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Il était plus de huit heures quand Rickards rentra chez lui le samedi soir, mais c'était encore plus tôt que d'habitude et pour la première fois depuis des semaines il put se dire qu'une soirée libre lui offrait ses choix : un repas pris à loisir, la télévision, la radio, un petit rattrapage sans passion des besognes domestiques, un coup de fil à Susie et le lit. Mais il était nerveux. Il ne savait pas vraiment que faire de ces quelques heures de loisir. Il se demanda pendant un moment s'il n'allait pas aller dîner au restaurant, mais l'effort du choix, la dépense et même la nécessité de retenir une table semblaient hors de proportion avec un quelconque plaisir. Il prit une douche et se changea comme si l'eau fumante était une purification rituelle éliminant meurtre et échec, un cérémonial qui pourrait donner un sens et un agrément à la soirée qui l'attendait. Sur ce, il ouvrit une boîte de haricots, fit griller quatre saucisses et deux tomates, puis emporta son plateau dans la salle de séjour pour regarder la télévision.

À neuf heures vingt, il ferma la porte et resta immobile quelques minutes, son plateau toujours sur les genoux. Tandis qu'il essayait de rassembler assez d'énergie pour aller faire la vaisselle, la dépression familière tomba sur lui, l'impression d'être un étranger dans sa propre maison. Il s'était senti plus chez lui dans cette pièce aux murs de pierre de Larksoken Mill, en train de boire le whisky de Dalgliesh, que là dans sa propre salle de séjour et son fauteuil familier au rembourrage dur, en train de manger son propre dîner. Et ce n'était pas seulement l'absence de Susie, lourdement enceinte, dans le fauteuil en face de lui. Il se mit à comparer les deux pièces, cherchant la raison de ses différentes réactions à un accablement grandissant dont sa salle de séjour semblait pour partie le symbole, pour partie la cause. Ce n'était pas seulement que le moulin avait un vrai feu de bois, sifflant et crachant de vraies étincelles et sentant l'automne, alors que le sien était artificiel ; ni que le mobilier de Dalgliesh était vieux, poli par des siècles d'usage, disposé pour la commodité et non pour l'effet, ni même que les tableaux étaient des huiles ou des aquarelles véritables, ni que la pièce avait été agencée sans qu'apparemment rien y eût été jugé particulièrement précieux ni digne d'un respect spécial. Non, il conclut que la différence devait sûrement tenir aux livres, aux deux murs recouverts de rayonnages contenant des livres pour être lus, manipulés, consultés, des livres pour le plaisir. Sa petite collection et celle de Susie étaient dans la chambre. Elle avait décrété que les volumes étaient trop désassortis, trop fanés pour être dignes de l'endroit qu'elle avait baptisé petit salon. Et puis il n'y en avait pas beaucoup. Il avait eu si peu le temps de lire pendant les dernières années : une collection d'aventures modernes, des romans brochés, quatre volumes d'un club auquel il avait appartenu pendant deux ans, quelques récits de voyages reliés, des manuels de police, les prix de Susie (ordre et couture). Mais un enfant doit grandir au milieu des livres. Il avait lu quelque part que c'étaient les meilleurs débuts pour une vie, des parents qui encourageaient la lecture. Ils pourraient peut-être encastrer des étagères de chaque côté de la cheminée et commencer : Dickens (il l'avait beaucoup aimé à l'école), Shakespeare, bien sûr, et les grands poètes. Sa fille – ni lui ni Susie n'en doutaient, ce serait une fille – apprendrait à aimer la poésie.

Mais tout cela devrait attendre. Il pouvait au moins commencer par donner un coup de plumeau. L'air de morne prétention de la pièce était dû en partie, il venait de s'en rendre compte, à la saleté. Elle ressemblait à une chambre d'hôtel où personne ne mettait son amour-propre, parce qu'on n'attendait pas de clients et que s'il en venait, ils ne se soucieraient pas de ça. Il aurait dû garder Mrs Adcock, qui venait trois heures tous les mercredis, mais elle ne travaillait chez eux que depuis les deux derniers mois de la grossesse de Susie, il l'avait à peine rencontrée et l'idée de confier les clefs de la maison à une étrangère lui avait déplu, plus par attachement farouche à son intimité que par manque de confiance. Aussi, malgré les appréhensions de Susie, avait-il donné une petite avance à la femme de ménage en assurant qu'il s'en tirerait très bien. Il ajouta donc la vaisselle de son souper au chargement déjà dans la machine et prit un chiffon dans le tiroir où ils étaient soigneusement pliés. Toutes les surfaces étaient recouvertes d'une épaisse couche de poussière. Dans la salle de séjour, il passa le chiffon le long de l'appui de la fenêtre et vit avec étonnement la ligne noire de saleté qui en résultait.

Il passa ensuite dans l'entrée. Le cyclamen sur la table à côté du téléphone avait inexplicablement périclité malgré ses arrosages quotidiens précipités, ou peut-être à cause d'eux. Il était planté là, torchon en main, se demandant s'il fallait le jeter ou si un sauvetage était encore possible, quand il entendit le crissement des roues sur le gravier. Il ouvrit la porte, puis lança le battant avec une telle force qu'il se rabattit et le loquet cliqueta. D'un bond il se retrouva à la porte du taxi, prenant doucement le corps déformé dans ses bras.

« Ma chérie, oh ma chérie, pourquoi n'as-tu pas téléphoné ? »

Elle s'appuya contre lui et il vit avec compassion la peau transparente, les cernes noirs sous les yeux. Il lui semblait sentir bouger son enfant sous le tweed épais du manteau.

« Je n'ai pas voulu attendre. Maman était juste allée au bout de la rue voir Mrs Blenkinsop. Je n'ai eu que le temps d'appeler un taxi et de lui laisser un mot. Il fallait que je vienne. Tu n'es pas fâché ?

— Oh mon amour, ma chérie. Comment te sens-tu ?

— Juste un peu lasse. » Elle rit : « Chéri, tu as laissé la porte se refermer. Tu vas être obligé de prendre ma clef. »

Il prit le sac qu'elle lui tendait, fouilla dedans pour trouver la clef, le porte-monnaie et paya le chauffeur, qui avait posé l'unique mallette à côté de la porte. Il tremblait tellement qu'il eut du mal à enfiler la clef dans la serrure. Il la porta presque en haut des marches et la fit asseoir dans le fauteuil de l'entrée.

« Attends un instant ici, ma chérie, pendant que je rentre la mallette.

— Terry, le cyclamen est mort. Tu l'as trop arrosé.

— Pas du tout. Il s'est trop ennuyé de toi. »

Elle rit. Un carillon fort heureux, comblé. Il avait envie de la soulever dans ses bras et de crier. Soudain, sérieuse, elle demanda : « Maman n'a pas appelé ?

— Pas encore, mais elle n'y manquera sûrement pas. »

À cet instant, comme un signal, le téléphone sonna. Il l'empoigna. Cette fois, attendant la voix de sa belle-mère, il était parfaitement sans peur, sans appréhension. Par ce geste magnifique, cette affirmation unique, Susie les avait mis l'un et l'autre définitivement à l'abri de l'emprise destructrice de sa mère. Il y eut une seconde où il vit l'air angoissé de Susie, si aigu que ce fut comme un spasme de douleur, puis elle se leva péniblement et s'appuya contre lui en glissant sa main dans la sienne. Mais ce n'était pas Mrs Cartwright.

Oliphant dit : « Jonathan Reeves a appelé le centre, chef, et ils me l'ont passé. Il dit que Caroline Amphlett et Amy Camm sont parties ensemble dans un bateau. Ça fait trois heures qu'on ne les a pas revues et le brouillard s'épaissit.

— Pourquoi s'adresse-t-il à la police ? Il aurait dû prévenir le garde-côte.

— Je l'ai déjà fait. En réalité, c'est pas vraiment pour ça qu'il appelait. Il a pas passé la soirée de dimanche dernier avec Amphlett. Elle était sur le cap. Il voulait nous dire qu'elle avait menti. Et lui aussi.

— Je suppose que ce ne sont pas les seuls. On les cueillera demain matin à la première heure et on entendra leurs explications. Je suis bien sûr qu'elle en aura une. »

Oliphant ne lâchait pas prise : « Mais pourquoi elle aurait menti si elle avait rien à cacher ? Et puis, c'est pas seulement l'alibi qui saute. Reeves dit que leur liaison, c'était juste un prétexte, qu'elle faisait semblant de l'aimer pour couvrir ses rapports avec Camm. Des lesbiennes. Manquait que ça. À mon idée les deux femmes sont dans le coup, chef. Amphlett devait bien savoir que Robarts allait nager la nuit. Tout le personnel de Larksoken le savait. Et puis c'était elle qui était la plus proche de Mair, son assistante personnelle. Il a pu donner tous les détails sur ce dîner et la façon dont le Siffleur opérait. Pas de problème pour se procurer les baskets L'Abeille. Camm connaissait la caisse pour la vente de bric-à-brac, même si Amphlett était pas au courant. Son gosse a eu des vêtements qui en venaient. »

Rickards dit : « Pas de problème pour se procurer les chaussures. Plus difficile de les porter. Elles ne sont pas grandes, ces bonnes femmes-là. »

Oliphant rejeta prestement ce qui était sans doute pour lui une objection puérile. « De toute façon, elles ont pas eu le temps de les essayer. Alors il vaut mieux poisser une paire trop grande que trop petite et des godasses souples plutôt que du cuir qui prête pas. Et puis Camm a un mobile, chef. Un double mobile. Elle a menacé Robarts quand elle a bousculé le gosse. On a le témoignage de Mrs Jago sur l'accrochage. Et si Camm voulait rester dans la caravane, près de sa goton, c'était important d'arrêter le procès intenté par Robarts à Pascoe. Et Camm savait presque sûrement où Robarts allait se baigner tous les soirs. Si Amphlett lui a pas dit, Pascoe l'a probablement fait. Il nous a avoué qu'il se glissait quelquefois dehors pour l'espionner. Un petit vicelard. Et encore autre chose. Camm a une laisse à chien, vous vous rappelez. D'ailleurs Amphlett aussi, j'y pense. Reeves dit qu'elle promenait son chien sur le cap dimanche soir.

— Pas de marques de pattes sur les lieux, brigadier. Ne nous montons pas trop le bourrichon. Elle était peut-être sur les lieux, mais le chien n'y était pas.

— Laissé dans la voiture, chef. Elle l'avait peut-être pas avec elle, mais je parie qu'elle s'est servie de la laisse. Et puis encore autre chose. Ces deux verres à Thyme Cottage. Je parie que Caroline Amphlett était avec Robarts avant qu'elle aille prendre ce dernier bain. Assistante personnelle de Mair, Robarts l'aurait fait entrer sans piper. Tout ça concorde, chef. L'affaire est dans le sac. »

Rickards se dit qu'en fait de sac, c'était plutôt une passoire. Mais Oliphant avait raison, il y avait là une théorie qui se tenait, même si on n'avait pas encore la moindre trace de preuve. Il ne fallait pas que son antipathie pour l'homme risquât d'obscurcir son jugement. Et un fait ressortait avec une déprimante évidence : s'il arrêtait un autre suspect, cette thèse, malgré le manque de bases solides, serait un fameux cadeau pour l'avocat de la défense.

Il dit : « Ingénieux, mais rien que des présomptions. De toute façon, ça peut attendre à demain. On ne peut rien faire ce soir.

— On devrait voir Reeves, chef. Il peut changer son histoire d'ici à demain matin.

— Eh bien, voyez-le. Et prévenez-moi quand Camm et Amphlett reviendront. Je vous verrai à Hoveton à huit heures. On les cueillera à ce moment-là. Et je ne veux pas qu'elles soient interrogées avant que je les aie vues. C'est bien compris ?

— Oui, chef. Entendu, chef. »

Quand il eut reposé l'appareil, Susie dit : « S'il faut que tu y ailles, ne t'inquiète pas pour moi. Tout ira bien, maintenant que je suis à la maison.

— Rien d'urgent. Oliphant peut très bien s'en charger. Il aime ça, diriger, faire l'important. Il est ravi.

— Je ne veux pas te gêner, mon chéri. Maman pensait que la vie serait plus facile pour toi si je n'étais pas là. »

Il se retourna, la prit dans ses bras et sentit ses propres larmes qui coulaient, tièdes, sur le visage de la jeune femme. Il dit : « La vie n'est jamais ni agréable ni facile pour moi quand tu n'es pas là. »