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Il laissa à ses chefs de service le temps d'arriver dans leurs bureaux avant de sonner chez Hilary Robarts pour lui demander de revenir. Il aurait été plus habituel de la prier avec une négligence étudiée d'attendre un moment après la réunion, mais ce qu'il avait à lui dire était personnel et il essayait depuis quelques semaines de réduire au maximum le nombre de fois où on les savait seuls ensemble. La perspective de l'entretien ne le réjouissait pas. Elle considérerait ce qu'il avait à lui dire comme une critique personnelle et, d'après son expérience, c'était une chose que les femmes appréciaient rarement. Il se dit : « Elle a été ma maîtresse autrefois. J'ai été amoureux d'elle autant que je me croyais capable de l'être. Et si ce n'était pas de l'amour, quel que soit le sens du terme, au moins je la désirais. Est-ce que ça va rendre ce que j'ai à lui dire plus facile ou plus difficile ? » Il conclut que tous les hommes étaient des pleutres quand il s'agissait d'avoir une explication sérieuse avec une femme. Cette subordination périnatale née de la dépendance physique était trop enracinée pour être totalement éradiquée. Il n'était pas plus lâche que les autres représentants de son sexe. Cette femme entendue dans un magasin de Lydsett, qu'avait-elle donc dit ? « George ferait n'importe quoi pour éviter une scène. » Bien sûr, pauvre bougre. Les femmes, avec leur tiédeur sentant la matrice, leur poudre de talc et leurs seins laiteux, y avaient veillé pendant les quatre premières semaines de la vie.

Il se leva quand elle entra et attendit qu'elle eût pris la chaise de l'autre côté du bureau. Puis il ouvrit le tiroir de droite et sortit la photocopie d'un bulletin qu'il glissa sur le bureau vers elle.

« Tu as vu ça ? Le dernier papier de Pascoe pour le PCPN. »

Elle dit : « Le Peuple Contre la Puissance Nucléaire, c'est-à-dire Pascoe et quelques douzaines d'autres hystériques ignares. Évidemment, je l'ai vu. Je suis sur sa liste, il prend bien soin que je le voie. »

Elle y jeta un bref coup d'œil, puis repoussa la feuille sur le bureau. Il la prit et lut : « “ De nombreux lecteurs auront probablement appris que je suis traîné en justice par Miss Hilary Robarts, directeur administratif par intérim à la centrale nucléaire de Larksoken, qui se prétend diffamée par ce que j'ai écrit dans le numéro de mai du bulletin. J'ai, bien entendu, l'intention de me défendre de toutes mes forces et comme je n'ai pas les moyens de payer un avocat, je le ferai moi-même. Ce n'est que le plus récent exemple de la menace que représente le lobby de l'énergie nucléaire pour la liberté de l'information et même de la parole. Il semble que désormais la critique, fût-elle la plus modérée, provoque la menace de poursuites judiciaires, mais l'affaire a un aspect positif. La réaction de Hilary Robarts prouve que nous – c'est-à-dire les simples citoyens de ce pays –, nous avons un impact. Est-ce qu'ils se soucieraient de notre petit bulletin s'ils n'étaient pas tenaillés par la peur ? Et puis le procès en diffamation, si l'on en arrive au procès, nous fera une magnifique publicité à l'échelle nationale, si nous savons nous y prendre. Nous ne connaissons pas notre force. En attendant, je donne ci-dessous les dates des prochaines opérations portes ouvertes à Larksoken pour que nous y allions aussi nombreux que possible et que nous plaidions notre dossier contre la puissance nucléaire avec la plus extrême vigueur pendant l'heure des questions qui précède normalement la visite de la centrale. ” »

Elle dit : « Je t'ai dit que je l'avais vu. Je me demande pourquoi tu as perdu ton temps à me le lire. Il a l'air décidé à aggraver son cas. S'il avait une lueur de bon sens, il prendrait un bon avocat et il la bouclerait.

— Il n'a pas les moyens de le payer. Et il ne pourra pas non plus payer des dommages. » Il s'arrêta, puis reprit calmement : « Dans l'intérêt de la centrale, je crois que tu devrais laisser tomber.

— C'est un ordre ?

— Je n'ai aucun pouvoir de te contraindre et tu le sais. Je te le demande. Tu n'en tireras rien, il n'a pas le sou et il ne vaut pas tant de peine.

— Pour moi, si. Ce qu'il qualifie de critique modérée était gravement diffamatoire et largement répandu. Rappelle-toi les termes : “ À une femme qui réagit à Tchernobyl en disant qu'il y a eu seulement trente et un morts, qui juge sans importance une des plus grandes catastrophes nucléaires du monde, qui a envoyé des milliers de gens à l'hôpital, en a exposé cent mille ou plus à une radioactivité dangereuse, dévasté d'immenses étendues, et provoquera peut-être cinquante mille morts par cancer au cours des cinquante années à venir, on ne saurait confier le moindre travail dans une centrale atomique. Elle est totalement inapte. Tant qu'elle y reste en poste, n'importe quel poste, nous ne pourrons que nourrir les craintes les plus graves sur le sérieux des mesures de sécurité à Larksoken. ” C'est une accusation très nette d'incompétence professionnelle. Si on le laisse faire, on ne s'en débarrassera jamais.

— Je ne savais pas que nous étions chargés d'éliminer les critiques incommodes. Quel procédé envisages-tu ? » Il s'arrêta, décelant dans sa voix les premières traces de ce mélange de sarcasme et d'emphase auquel il était maladivement sensible. Il poursuivit : « Pascoe est un citoyen libre qui vit où il veut. Il a droit à ses opinions, Hilary. Ce n'est pas un adversaire qui mérite d'être combattu. Devant un tribunal, il fera de la publicité à sa cause et n'arrangera pas la tienne. Nous essayons de nous concilier les gens du coin, pas de nous les mettre à dos. Laisse tomber avant que quelqu'un ne lance une souscription pour lui payer un avocat. Un martyr à Larksoken, ça suffit. »

Pendant qu'il parlait, elle s'était levée et mise à arpenter le vaste bureau. Puis elle s'arrêta et se tourna vers lui : « C'est tout ce que tu y vois, n'est-ce pas ? La réputation de la centrale, ta réputation. Et la mienne ? Abandonner les poursuites maintenant, c'est admettre clairement qu'il avait raison, que je ne suis pas apte à travailler ici.

— Ce qu'il a écrit n'a pas nui à ta réputation, du moins pour les personnes qui comptent. Et ce n'est pas de lui faire un procès qui arrangera les choses. Il est très imprudent et maladroit de laisser la fierté personnelle influencer, voire surtout compromettre, la ligne de conduite. Or la raison commande de laisser tomber discrètement les poursuites. Les sentiments, quelle importance ? » Ne pouvant rester assis pendant qu'elle parcourait le bureau à grandes enjambées, il se leva et s'approcha de la fenêtre. Ainsi, il entendait la voix furieuse, mais sans être obligé de lui faire face, suivant sur la vitre le reflet de la silhouette et des cheveux virevoltants. Il répéta : « Les sentiments, quelle importance ? C'est le travail qui compte.

— Pour moi, ils ont de l'importance. Et ça, c'est quelque chose que tu n'as jamais compris, n'est-ce pas ? La vie, c'est le sentiment. L'amour, c'est le sentiment. La même chose pour l'avortement. Tu m'y as forcée. Est-ce que tu t'es jamais demandé ce que j'ai éprouvé à ce moment-là, ce dont j'avais besoin ? »

Oh Dieu, se dit-il. Pas ça, pas maintenant, pas encore une fois. Il dit, toujours le dos tourné : « C'est ridicule de dire que je t'ai forcée. Comment aurais-je pu ? Et j'ai cru que tu pensais comme moi qu'avoir un enfant était impossible pour toi.

— Oh non, ça ne l'était pas. Si tu es tellement à cheval sur l'exactitude, soyons exacts. Ç'aurait été embarrassant, incommode, gênant, coûteux, mais ce n'était pas impossible et ça ne l'est toujours pas aujourd'hui. Et puis, pour l'amour du Ciel, tourne-toi, regarde-moi. Je te parle. Ce que je dis, c'est important. »

Il se tourna, revint à son bureau et dit calmement : « Admettons que je me sois mal exprimé. Fais un enfant, si c'est ce que tu veux, j'en serai ravi pour toi du moment que tu ne comptes pas sur moi pour être le père. Mais ce dont il est question en ce moment, c'est de Neil Pascoe et du PCPN. Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour établir de bonnes relations avec les gens d'ici et je ne veux pas voir tout ce travail gâché par un procès totalement inutile, en particulier maintenant que les travaux du nouveau réacteur vont bientôt commencer.

— Alors, essaie de l'empêcher. Et puisque nous parlons relations publiques, je suis étonnée que tu n'aies pas fait allusion à Ryan Blaney et à Scudder's Cottage. Mon cottage, au cas où tu l'aurais oublié. Qu'est-ce que je dois faire à ce sujet-là ? Lui laisser ma propriété gratuitement, à lui et à ses gosses, dans l'intérêt de bonnes relations publiques ?

— C'est tout autre chose. Ça ne me regarde pas en tant que directeur. Mais si tu veux mon avis, je pense que tu as tort d'essayer de le faire partir simplement parce que tu as la loi pour toi. Il paie régulièrement son loyer, n'est-ce pas ? Et puis, ça n'est pas comme si tu avais besoin du cottage.

— Si, j'en ai besoin. Il est à moi et je veux le vendre. »

Elle se rassit et il en fit autant. Il se força à la regarder dans les yeux où, non sans gêne, il vit plus de souffrance que de colère. Il dit : « Selon toute vraisemblance, il le sait et il s'en ira quand il pourra, mais ce ne sera pas facile. Il vient de perdre sa femme et il a quatre enfants. Je crois savoir que l'opinion est assez montée à propos de cette histoire.

— Je n'en doute pas, surtout au Local Hero, où Ryan Blaney gaspille le plus clair de son temps et de son argent. Je ne suis pas disposée à attendre. Si nous partons pour Londres dans les trois mois qui viennent, il n'y a pas beaucoup de temps pour régler la question du cottage. Or c'est le genre de problème que je ne veux pas laisser en suspens. Je veux mettre la propriété sur le marché dès que possible. »

Il savait que c'était le moment où il aurait dû dire fermement : « J'irai peut-être à Londres, mais sans toi. » Seulement, il ne le put pas. Il se dit qu'il était trop tard, la fin d'une journée chargée, le pire moment possible pour une discussion raisonnable. Elle était déjà survoltée. Une chose à la fois. Il l'avait entreprise au sujet de Pascoe et bien qu'elle eût réagi à peu près comme il s'y attendait, elle réfléchirait peut-être et ferait ce qu'il lui conseillait de faire. Et pour l'affaire Blaney, elle avait raison, cela ne le regardait pas. Après cet entretien, deux intentions bien nettes étaient fixées plus fortement que jamais dans son esprit. Elle ne viendrait pas à Londres avec lui et il n'appuierait pas non plus sa titularisation à Larksoken. Malgré son efficacité, son intelligence et ses compétences, elle n'était pas la personne qu'il fallait. L'espace d'un instant, l'idée lui traversa l'esprit qu'il avait là une carte entre les mains : « Je ne t'offre pas le mariage. Mais je t'offre le poste le plus élevé auquel tu puisses prétendre. » Mais il savait qu'il ne le ferait pas. Il ne voulait pas laisser l'administration de la centrale entre ses mains. Tôt ou tard il faudrait qu'elle s'en rende compte : pas de mariage et pas de promotion. Mais ce n'était pas le bon moment, et il se surprit à se demander, sarcastique, s'il y aurait un bon moment.

Au lieu de cela, il dit : « Écoute ! Nous sommes ici pour faire fonctionner une centrale efficacement et avec le maximum de sécurité. Nous faisons un travail nécessaire et important. Bien entendu, nous nous y donnons à fond, autrement nous ne serions pas là, mais nous sommes des savants, pas des évangélistes. Nous ne menons pas une campagne religieuse.

— L'autre camp, si. Lui, si. Tu le vois comme un jobard insignifiant, c'est faux. Il est malhonnête et il est dangereux. Regarde la façon dont il fouille dans les rapports pour trouver des cas de leucémie isolés qu'il croit pouvoir attribuer à l'énergie nucléaire. Et comment il s'est emparé du dernier rapport Comare pour justifier ses inquiétudes bidon. Et le bulletin du mois dernier, ces insanités hystériques sur les trains de la mort qui traversent silencieusement, la nuit, les faubourgs nord de Londres ? On croirait bien qu'ils transportent des déchets radioactifs dans des tombereaux ouverts. Est-ce qu'il tient compte du fait que l'énergie nucléaire a évité au monde de brûler cinq cents millions de tonnes de charbon, est-ce qu'il s'en soucie ? L'effet de serre, est-ce qu'il en a entendu parler ? Est-ce que cet imbécile est totalement ignare ? Est-ce qu'il n'a pas la moindre idée des dévastations causées à la planète par l'exploitation des énergies fossiles ? Personne ne lui a parlé des pluies acides, ou des carcinogènes dans les goudrons ? Et si l'on veut s'en tenir aux dangers, qu'est-ce qu'il fait des cinquante-sept mineurs ensevelis vivants à Borken cette année ? Leurs vies n'ont pas d'importance ? Pense un peu au tollé s'il s'était agi d'un accident nucléaire. »

Il dit : « Il ne représente qu'une voix, lamentablement ignare et mal informée.

— Mais elle fait son effet et tu le sais. Nous devons opposer la passion à la passion. »

Il retint le dernier mot. Il se dit qu'ils ne parlaient pas d'énergie nucléaire mais de passion. Cette conversation aurait-elle eu lieu s'ils avaient encore été amants ? Elle exigeait de lui un engagement infiniment plus personnel que scientifique. Se tournant pour lui faire face, il fut brusquement envahi non pas par le désir, mais par le souvenir désagréablement intense du désir qu'il avait autrefois éprouvé pour elle. Et avec le souvenir, une image fulgurante, les seins lourds penchés sur lui dans le cottage, les cheveux qu'il sentait sur son visage, les lèvres, les mains, les cuisses.

Il dit rudement : « Si tu veux une religion, si tu as besoin d'une religion, prends-en une. Il y a le choix. C'est entendu, l'abbaye est en ruine et je doute que le prêtre impotent du Vieux Presbytère ait grand-chose à offrir, mais trouve quelque chose ou quelqu'un : fais maigre le vendredi, ne mange plus de viande, compte des grains de chapelet, mets-toi des cendres sur la tête, médite quatre fois par jour, agenouille-toi dans la direction de ta Mecque personnelle, mais au nom du Ciel, s'il existe, ne fais jamais une religion de la science ! »

Le téléphone sonna sur le bureau. En partant, Caroline Amphlett l'avait branché sur une ligne extérieure. Au moment où il prenait l'appareil, il vit que Hilary était déjà près de la porte. Elle le regarda une dernière fois, longuement, et sortit en refermant le battant derrière elle avec une force inutile.

L'appel venait de sa sœur, qui lui dit : « J'espérais bien te joindre. J'ai oublié de te rappeler d'aller chercher les canards pour jeudi à la ferme des Bollard. Ils seront prêts. Nous serons six, soit dit en passant. J'ai invité Adam Dalgliesh. Il est de retour sur le cap. »

Il put lui répondre sur un ton aussi calme qu'elle : « Félicitations. Sa tante et lui étaient arrivés non sans adresse à éviter les côtelettes de leurs voisins depuis cinq ans. Comment as-tu fait ?

— En utilisant un procédé très simple : je lui ai demandé. Il pense peut-être garder le moulin pour ses vacances et se dit qu'il serait temps d'admettre qu'il a des voisins ; ou alors il envisage peut-être de vendre, auquel cas il peut risquer un dîner sans être pris au piège de l'intimité ; ou encore pourquoi ne pas lui reconnaître une simple et sympathique faiblesse, l'attrait d'un bon dîner qu'il n'aura pas eu à préparer ? »

Il se dit que cela équilibrerait le plan de table, encore que cette considération n'eût sans doute pas été décisive. Elle méprisait fort la convention digne de Noé et son arche qui posait qu'un homme dépareillé, si peu attirant ou stupide fût-il, était acceptable, alors que, dans le même état, une femme cultivée et spirituelle ne l'était pas.

Il dit : « Est-ce qu'il faudra que je lui parle de sa poésie ?

— J'imagine qu'il est venu à Larksoken pour échapper aux gens qui veulent lui parler de sa poésie. Mais ça ne ferait pas de mal que tu y jettes un coup d'œil. J'ai son dernier volume. C'est de la poésie, pas de la prose disposée en petites lignes inégales.

— Avec les modernes, on voit la différence ?

— Oh oui ! Si on peut lire ça comme de la prose, c'est de la prose. C'est un test infaillible.

— Mais pas du genre que les facultés anglaises approuveraient, j'imagine. Je pars dans dix minutes et je n'oublierai pas les canards. » Il souriait en reposant l'appareil. Elle avait invariablement le pouvoir de lui rendre sa bonne humeur.