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La pièce qui lui avait été réservée pour ses interrogatoires était un petit bureau quelconque donnant à l'ouest, c'est-à-dire en plein sur la masse de la salle des machines. Il était suffisamment meublé, mais tout juste – donc, se dit Rickards non sans aigreur, très indiqué pour des visiteurs à peine tolérés : un bureau moderne sur piédestal qui avait visiblement été apporté d'un autre local, trois chaises à dossier droit et un fauteuil un peu plus confortable, une petite table avec une bouilloire électrique sur un plateau, quatre tasses (Mair s'attendait-il à ce qu'on fît du café pour les suspects ?), un sucrier plein de morceaux enveloppés et trois boîtes en métal peint.

Rickards dit :

« Qu'est-ce qu'on nous a donné, Gary ? »

Gary Price regarda dans les boîtes : « Des sachets de café, des sachets de thé et une boîte de biscuits. »

Oliphant demanda : « Quel genre ?

— Digestifs.

— Chocolat ?

— Non, digestifs simplement.

— Enfin, espérons qu'ils ne sont pas radioactifs. Branche la bouilloire, on peut commencer par le café. On est supposés prendre de l'eau où ?

— Miss Amphlett a dit qu'il y avait un robinet dans le vestiaire au bout du couloir. De toute façon, la bouilloire est pleine. »

Oliphant essaya une des chaises en s'étirant comme pour tester son confort. Le bois craqua. Il dit : « Un animal à sang froid, hein, chef ? Et malin avec ça. On n'en a pas tiré grand-chose.

— Pas mon avis, brigadier. On en a plus appris sur la victime qu'il ne le croit sans doute. Efficace, mais pas très aimée ; prompte à s'occuper de choses qui ne la regardaient pas, probablement parce qu'en secret elle aurait voulu être scientifique plutôt qu'administratrice. Agressive, intolérante, ne supportant pas les critiques. Mal avec les gens du coin, plutôt compromettante pour la centrale de temps en temps. Et, bien entendu, la maîtresse du directeur – si ça a une importance quelconque. »

Oliphant dit : « Fin naturelle il y a trois ou quatre mois, sans assiettes cassées ni d'un côté ni de l'autre. Sa version à lui.

— Et sa version à elle, on ne l'aura jamais. Mais il y a une chose qui est bizarre : quand Mair a rencontré Mr Dalgliesh, il rentrait chez lui, venant d'ici. Sa sœur devait l'attendre et pourtant il ne semble pas qu'il lui ait téléphoné. Il n'a même pas l'air d'y avoir pensé.

— Sous le choc, patron, autre chose en tête. Il vient de découvrir que son ex-petite amie a été victime d'un tueur psychopathe particulièrement vicieux. Ça risque d'éclipser vos sentiments fraternels et de vous faire oublier votre tisane du soir.

— Peut-être. Je me demande si Miss Mair a appelé ici pour savoir pourquoi il était en retard. Nous demanderons. »

Oliphant dit : « Si elle n'a pas téléphoné, je peux lui trouver au moins une raison. Elle s'attendait à ce qu'il soit en retard. Elle le croyait à Thyme Cottage avec Hilary Robarts.

— Si c'est pour ça, alors elle ne savait pas que Hilary Robarts était morte. Bon. Attaquons. D'abord, un mot avec Miss Amphlett. En général, la secrétaire particulière du patron en sait plus sur la boîte que tout le monde, y compris le patron. »

Mais si Caroline Amphlett détenait des renseignements intéressants, elle entendait les garder pour elle. Elle s'assit dans le fauteuil avec l'assurance de la candidate à un poste qu'elle est sûre d'obtenir et répondit aux questions de Rickards sans émotion, sauf quand il essaya d'en savoir plus sur les relations entre Hilary Robarts et le directeur. Elle se permit alors une moue de dédain devant une indiscrétion aussi vulgaire et répliqua d'un ton définitif que le Dr Mair ne lui avait jamais rien confié de sa vie privée. Elle admit savoir que Hilary Robarts avait l'habitude de nager le soir, même pendant les mois d'automne, voire plus tard. Elle pensait que le fait était très généralement connu à Larksoken. Miss Robarts était une excellente nageuse, et une fervente adepte de ce sport. Elle-même ne s'intéressait pas particulièrement au Siffleur, sauf à prendre quelques précautions raisonnables, et ne connaissait de ses méthodes que ce qu'elle en avait lu dans les journaux, c'est-à-dire qu'il étranglait ses victimes. Elle était au courant du dîner donné le jeudi a Martyr's Cottage ; peut-être Miles Lessingham y avait-il fait allusion, mais personne ne lui avait parlé des événements de cette soirée et elle ne voyait pas du tout pourquoi on l'aurait fait.

Quant à ses propres mouvements le dimanche, elle avait passé toute la soirée à partir de six heures chez elle avec son ami, Jonathan Reeves. Ils avaient été continuellement ensemble jusqu'à ce qu'il parte vers dix heures et demie. Son regard froid posé sur Oliphant le mettait au défi de lui demander ce qu'ils avaient fait et il résista à la tentation, se bornant à demander ce qu'ils avaient bu et mangé. Interrogée sur ses rapports avec Hilary Robarts, elle dit qu'elle l'avait beaucoup respectée, sans aucune sympathie ou antipathie particulière. Leurs relations professionnelles avaient été excellentes, mais elle ne se rappelait pas l'avoir jamais rencontrée en dehors de la centrale. À sa connaissance, Miss Robarts n'avait pas d'ennemis et elle ne voyait absolument pas qui aurait pu vouloir sa mort. Une fois la porte refermée derrière elle, Rickards dit : « On va vérifier son alibi, évidemment, mais rien ne presse. Laissons le jeune Reeves cuire dans son jus pendant une heure ou deux. Je veux d'abord entendre les employés qui travaillaient directement avec Robarts. »

Mais l'heure suivante n'apporta rien. Les employés qui travaillaient directement avec Robarts étaient plus choqués que bouleversés et leurs témoignages renforcèrent l'image d'une femme plus respectée qu'aimée. Mais aucun n'avait de mobile évident, aucun n'admettait avoir su avec précision comment le Siffleur tuait ses victimes et, plus important, tous avaient un alibi pour le dimanche soir. Rickards ne s'était pas attendu à autre chose.

Au bout d'une heure, il envoya chercher Jonathan Reeves qui arriva blanc comme un linge, aussi farouchement raidi que s'il affrontait un peloton d'exécution et la première réaction de Rickards fut de s'étonner qu'une femme aussi séduisante qu'Amphlett eût choisi un tel partenaire. Non pas qu'il fût particulièrement laid, si l'on faisait abstraction de l'acné, et ses traits pris séparément étaient plutôt bien. C'était l'ensemble du visage, si ordinaire, si quelconque qu'il aurait mis en échec n'importe quel essai de portrait-robot. Rickards décida qu'il valait mieux le caractériser en termes de mouvement. Le clignotement presque incessant derrière les lunettes cerclées de corne, le mordillement nerveux des lèvres, l'habitude de tendre brusquement le cou comme un acteur comique au rabais. Il savait, d'après la liste fournie par Alex Mair, que le personnel à Larksoken était en majorité masculin. Amphlett n'avait-elle donc pas trouvé mieux ? Mais enfin, l'attirance sexuelle échappe à toute logique. Lui-même et Susie, par exemple. Les voyant ensemble, les amis qu'elle avait éprouvaient sans doute la même surprise.

Il laissa Oliphant entrer dans les détails, ce qui était une erreur. Il n'était jamais pire qu'en face d'un suspect apeuré et il prit son temps pour extraire non sans plaisir un récit sans détours qui confirmait celui de Caroline Amphlett.

Après, Reeves enfin libéré, Oliphant dit : « Il était sur des charbons, vous avez vu, chef. C'est pour ça que j'ai pris mon temps. Je crois qu'il mentait. »

Rickards se dit que c'était bien d'Oliphant d'attendre et d'espérer le pire. Il coupa sèchement : « Pas forcement, brigadier. Effrayé et embarrassé, oui. C'est tout de même dur que votre première nuit de passion se termine par un interrogatoire de police assez peu subtil. Mais son alibi a l'air plutôt solide et aucun des deux n'a de mobile apparent à l'œil nu. Et rien n'indique non plus qu'ils connaissaient dans le détail les petites habitudes du Siffleur. Passons à quelqu'un qui était au courant. Miles Lessingham. »

Rickards l'avait vu pour la dernière fois sur les lieux du meurtre de Christine Baldwin, puisqu'il ne s'était pas trouvé au poste de police quand Lessingham était venu signer sa déposition le lendemain matin. Il se rendait compte que les essais d'humour sardonique, et le détachement rigoureusement contrôlé dont cet homme avait fait preuve sur le terrain étaient surtout dus au choc et au dégoût, mais il avait senti aussi une méfiance envers la police qui frisait l'hostilité. Le phénomène n'était pas exceptionnel à l'époque, même parmi les classes moyennes et Lessingham avait sans doute ses raisons. Mais cela n'avait pas facilité le contact à ce moment-là, et cela n'allait pas le faciliter désormais. Après les préliminaires d'usage, Rickards demanda : « Étiez-vous au courant des rapports entre Mr Mair et Miss Hilary Robarts ?

— Il est directeur, elle était administrateur intérimaire.

— Je voulais parler des rapports sexuels.

— Personne ne me l'a dit. Mais, n'étant pas entièrement insensible à l'égard de mes semblables, je pensais en effet qu'ils étaient probablement amants.

— Et vous saviez que c'était fini ?

— Je le supposais. Ils ne m'avaient pas pris comme confident, ni quand cela avait commencé, ni quand cela avait fini. Si vous voulez des détails sur sa vie privée, vous feriez mieux de les demander au Dr Mair. J'ai déjà assez de difficultés avec la mienne.

— Mais vous ne vous rendiez pas compte de tensions provoquées par ces rapports : rancœur, accusations de favoritisme, jalousie, peut-être ?

— Pas de mon fait, je vous assure. Mes intérêts sont très différents.

— Et Miss Robarts ? Avez-vous eu l'impression que la liaison s'était terminée sans rancœur ? Est-ce qu'elle a eu l'air bouleversée, par exemple ?

— Si elle l'a été, elle n'a pas pleuré sur mon épaule. Il est vrai que ce n'est pas celle qu'elle aurait choisie.

— Et vous n'avez aucune idée de l'identité de son meurtrier ?

— Aucune. »

Un silence, puis Rickards demanda : « Vous l'aimiez ?

— Non. »

L'espace d'un instant, le policier fut déconcerté. C'était une question qu'il posait souvent lors de ses enquêtes et généralement avec quelque résultat. Rares étaient les suspects qui admettaient une antipathie envers la victime sans essayer plus ou moins maladroitement de s'expliquer ou de se justifier. Après un silence qui lui permit de constater que Lessingham n'avait aucune intention de développer sa déclaration, il demanda : « Pourquoi, monsieur ?

— Il n'y a pas beaucoup de personnes qui me sont sympathiques – en général je m'arrête à la tolérance – et elle n'était pas du nombre. Sans raison particulière. En fallait-il une ? Vous-même et votre brigadier, vous ne vous aimez peut-être pas. Cela ne signifie pas que l'un de vous prémédite un meurtre. Et à propos de meurtre, raison de ma présence ici, sans doute, j'ai un alibi pour dimanche soir. Je peux vous le donner tout de suite. J'ai un bateau à voiles amarré à Blakeney. Je suis sorti avec à la marée du matin et je suis resté dehors jusqu'à près de dix heures du soir. J'ai un témoin de mon départ, Ed Wilkinson, qui a son bateau de pêche amarré à côté du mien, mais aucun pour mon retour. Il y avait assez de vent le matin pour aller à la voile : ensuite j'ai jeté l'ancre, j'ai pris deux morues et quelques merlans que j'ai cuits pour mon déjeuner. J'avais des provisions, du vin, des livres et ma radio. Tout ce qu'il me fallait. Ce n'est peut-être pas le meilleur des alibis, mais il a le mérite de la simplicité et de la véracité. »

Oliphant demanda : « Vous aviez un dinghy ?

— Oui, sur le toit de la cabine. Et au risque de vous surexciter, je dois vous dire que j'avais aussi ma bicyclette pliante. Mais je ne l'ai pas mise à terre, ni sur le cap ni ailleurs, pas même pour tuer Hilary Robarts.

Oliphant demanda : « C'est votre habitude de naviguer seul, en fin de semaine ?

— Je n'ai pas d'habitudes. Je sortais auparavant avec un ami. Maintenant je sors seul. »

Rickards l'interrogea ensuite au sujet du portrait de Miss Robarts. Il admit qu'il l'avait vu. George Jago, le patron du Local Hero à Lydsett, l'avait accroché pendant une semaine à son bar, à la demande, semblait-il, de Blaney. Il n'avait aucune idée de l'endroit ou celui-ci le mettait normalement et il ne l'avait ni volé, ni détruit. Si quelqu'un l'avait fait, il pensait que c'était probablement Robarts elle-même.

Oliphant dit : « Et lancé dans sa propre fenêtre ?

Lessingham dit : « Il serait plus vraisemblable à votre avis qu'elle l'ait lacéré et lancé dans la fenêtre de Blaney ? Moi aussi. Mais ce n'est sûrement pas Blaney qui l'a lacéré. »

Oliphant demanda : « Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Parce qu'un artiste créateur, qu'il soit peintre ou physicien, ne détruit pas sa meilleure œuvre. »

Oliphant dit : « Au dîner de Miss Mair, vous avez décrit aux autres invités les méthodes du Siffleur, y compris des renseignements que nous vous avions expressément demandé de ne pas divulguer. »

Lessingham dit avec beaucoup de flegme : « On peut difficilement arriver avec deux heures de retard à un dîner sans donner une explication, et la mienne était, après tout, assez exceptionnelle. J'ai pensé qu'ils avaient bien mérité un petit frisson par procuration. Cela mis à part, rester silencieux eût exigé une plus grande maîtrise de moi-même que je n'en avais à ce moment-là. Les cadavres mutilés sont votre lot quotidien, bien sûr. Ceux d'entre nous qui ont choisi des professions plus calmes ont tendance à les trouver affligeants. Je savais que je pouvais faire confiance aux autres invités, qu'ils ne parleraient pas à la presse et pour autant que je sache, aucun ne l'a fait. D'ailleurs, pourquoi me demander ce qui s'est passé jeudi soir ? Adam Dalgliesh était à ce dîner, vous avez donc un témoin plus expérimenté que moi et de votre point de vue, plus fiable, certainement. Je ne dirais pas une casserole, ce serait injuste. »

Rickards prit la parole après plusieurs minutes de silence. « Non seulement injuste, mais inexact et injurieux. »

Lessingham se tourna vers lui, toujours froid. « Précisément. C'est pourquoi je n'ai pas employé le terme. Et maintenant, si vous n'avez plus de questions à me poser, j'ai une centrale atomique à faire marcher. »