20

Hilary dîna de bonne heure. Elle n'avait pas faim, mais elle prit un petit pain au congélateur, le réchauffa dans le four, puis se fit une omelette aux fines herbes. Elle lava ensuite la vaisselle, rangea la cuisine, puis prit des documents dans sa serviette et s'installa à la table de la salle de séjour pour travailler. Elle avait un rapport à rédiger concernant les répercussions de la réorganisation sur son service, des chiffres à collationner et à présenter, des arguments pour le redéploiement du personnel à exposer de façon logique et élégante. La tâche était importante pour elle et normalement elle y aurait pris plaisir. Elle savait qu'on pouvait la critiquer quand il s'agissait de relations personnelles, mais comme organisatrice et administratrice personne ne l'avait jamais prise en faute. Tout en remuant ses papiers, elle se demanda si ce travail lui manquerait quand elle serait à Londres avec Alex et fut étonnée de constater qu'elle s'en souciait fort peu. Cette partie de sa vie était passée et elle la quitterait sans regret – ce cottage trop bien ordonné qui n'avait jamais été à elle et ne pourrait jamais l'être, la centrale et même sa situation. Désormais, ce serait une autre vie, la situation d'Alex, la position qu'elle aurait comme épouse, les gens bien à recevoir bien, du volontariat soigneusement choisi, des voyages. Et puis un enfant, l'enfant d'Alex.

Cet irrésistible besoin d'enfant avait pris une nouvelle intensité depuis un an, à mesure que diminuait le besoin physique qu'il avait d'elle. Elle essayait de se persuader qu'une liaison, comme un mariage, ne pouvait pas toujours se maintenir au même niveau d'excitation sexuelle ou émotionnelle, que rien d'essentiel n'avait changé et ne changerait jamais entre eux. Au début, quel avait été le contenu physique ou sentimental de leur engagement ? Elle s'en était très bien accommodée à l'époque, ne souhaitant pas plus que ce qu'il était préparé à donner, un échange de plaisir mutuellement satisfaisant, la gloriole d'être une maîtresse quasi reconnue, les dissimulations précautionneuses quand ils étaient ensemble en société, ni vraiment nécessaires ni vraiment réussies, et d'ailleurs jamais prises vraiment au sérieux, mais qui, au moins pour elle, portaient une puissante charge érotique. C'était un jeu qu'ils jouaient, leurs politesses presque protocolaires avant les conférences ou devant des étrangers, les visites qu'il rendait deux fois par semaine au cottage. Quand elle était arrivée à Larksoken, elle avait cherché un appartement moderne à Norwich et loué quelque chose près du centre. Mais une fois la liaison commencée, il avait fallu être près de lui et elle avait trouvé une petite résidence de vacances à moins de cinq cents mètres de Martyr's Cottage. Elle le savait trop fier et trop arrogant pour venir la voir en cachette, rasant les murs la nuit comme un écolier émoustillé. Mais aucun faux-semblant dégradant n'était nécessaire, le cap étant invariablement désert. Et il ne restait jamais toute la nuit. Le rationnement de la compagnie qu'elle lui offrait semblait être un élément presque nécessaire de leurs rapports. En public, ils se comportaient comme des collègues. Il avait toujours été opposé à la familiarité, à l'usage excessif des prénoms, sauf pour ses collaborateurs immédiats, à trop de camaraderie. La centrale était aussi disciplinée qu'un navire en temps de guerre.

Mais la liaison commencée avec tant d'égards pour les règles de la bienséance sociale et émotionnelle avait dégénéré en désordres, frustrations et souffrances. Elle croyait savoir le moment où le besoin d'un enfant s'était mis à devenir une obsession : quand l'infirmière de cette clinique coûteuse et discrète avait emporté le haricot contenant cette masse tremblante de tissus qui avait été le fœtus. Comme si la matrice cliniquement dépouillée prenait sa revanche. Elle n'avait pas dissimulé son désir à Alex, tout en sachant que cela lui répugnait. Elle entendait de nouveau sa propre voix, geignarde, térébrante comme celle d'un enfant importun, et voyait l'expression qu'il avait prise, mi-rieuse, mi-consternée, qui dissimulait, elle le savait, une véritable répulsion.

« Je veux un enfant.

— Ne me regarde pas, chérie. Voilà au moins une expérience que je ne suis pas prêt à répéter.

— Tu as un enfant, bien vivant et qui réussit. Ton nom, tes gènes se perpétueront.

— Je ne me suis jamais attaché à ça. Charles a son existence, de plein droit. »

Elle avait essayé de s'arracher à l'obsession, en imposant à son esprit rétif des images importunes – nuits interrompues, odeurs, exigences continuelles, liberté diminuée, carrière compromise. Rien à faire. Elle opposait des raisonnements intellectuels à un besoin auquel l'intellect n'avait point de part. Parfois elle se demandait si elle ne devenait pas folle. Et puis elle ne pouvait pas maîtriser ses rêves, l'un d'eux en particulier. L'infirmière, souriante en blouse et masque, lui mettait le nouveau-né dans les bras ; elle-même regardait le petit visage doux, concentré, marqué par le traumatisme de la naissance. Puis l'infirmière entrant en coup de vent, l'air féroce, pour se saisir du petit paquet : « Ce n'est pas votre bébé, Miss Robarts. Vous ne vous rappelez pas que nous avons jeté le vôtre dans les toilettes ? »

Alex n'avait pas besoin d'un autre enfant. Il avait son fils, espoir vivant, si précaire fût-il, d'une immortalité au second degré. Père peut-être insuffisant et à peine connu, il n'en était pas moins père. Il avait tenu son enfant dans ses bras et ce n'était pas sans importance pour lui, quoi qu'il en pût dire. Charles était venu le voir l'été précédent, géant de bronze doré aux cheveux décolorés par le soleil qui rétrospectivement semblait avoir traversé la centrale comme un météore, fascinant le personnel féminin avec son accent américain et son charme hédoniste. Quant à Alex, elle l'avait vu étonné, un peu déconcerté par la fierté que lui inspirait son fils et qu'il avait essayé – sans succès – de dissimuler sous un lourd badinage.

« Où est le jeune barbare ? Il nage ? Il trouvera la mer du Nord assez désagréablement différente de Laguna Bay. »

« Il me dit qu'il a l'intention de faire son droit à Berkeley. Il y a, semble-t-il, une place qui l'attend dans l'affaire de beau-papa quand il aura son diplôme. Dans sa prochaine lettre, Liz va m'annoncer qu'il est fiancé à une jeune fille bien sous tous rapports. »

« J'arrive à le nourrir, soit dit en passant. Alice m'a laissé une recette de hamburgers. Toutes les clayettes du réfrigérateur sont occupées par du bœuf haché. Ses besoins en vitamine C semblent anormalement élevés, même pour un gaillard de ses dimensions. Je presse continuellement des oranges. »

Partagée entre l'embarras et le ressentiment, elle avait trouvé que cette fierté et cet humour juvénile lui ressemblaient bien peu, presque dégradants comme si, de même que les dactylos, il avait été captivé par la présence physique de son fils. Alice Mair était partie pour Londres deux jours après l'arrivée de Charles. Hilary se demandait s'il s'agissait d'une manœuvre pour laisser le père et le fils un certain temps seuls tous les deux, ou si – ce qui paraissait plus vraisemblable d'après ce qu'elle savait d'Alice – celle-ci n'avait voulu ni passer son temps à faire de la cuisine pour son neveu ni assister aux excès de paternalisme embarrassants de son frère.

Elle repensa à sa dernière visite, quand il l'avait raccompagnée chez elle après le dîner. Elle avait volontairement fait semblant de ne pas y tenir, mais il était venu quand même et elle avait bien compté qu'il le ferait. Elle avait parlé, après quoi il avait dit calmement : « Voilà qui ressemble fort à un ultimatum.

— Je n'emploierais pas ce terme-là.

— Lequel, alors, chantage ?

— Après ce qui s'est passé entre nous, je dirais plutôt justice.

— Restons-en à ultimatum. La justice est une notion trop grandiose pour le commerce entre nous. Et comme tout ultimatum, il faudra l'examiner. On fixe habituellement un délai. Quel est le tien ? »

Elle avait dit : « Je t'aime. Dans ce nouveau poste, tu vas avoir besoin d'une épouse. Je suis celle qu'il te faut. Nous pourrions réussir. Je ferai en sorte que tout réussisse. Je pourrais te rendre heureux.

— Je ne sais pas dans quelle mesure je suis capable d'être heureux. Sans doute plus que je n'y ai droit. Mais le bonheur, personne ne peut en faire cadeau, ni Alice, ni Charles, ni Elizabeth, ni toi. Il n'a jamais été à la disposition de personne. »

Alors il s'était approché d'elle et il l'avait embrassée sur la joue. Elle s'était tournée pour s'accrocher à lui, mais il l'avait doucement repoussée. « J'y penserai.

— J'aimerais les annoncer bientôt, les fiançailles.

— Tu n'envisages pas un mariage à l'église, j'espère. Fleurs d'oranger, demoiselles d'honneur, Marche nuptiale de Mendelssohn. »

Elle avait dit : « Je n'envisage pas de nous rendre ridicules, avant ou après le mariage. Tu me connais assez pour le savoir.

— Je vois. Un petit saut rapide et sans douleur au bureau de l'état civil du coin. Je te ferai part de ma décision dimanche soir à mon retour de Londres.

— Présenté comme ça, c'est bien officiel. »

Et il avait répondu : « Mais il faut bien, n'est-ce pas, la réponse à un ultimatum ? »

Il allait l'épouser et en moins de trois mois il saurait qu'elle avait eu raison. Elle vaincrait, parce que sa volonté était plus forte que celle d'Alex. Elle se rappelait les mots de son père : « Il n'y a que cette vie, ma petite fille, mais tu peux la vivre comme tu l'entends. Il n'y a que les idiots et les faibles pour vivre comme des esclaves. Tu as la santé, la beauté, l'intelligence. Tu peux prendre ce que tu veux. Tu n'as besoin que de courage et de volonté. » Les salopards avaient bien failli l'avoir, finalement, mais il avait mené sa vie à sa manière et elle en ferait autant.

Elle essaya de mettre de côté la pensée d'Alex et de leur avenir pour se concentrer sur la tâche du moment. Impossible. Elle traversa la cuisine, alla dans le petit office qui contenait sa réserve de vin et sortit une bouteille de bordeaux. Elle prit un verre dans le buffet, versa – et dès la première gorgée sentit une minuscule éraflure au coin de sa lèvre. Elle ne supportait pas de boire dans un verre ébréché. Instinctivement, elle en prit un autre et vida dedans le premier, qu'elle était sur le point de jeter quand elle hésita. Il faisait partie d'un service de six qu'Alex lui avait donné. Le défaut qu'elle n'avait encore jamais remarqué était vraiment minime, guère plus qu'une irrégularité du bord. Il pourrait servir pour y mettre des fleurs. Elle se les représenta, perce-neige, primevères, brindilles de romarin. Quand elle eut fini de boire, elle lava les deux verres, les retourna sur l'égouttoir et laissa la bouteille débouchée sur la table ; en fait, elle avait été trop froide pour être vraiment appréciée, mais dans une heure elle serait juste bien.

C'était le moment du bain. Montée dans sa chambre, elle ôta tous ses vêtements, enfila le bas d'un bikini et un survêtement bleu et blanc. Aux pieds, de vieilles sandales en cuir tachées par l'eau de mer. D'une patère dans l'entrée, elle décrocha un petit médaillon en acier enfilé à une lanière de cuir juste assez grand pour tenir sa clef Yale et qu'elle portait autour du cou quand elle nageait. Cadeau d'Alex pour son dernier anniversaire. Elle sourit en le touchant et sentit, forte comme le métal sous ses doigts, la certitude de l'espoir. Puis elle prit une lampe électrique dans le tiroir de la table et, refermant soigneusement la porte derrière elle, se lança vers la grève.

Elle sentit la résine des pins avant même de passer devant leurs minces troncs hérissés. Seuls cinquante mètres d'un sentier sablonneux recouvert de leurs aiguilles tombées la séparaient de la plage. Là, il faisait plus sombre ; la lune qui glissait majestueusement au dessus des hautes flèches des arbres était tantôt visible, tantôt masquée, tel un phare à éclipses, si bien que pendant quelques instants, elle dut allumer sa lampe. Puis elle sortit des ombres et vit devant elle le sable blanchi par la lumière blafarde de la lune et la mer du Nord tremblante. Elle étendit sa serviette à l'endroit habituel, un petit creux à la lisière du bois, laissa glisser son survêtement et étendit bien haut les bras au-dessus de sa tête.

Puis elle rejeta ses sandales en deux coups de pied et se mit à courir sur l'étroite bande de galets, sur le sable pulvérulent au-dessus de la laisse, sur les remous soyeux de l'écume au travers des petites vagues qui semblaient s'ébouler sans un bruit, à courir pour se précipiter enfin dans l'espace purifiant. Le froid, douloureux comme une morsure, lui coupa le souffle, mais ce ne fut qu'un instant, comme toujours, après quoi il lui sembla que l'eau qui glissait sur ses épaules avait absorbé la chaleur de son propre corps et qu'elle nageait dans un cocon bien clos. Au rythme puissant de son crawl, elle s'éloigna du rivage. Elle savait combien de temps elle pouvait rester sans danger : cinq minutes exactement avant que le froid la frappe de nouveau, l'obligeant à rebrousser chemin.

Et puis elle s'arrêta de nager et resta un moment à flotter sur le dos, en regardant la lune. La magie opéra, comme elle le faisait toujours. Les déceptions, les peurs, les colères de la journée furent emportées et elle se sentit aussitôt remplie d'une joie qu'elle aurait appelée extase si le mot n'avait pas été trop ostentatoire pour cette douce sérénité. Et avec la joie, l'optimisme. Tout allait s'arranger pour le mieux. Elle allait laisser Pascoe se ronger les ongles pendant une semaine encore, après quoi elle retirerait sa plainte. Si peu important qu'il ne valait même pas la peine qu'elle le haïsse. Et son notaire avait raison, l'occupation de Scudder's Cottage pouvait attendre ; la valeur de la propriété ne cessait d'augmenter, le loyer était payé, elle ne perdait rien. Et les irritations quotidiennes du travail, les jalousies professionnelles, les rancœurs, quelle importance désormais ? Ce chapitre de sa vie s'achevait. Elle aimait Alex, Alex l'aimait. Il verrait le sens de tout ce qu'elle avait dit. Ils se marieraient. Elle aurait un enfant de lui. Tout était possible. Et puis, l'espace d'un instant, il lui vint une paix plus profonde, telle que rien de tout cela non plus n'était important. On eût dit que toutes les préoccupations dérisoires de la chair avaient été lavées par la mer ; elle était un esprit désincarné qui regardait son corps ouvert sous la lune, émue d'une légère compassion peu exigeante pour cette créature terrestre qui ne pouvait trouver une paix exquise mais transitoire que dans un élément étranger.

Cependant, il était temps de revenir. Elle donna un vigoureux coup de pied, se retourna et reprit son crawl puissant vers le rivage, vers le guetteur silencieux qui l'attendait dans l'ombre des arbres.