. Il avait fait de son mieux. Le coroner l'avait félicité, petit homme précis avec ses demi-lunes et son visage de perroquet grognon. « Je félicite le fils du défunt qui a agi avec une promptitude et un courage dignes d'éloges et fait tout ce qui était possible pour sauver la vie de son père. »

Pouvoir se croire innocent lui apporta un tel soulagement au début qu'il en fut confondu pendant quelque temps. Nuit après nuit, il avait glissé dans le sommeil, porté par un flot d'euphorie. Cependant, même alors, il était bien conscient que cette absolution était comme une drogue injectée dans le sang, réconfortante et facile, mais interdite pour lui. Le danger qu'elle représentait était plus destructeur encore que le remords. Il s'était dit : « Jamais je ne dois croire qu'un mensonge est la vérité. Je pourrai mentir toute ma vie si besoin est, mais en sachant ce que je fais et sans jamais me mentir à moi-même. Les faits sont les faits. Je dois les accepter et les affronter pour apprendre à les dominer. Je peux chercher des raisons à ce que j'ai fait et appeler ces raisons excuses – ce qu'il avait fait à Alice, la façon dont il rudoyait Maman, la haine que j'avais pour lui. Je peux essayer de justifier sa mort, du moins à mes yeux. Mais j'ai fait ce que j'ai fait et il est mort comme il est mort. »

Avec cette acceptation était venue une sorte de paix. Au bout de quelques années, il put croire que le remords était lui-même une complaisance et qu'il n'était pas obligé de souffrir à moins de le souhaiter. Ensuite, il avait été pendant un temps fier de son action, du courage, de l'audace et de la résolution qui l'avaient rendue possible. Mais cela aussi, il savait que c'était dangereux. Ensuite encore, pendant des années, il n'avait presque jamais pensé à son père. Ni sa mère ni Alice ne parlaient de lui, sauf en compagnie de vagues connaissances qui se croyaient obligées de présenter des condoléances embarrassées et là, il n'y avait pas d'échappatoire. Mais dans la famille, son nom n'avait été prononcé qu'une seule fois.

Un an après sa mort, sa mère avait épousé Edmund Morgan, veuf organiste de leur église, d'une nullité crétinisante et s'était retirée avec lui à Bognor Regis ou ils avaient vécu sur l'assurance de son père dans une grande villa avec vue sur la mer, momifiés par l'obsession d'une mutuelle dévotion qui reflétait l'ordre méticuleux de leurs univers. Sa mère appelait toujours son nouveau mari Mr Morgan : « Si je ne te parle pas de ton père, Alex, ce n'est pas que je l'aie oublié, mais ça contrarierait Mr Morgan. » La phrase était devenue une vraie scie entre lui et Alice, la conjonction de la profession de Morgan et de son instrument offrant des possibilités infinies aux plaisanteries juvéniles, surtout pendant le voyage de noces. « Je pense que Mr Morgan doit sortir le grand jeu. » « Est-ce que tu crois que Mr Morgan va varier ses combinaisons ? » « Pauvre Mr Morgan, en plein effort. Pourvu que sa soufflerie tienne bon. » Enfants peu communicatifs et réticents, ils n'en prenaient pas moins des crises de fou rire incoercibles qui anesthésiaient l'horreur du passé.

Enfin, vers l'âge de dix-huit ans, une réalité d'une autre sorte s'était imposée ; il avait dit tout haut : « Je ne l'ai pas fait pour Alice, je l'ai fait pour moi », et trouvé bien extraordinaire qu'il lui eût fallu quatre ans pour le découvrir. Au reste, était-ce un fait, était-ce la vérité, ou une simple spéculation psychologique qu'il jugeait intéressant d'envisager dans certains états d'esprit ?

Cette nuit-là, regardant de l'autre côté du cap le ciel déjà enluminé par les premiers ors de l'aube, il dit encore une fois tout haut : « J'ai laissé mon père mourir, de propos délibéré, c'est un fait. Tout le reste n'est que vaine spéculation. » Dans un roman, Alice et lui-même auraient dû être torturés par leur secret commun, méfiants, rongés de remords, incapables de vivre séparés et malheureux ensemble. Or, depuis la mort du père, il n'y avait eu entre lui et sa sœur qu'entente, affection et paix.

Seulement, près de trente ans après, alors qu'il pensait être arrivé depuis longtemps à un accommodement avec l'acte et ses propres réactions, le souvenir recommençait à s'éveiller. Tout avait commencé avec le premier meurtre du Siffleur. Le mot lui-même, constamment sur les lèvres des uns et des autres telle une malédiction sonore, semblait avoir le pouvoir d'évoquer ces images à demi refoulées du visage de son père, aussi effacées, aussi dépourvues de vie qu'une vieille photographie. Au cours des six derniers mois, l'image de son père avait commencé à envahir sa conscience à des moments bizarres, au milieu d'une conférence, dans un geste, le mouvement d'une paupière, un ton de voix, la ligne de la bouche d'un orateur, la forme des doigts étendus vers un feu de bois. Le fantôme de son père était revenu dans le fouillis du feuillage d'un été finissant, les premières chutes de feuilles, les prémices des parfums d'automne. Il se demanda s'il arrivait la même chose à Alice. Malgré toute leur sympathie réciproque, malgré sa conviction qu'ils étaient irrévocablement liés l'un à l'autre, c'était la seule question, il le savait, qu'il ne poserait jamais.

Et puis il y en avait d'autres, une en particulier, qu'il n'avait pas à redouter d'elle. Elle ne manifestait aucune curiosité pour la vie sexuelle qu'il menait. Il connaissait assez de psychologie pour avoir au moins quelque idée de ce que ces anciennes expériences honteuses et terrifiantes lui avaient fait. Il se disait parfois qu'elle considérait ses liaisons avec une indulgence légèrement amusée comme si, immunisée elle-même contre cette faiblesse puérile, elle n'était pourtant pas disposée à la critiquer chez les autres. Une fois, après le divorce, elle lui avait dit : « Je trouve extraordinaire qu'un procédé simple et direct bien qu'inélégant pour assurer la survie de l'espèce entraîne les humains dans un tel tohu-bohu de passions. Est-ce qu'il faut vraiment prendre le sexe si au sérieux ? » Et voilà qu'il se demandait si elle savait ou devinait, à propos d'Amy. Au moment où la boule flamboyante surgissait de la mer, l'embrayage du temps se mit à patiner, puis passa la marche arrière, et il se trouva reporté quatre jours plus tôt, couché avec Amy dans le creux profond des dunes, sentant de nouveau l'odeur salée de la mer au moment où la chaleur de l'après-midi finissant s'évaporait dans l'air d'automne. Il se rappelait chaque phrase, chaque geste, le timbre de sa voix, sentait encore les poils se hérisser sur ses bras quand elle le touchait.