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Dalgliesh venait juste de finir le tri des papiers de sa tante quand le téléphone sonna. C'était Rickards. Sa voix forte, montée de plusieurs tons par l'euphorie, lui parvint aussi nettement que si sa présence emplissait la pièce. Sa femme venait de mettre une petite fille au monde une heure plus tôt. Il appelait de l'hôpital. La maman allait très bien, le bébé était merveilleux. Il n'avait que peu de minutes. Encore quelques soins à donner et il pourrait retourner auprès de Susie.
« Elle est arrivée à la maison juste à temps, Mr Dalgliesh. Un coup de veine, hein ? La sage-femme a dit qu'elle avait rarement vu un travail aussi rapide, pour un premier. Seulement six heures. Elle pèse sept livres, juste le poids qu'il faut. Et nous voulions une fille. Nous l'appelons Stella Louise. Louise c'est le prénom de ma belle-mère ; on peut bien lui faire ce plaisir, à cette vieille nénette. »
Reposant l'appareil après de chaleureuses félicitations sans doute jugées très insuffisantes par Rickards, Dalgliesh se demanda pourquoi il avait été honoré par une telle rapidité dans les transmissions et conclut que l'inspecteur, ivre de joie, téléphonait la nouvelle à tous ceux qu'elle pouvait intéresser, pour occuper les minutes avant de retourner vers son épouse. Ses derniers mots avaient été : « Je ne peux pas vous dire ce qu'on éprouve, Mr Dalgliesh. »
Mais Dalgliesh se rappelait bien ce qu'on éprouvait. Il s'immobilisa un instant afin d'affronter des réactions qui lui semblaient trop complexes pour une nouvelle aussi banale et attendue, reconnaissant avec un certain dégoût que l'envie y tenait une place. Il se demanda ce qui lui donnait ce désir bref mais violent d'avoir lui aussi un enfant – sa venue sur le cap, l'impression qu'on y ressentait d'une vie transitoire mais toujours renouvelée, le cycle de la naissance et de la mort, ou encore la mort de Jane Dalgliesh, sa dernière parente ?
Ni lui ni Rickards n'avaient parlé du meurtre. L'inspecteur l'aurait certainement ressenti comme une intrusion indécente dans son extase privée, quasi sacrée. Et d'ailleurs, il ne restait pas grand-chose à dire. Rickards avait nettement indiqué qu'il considérait l'affaire comme terminée. Amy et Caroline étaient mortes toutes les deux et il était fort improbable que leur culpabilité pût jamais être établie ; de plus, le dossier de l'accusation n'était pas d'une solidité parfaite. Rickards n'avait toujours aucune preuve que l'une ou l'autre connaissait dans les détails la manière d'opérer du Siffleur, mais il semblait que cela eût désormais moins d'importance pour la police. Quelqu'un avait pu parler, Camm recueillir des bribes d'informations au Local Hero, Robarts elle-même en parler à Amphlett. Ensuite, ce qu'elles ne savaient pas, elles avaient pu le deviner. L'affaire serait sans doute officiellement classée comme non résolue, mais Rickards s'était désormais persuadé qu'Amphlett, aidée par Camm qu'elle aimait, avait tué Robarts. Quand ils s'étaient brièvement rencontrés la veille au soir, Dalgliesh avait jugé nécessaire de donner un autre point de vue et de le soutenir calmement, logiquement, mais Rickards avait retourné ses propres arguments contre lui.
« Elle est très indépendante, vous l'avez dit. Elle a sa vie, sa profession. Qu'est-ce que ça peut lui foutre qu'il épouse celle-là ou une autre ? Il s'est déjà marié. Elle n'a pas essayé de l'en empêcher. Et ça n'est pas comme s'il avait besoin de protection. Vous vous imaginez Alex Mair faisant quelque chose qu'il ne veut pas faire ? C'est le genre d'homme qui mourra à sa convenance, pas à celle de Dieu. »
Dalgliesh avait dit : « L'absence de mobile est évidemment le point faible, et j'admets qu'il n'y a pas l'ombre d'une preuve matérielle. Mais Alice Mair répond à toutes les conditions. Elle savait comment le Siffleur tuait, elle savait où Robarts se trouverait peu après neuf heures, elle n'a pas d'alibi, elle savait où trouver ces baskets et elle est assez grande pour les mettre, elle avait la possibilité de les jeter dans la casemate en revenant de Scudder's Cottage. Mais il y a autre chose, n'est-ce pas ? À mon avis, le crime a été commis par quelqu'un qui, au moment de l'acte, ne savait pas que le Siffleur était mort, et qui l'a appris peu après.
— C'est ingénieux, Mr Dalgliesh. »
Dalgliesh avait envie de lui dire que c'était simplement logique. Rickards se sentirait obligé d'interroger à nouveau Alice Mair, mais il n'en obtiendrait rien. Et puis, ce n'était pas son enquête. Dans deux jours il serait de retour à Londres. Toutes les sales besognes que les types du MI-5 voudraient faire faire, ils pourraient les faire eux-mêmes. Il était déjà intervenu plus que la situation ne le justifiait et certainement plus qu'il ne l'eût souhaité. Il se dit qu'il ne serait pas honnête d'incriminer Rickards ou le meurtrier parce que la plupart des décisions qu'il pensait prendre sur le cap restaient en suspens.
Il se sentit quelque peu dégoûté par cet accès d'envie inattendu et la découverte qu'il avait laissé dans la pièce en haut de la tour le livre qu'il était en train de lire n'arrangea rien ; c'était une biographie de Tolstoï par A.N. Wilson qui lui procurait une satisfaction et un réconfort dont il avait particulièrement besoin pour l'heure. Aussi, fermant la porte du moulin solidement pour que le vent ne la rouvre pas, il atteignit non sans peine l'entrée de la tour, alluma la lumière et grimpa jusqu'au dernier étage. Dehors, le vent hurlait et rugissait comme une meute de démons enragés, mais là, dans cette petite cellule voûtée, le calme était extraordinaire. Depuis plus de cent cinquante ans, la tour avait résisté à des bourrasques bien pires que celle-là. D'un mouvement spontané, il ouvrit la fenêtre de l'est et laissa entrer le vent comme une force sauvage, purificatrice. C'est alors qu'il aperçut, au-dessus du mur bordant le patio de Martyr's Cottage, une lumière dans la fenêtre de la cuisine. Pas une lumière ordinaire. Regardant plus attentivement, il la vit vaciller, puis mourir, puis scintiller de nouveau, puis se renforcer pour devenir une lueur rouge. Il avait vu ce genre de lumière et savait ce que cela signifiait. Martyr's Cottage était en train de brûler.
Il se laissa presque glisser le long des deux échelles reliant les étages du moulin et se rua dans la salle de séjour, où il ne s'arrêta que le temps de téléphoner aux pompiers et à l'ambulancier, heureux de ne pas avoir encore rentré sa voiture au garage. Quelques secondes plus tard, il fonçait à toute vitesse sur l'herbe rude du cap et freinait à mort devant la porte du cottage. Fermée à clef. Il songea une seconde à l'enfoncer avec la Jaguar, mais elle était faite en chêne massif du XVIe siècle et il risquait de perdre des secondes précieuses en manœuvres futiles. Au lieu de cela, il fit le tour, escalada le mur et retomba dans le patio derrière la maison. Il ne lui fallut qu'une seconde pour vérifier que la porte là aussi était verrouillée en haut et en bas. Il savait ce qu'il allait trouver à l'intérieur, il faudrait la sortir par la fenêtre. Il ôta sa veste et l'enroula autour de son bras droit tout en ouvrant le robinet extérieur à fond pour s'inonder la tête et le haut du corps. Il plia ensuite le coude, dont il heurta violemment la vitre ; mais destinée à résister aux tempêtes d'hiver, elle était fort épaisse. Il dut grimper sur le rebord de la fenêtre et donner des coups de pied redoublés avant qu'elle cède et alors les flammes sautèrent sur lui.
À l'intérieur, un évier double. Il se roula dessus et suffoqué par la fumée tomba à genoux, puis se mit à ramper vers elle. Elle était allongée entre le fourneau et la table, long corps rigide comme un mannequin. Ses cheveux, ses vêtements, tout flambait, et elle était comme baignée par des langues de feu. Mais dans le visage encore intact, les yeux ouverts semblaient le regarder avec une telle intensité d'endurance à demi démente que l'image d'Agnes Poley s'imposa à lui, transformant les tables et les chaises incandescentes en bûchers pétillants de son atroce martyre et, plus forte que l'odeur âcre de la fumée, il sentit la puanteur de la chair brûlée.
Il tira sur le corps d'Alice Mair, mais il était malcommodément coincé et le bord de la table en feu lui était tombé sur les jambes. Il lui fallait par tous les moyens gagner quelques secondes. Il retourna à l'évier, titubant et toussant, ouvrit les deux robinets, empoigna une casserole, puis la remplit pour la vider encore et encore. Un petit carré de flammes siffla et se mit à mourir. Écartant du pied les débris brûlants, il parvint à la hisser sur ses épaules, et à gagner la porte. Mais les verrous surchauffés étaient bloqués. Il fallait la sortir par la fenêtre démolie. À moitié étouffé par l'effort, il poussa le poids mort vers l'évier, mais celui-ci s'accrocha aux robinets et il lui fallut une éternité suppliciante avant de pouvoir le libérer, le pousser vers la fenêtre et le voir enfin basculer hors de sa vue. Il aspira une grande bouffée d'air frais puis, empoignant le rebord de l'évier, essaya de se hisser. Mais il sentit soudain ses jambes plier, sans force, et il dut se retenir à la cuvette pour ne pas tomber dans le feu qui reprenait de plus belle. Jusqu'à cette minute, il n'avait pas senti la douleur, mais elle le mordait désormais aux jambes et au dos comme s'il était attaqué par une meute de chiens. Impossible de tendre le cou pour atteindre les robinets ouverts, mais il recueillit dans le creux de ses mains un peu d'eau qu'il lança sur son visage, comme si cette fraîche bénédiction pouvait soulager la douleur torturante de ses jambes. Soudain, il fut pris par la tentation presque irrésistible de tout lâcher, de se laisser retomber dans le feu, plutôt que de tenter l'impossible effort pour se sauver. Ce ne fut qu'une seconde de folie, mais elle l'aiguillonna pour une ultime tentative. Il saisit les robinets, un dans chaque main, puis lentement, douloureusement, se hissa sur l'évier. Désormais ses genoux pouvaient prendre appui sur le rebord dur et il parvint à se projeter en avant vers les fenêtres. La fumée tourbillonnait autour de lui et les grandes langues de flammes rugissaient dans son dos. Leur grondement lui faisait mal aux oreilles et emplissait le cap, si bien qu'il ne savait plus s'il entendait le feu, le vent ou la mer. Puis il fit un dernier effort, et se sentit tomber sur la douceur du corps d'Alice. Il roula sur l'herbe pour la dégager. Elle ne brûlait plus. Ses vêtements consumés s'accrochaient comme des loques noircies à ce qui lui restait de chair. Il parvint à se mettre debout et tituba jusqu'au robinet extérieur qu'il atteignit juste à l'instant où il perdait connaissance et la dernière chose qu'il entendit, ce fut le sifflement de l'eau éteignant le brasier de ses vêtements.
Une minute plus tard, il rouvrit les yeux. Les pierres meurtrissaient son dos brûlé, mais quand il essaya de se déplacer, le coup de poignard de la douleur le fit crier. Jamais il n'avait rien éprouvé de pareil. Cependant, un visage pâle comme la lune se penchait sur le sien et il reconnut Meg Dennison. Songeant à la chose noire près de la fenêtre, il parvint à dire : « Ne regardez pas. Ne regardez pas. »
Mais elle répondit doucement : « Elle est morte. Il fallait que je regarde. Ne vous inquiétez pas. »
Et alors il cessa de la connaître. Son esprit désorienté était dans un autre lieu, un autre temps. Soudain, au milieu de la foule des badauds bouche bée et des soldats gardant l'échafaud avec leurs piques, il y avait Rickards qui disait : « Mais ce n'est pas une chose, Mr Dalgliesh. C'est une femme. » Il ferma les yeux. Les bras de Meg l'entourèrent. Il tourna le visage vers elle et l'enfouit dans sa veste, mordant la laine pour ne pas se déshonorer en gémissant. Puis il sentit une main fraîche sur son visage.
Elle dit : « L'ambulance arrive. Je l'entends. Ne bougez pas, mon ami, tout va s'arranger. »
La cloche retentissante des pompiers fut le dernier son qu'il entendit avant de se laisser glisser de nouveau dans l'inconscience.