35

Il était plus de dix heures et demie quand Rickards arriva pour la deuxième fois au moulin de Larksoken, le mardi. Il s'était annoncé peu après six heures en précisant bien que sa visite, quoique tardive, était officielle ; il voulait vérifier certains faits et poser une certaine question. Plus tôt dans la journée, Dalgliesh était passé au poste de Hoveton pour faire sa déposition au sujet de la découverte du corps. Rickards était sorti, mais Oliphant, visiblement sur le point d'en faire autant, était resté pour le recevoir et l'avait brièvement mis aux courant de l'état des recherches, d'assez bonne grâce mais aussi avec un formalisme qui laissait deviner des instructions préalablement reçues. Rickards lui-même, quand il enleva sa veste et s'assit dans le grand fauteuil à droite du feu, semblait un peu aplati. Il portait un costume bleu foncé à fines rayures qui, malgré sa coupe trop recherchée, avait l'air un peu minable d'un vêtement qui a vu des jours meilleurs. Il semblait néanmoins curieusement désassorti, beaucoup trop citadin, surtout là sur le cap, et donnait à son propriétaire l'air d'un homme habillé pour un mariage sans façons ou une entrevue professionnelle dont il n'espère pas grand succès. L'antagonisme à peine voilé, l'amertume de l'échec après la mort du Siffleur, voire l'énergie fébrile du dimanche soir l'avaient quitté. Dalgliesh se demanda s'il avait parlé à son supérieur et reçu des conseils. Dans ce cas, il savait ce qu'ils avaient été. À peu près ceux qu'il aurait lui-même donnés.

« Bien agaçant qu'il soit juste dans votre secteur, mais c'est un des premiers détectives de la Met, le chouchou du préfet de police. Et puis ces gens, il les connaît. Il était au dîner des Mair. Il a trouvé le corps. Il a des informations intéressantes. Entendu, c'est un pro, il ne va pas s'asseoir dessus, mais vous les obtiendrez plus facilement et vous vous rendrez la vie plus agréable, à tous les deux, si vous cessez de le traiter en rival, ou pire, en suspect. »

En donnant son whisky à Rickards, Dalgliesh lui demanda des nouvelles de sa femme.

« Elle va bien, très bien », mais le ton avait quelque chose de forcé.

Dalgliesh dit : « Je suppose qu'elle va rentrer, maintenant que le Siffleur est mort ?

— On pourrait le croire, n'est-ce pas ? Je voudrais bien, elle voudrait bien – mais il y a comme un problème avec sa mère. Elle ne veut pas que son petit agneau soit mêlé à de vilaines affaires, en particulier des meurtres et en particulier juste en ce moment. »

Dalgliesh dit : « Difficile de s'isoler des vilaines affaires, même des meurtres, quand on épouse un policier.

— Elle n'aurait jamais voulu que Sue épouse un policier. »

Surpris par l'amertume du ton, Dalgliesh fut une fois encore désagréablement conscient qu'on lui demandait une sorte d'assurance qu'il était moins apte à donner que quiconque. Pendant qu'il cherchait une formule anodine, il jeta un coup d'œil au visage de Rickards marqué par la fatigue et presque le découragement, aux rides que la lumière irrégulière du feu rendait plus caverneuses encore et se réfugia dans le terre à terre.

Il demanda : « Avez-vous mangé ?

— Oh, je trouverai bien quelque chose dans le frigo en rentrant.

— J'ai un reste de cassoulet, si ça vous va. Il y en a pour une minute à le réchauffer.

— Ma foi, je ne dis pas non, Mr Dalgliesh. »

Il mangea le cassoulet, un plateau posé sur les genoux, aussi voracement que s'il n'avait rien pris depuis plusieurs jours, après quoi, il sauça le plat avec une croûte de pain. Il ne leva le nez qu'une seule fois pour demander :

« C'est vous qui l'avez fait, Mr Dalgliesh ?

— Quand on vit seul, il faut apprendre à faire au moins des plats simples si l'on ne veut pas dépendre toujours des autres pour les choses essentielles de la vie.

— Et ça ne vous conviendrait guère, n'est-ce pas ? Dépendre de quelqu'un d'autre pour les choses essentielles de la vie ? »

Mais c'était dit sans amertume et il remporta le plateau dans la cuisine en souriant. Une seconde après, Dalgliesh entendit le bruit de l'eau courante. Rickards lavait sa vaisselle.

Il avait dû être plus affamé qu'il ne se l'était imaginé. Dalgliesh savait bien comme il était facile, quand on travaillait seize heures par jour, de croire qu'on pouvait fonctionner efficacement avec du café et des sandwiches avalés à la hâte. Revenu de la cuisine, Rickards se renversa dans son fauteuil avec un petit grognement de satisfaction. Son visage avait repris des couleurs et sa voix, quand il parla, de la force :

« Elle était la fille de Peter Robarts. Vous vous rappelez ?

— Non. Je devrais ?

— Aucune raison. Moi non plus, mais j'ai eu le temps de me documenter. Il avait gagné gros après la guerre, où d'ailleurs il s'était très bien comporté. Un de ces types qui ne perdent pas de vue leur intérêt – pour lui, le plastique. Les années cinquante et soixante, ça a dû être la belle époque pour les affairistes. Elle était son seul enfant. Il a fait sa fortune très vite et l'a reperdue aussi vite. Les raisons habituelles : gaspillage, idées de grandeur, les femmes, jetant l'argent par les fenêtres comme s'il le fabriquait. Persuadé qu'il s'en tirerait toujours. Il a eu de la chance de ne pas finir en tôle. Le fisc, qui avait réuni un très joli dossier, était à la veille de l'arrêter quand il a eu son infarctus. Tombé le nez dans son assiette au restaurant, aussi mort que le canard qu'il mangeait. Pour elle, ça a dû être difficile. Un jour rien de trop beau pour elle, la fille à papa, et le lendemain la mort, la pauvreté. »

Dalgliesh dit : « Une pauvreté relative, mais bien sûr, elle l'est toujours. Vous avez bien travaillé.

— Mair nous a dit certaines choses, pas beaucoup ; pour d'autres il a fallu gratter. La police de la City a été très bien. J'ai communiqué avec Wood Street. Je me disais toujours jusqu'à maintenant que tout ce qui concerne la victime peut avoir son intérêt, mais je commence à me demander si ce travail de fourmi n'est pas pour une grande part du temps perdu.

— C'est la seule méthode sûre. La victime est morte parce qu'elle était elle et personne d'autre.

— Et une fois que vous avez compris la vie, vous avez compris la mort. Le vieux Blanco White – vous vous rappelez ? – nous rabâchait ça continuellement quand je faisais mes classes. Et finalement vous restez avec un méli-mélo de faits, comme une corbeille à papiers retournée. Ils ne s'organisent pas vraiment pour constituer une personne. Et avec cette victime-là, la récolte est maigre. Elle ne s'était pas encombré la vie. À peu près rien d'intéressant dans son cottage, pas de journal, pas de lettres sauf une à son notaire pour demander un rendez-vous parce qu'elle allait se marier. Nous l'avons vu, évidemment. Il ne connaît pas le nom du bonhomme ; d'ailleurs personne ne le connaît, y compris Mair. Pas d'autres papiers de la moindre importance, sauf un exemplaire de son testament – qui n'a rien de bouleversant. Elle laisse tout ce qu'elle a à Alex Mair, en deux lignes de prose digne d'un tabellion. Mais je ne le vois vraiment pas la tuer pour douze milles livres en obligations et un cottage délabré avec un locataire indéracinable. Mis à part le testament, la lettre, les bordereaux de banque habituels, les factures acquittées, la maison est dans un ordre quasi maniaque. On pourrait croire que se sachant sur le point de mourir, elle a effacé sa vie. Pas le moindre signe de fouilles récentes, soit dit en passant. S'il y avait quelque chose que le meurtrier voulait et s'il a brisé ce carreau pour entrer, il a bien su faire disparaître ses traces. »

Dalgliesh dit : « S'il a effectivement été obligé d'entrer par la fenêtre, alors ce n'était probablement pas le Dr Mair. Lui savait que la clef était dans le médaillon ; il l'aurait prise, utilisée et remise en place. Avec le risque supplémentaire de laisser des marques de son passage sur les lieux, et certains assassins n'aiment pas retourner auprès du corps. D'autres, au contraire, sont irrésistiblement attirés par lui. Mais si Mair avait pris la clef, il aurait été obligé de la remettre en place, à tout prix. Un médaillon vide l'aurait directement accusé. »

Rickards dit : « Cyril Alexander Mair, mais il a laissé tomber Cyril. Il pense probablement que Sir Alexander sonne mieux que Sir Cyril. Qu'est-ce qui lui manque, à Cyril ? Mon grand-père s'appelait Cyril. J'ai une dent contre les gens qui n'utilisent pas leur vrai nom. Elle était sa maîtresse, à propos.

— Il vous l'a dit ?

— Il était bien à peu près obligé, non ? Ils étaient très discrets, mais un ou deux des cadres à la centrale devaient bien le savoir, ou du moins le soupçonner. Il est trop intelligent pour taire des informations que nous découvrirons forcément un jour ou l'autre. Sa version, c'est que la liaison était terminée, fin naturelle par consentement mutuel. Il compte s'installer à Londres, elle voulait rester ici. Elle était d'ailleurs obligée de le faire, à moins d'abandonner son poste et elle entendait bien faire carrière ; pour elle la situation était quelque chose d'important. Selon lui, leur attachement n'était pas assez solide pour que des rencontres occasionnelles en fin de semaine suffisent à le sustenter – ce sont ses paroles. On croirait que tout ça était affaire de commodité. Pendant qu'il était ici, il avait besoin d'une femme, elle avait besoin d'un homme. Il faut que la marchandise soit à portée de la main. Un peu comme acheter de la viande chez le boucher. Il part pour Londres, elle décide de rester. Trouvons un autre boucher ! »

Dalgliesh se rappela que Rickards avait toujours regardé la sexualité d'un œil sévère. Détective depuis vingt ans, il avait forcément rencontré adultère et fornication sous les formes les plus diverses, à côté de manifestations bizarres et horrifiantes qui les faisaient paraître agréablement normales. Mais cela ne voulait pas dire qu'elles lui plaisaient. Il avait prêté serment comme officier de police et il y avait été fidèle. À l'église, il avait juré à son épouse d'être fidèle et il avait certainement l'intention de l'être. Dans un genre de travail où les heures irrégulières, la boisson, la camaraderie macho et la proximité des femmes rendaient les mariages vulnérables, on savait le sien solide. Il était trop expérimenté et trop équitable pour se laisser aller aux idées préconçues, mais à un certain égard au moins, Mair avait été malchanceux avec le policier désigné pour l'affaire.

Rickards dit : « Sa secrétaire, Katie Flack, venait de donner sa démission. Elle la trouvait trop exigeante, semble-t-il. Il y avait eu une scène récemment parce que la jeune fille dépassait le temps imparti pour le lunch. Et un de ses collaborateurs, Brian Taylor, admet qu'il la trouvait impossible et qu'il avait demandé son transfert. D'une admirable franchise. Il peut se le permettre, il était à une réunion d'hommes à Norwich avec dix témoins au bas mot à partir de huit heures. La demoiselle n'a rien à craindre non plus. Elle a passé la soirée à regarder la télé en famille.

— Rien que la famille ?

— Non, heureusement pour elle, des voisins sont venus juste avant neuf heures pour parler toilette ; leur fille se marie dans huit jours et elle va être demoiselle d'honneur. Des robes jaune citron avec des bouquets de petits chrysanthèmes blanc et jaune. Très bon goût. On a eu droit à une description complète. Elle devait penser que ça donnait plus de vraisemblance à l'alibi. D'ailleurs, ils n'étaient ni l'un ni l'autre sur la liste des suspects. De nos jours, si on n'aime pas le patron, on met les bouts, c'est tout. Tous les deux étaient choqués, bien sûr, un peu sur la défensive. Ils avaient probablement l'impression qu'elle s'était fait tuer uniquement pour les mettre dans leur tort. Ni l'un ni l'autre n'a prétendu l'aimer. Mais dans ce crime, il y a quelque chose de plus fort que l'antipathie. Et ça va peut-être vous étonner, Mr Dalgliesh, mais Robarts n'était pas particulièrement impopulaire auprès des cadres supérieurs. Ils respectent l'efficacité et elle était efficace. De plus, ses responsabilités n'empiétaient pas sur les leurs. Elle était chargée de veiller à ce que la centrale soit bien administrée pour que les personnels scientifique et technique puissent faire leur besogne le mieux possible. Apparemment, elle y réussissait. Ils ont répondu à mes questions sans histoires, mais sans excès de loquacité non plus. Il y a une sorte de camaraderie là-dedans. Je suppose que si on se sent continuellement en butte aux critiques ou aux attaques, on se méfie un peu des gens de l'extérieur. Un seul m'a dit carrément qu'il la détestait. Miles Lessingham. Mais il a fourni une manière d'alibi. Il est resté dans son bateau de huit heures quarante-cinq à dix heures. Et il n'a rien caché de ses sentiments. Il ne voulait ni manger, ni boire, ni passer ses loisirs, ni coucher avec elle. Mais il m'a signalé que de nombreuses personnes lui faisaient le même effet et qu'il n'éprouvait pas la moindre envie de les supprimer. »

Il s'arrêta un instant, puis reprit : « Le Dr Mair vous a fait visiter la centrale vendredi matin, n'est-ce pas ? »

Dalgliesh demanda : « C'est lui qui vous l'a dit ?

— Le Dr Mair ne m'a rien dit qu'il n'ait été obligé de me dire. Non, c'est venu dans la conversation quand nous avons parlé avec une petite jeune fille du pays qui travaille au service du personnel. Très causante, elle m'a appris bien des choses utiles, finalement. Je me demandais s'il s'était passé quelque chose pendant votre visite qui pourrait nous intéresser. »

Dalgliesh résista à la tentation de répliquer que dans ce cas, il l'aurait dit depuis longtemps. Il répondit : « Ça a été une expérience assez remarquable, l'endroit est impressionnant. Le Dr Mair a essayé de m'expliquer la différence entre le réacteur thermique et le nouveau, à eau pressurisée. La plus grande partie de l'entretien a été très technique, sauf quand il a parlé, brièvement, de poésie. Miles Lessingham m'a montré le bâtiment à combustible d'où Toby Gledhill s'est jeté pour se tuer. Je m'étais bien dit que ce suicide avait peut-être un rapport avec notre affaire, mais je ne vois pas lequel. Il a visiblement beaucoup affecté Lessingham et pas simplement parce qu'il y a assisté. Il y a eu un échange assez mystérieux entre lui et Hilary Robarts au dîner des Mair. »

Rickards se pencha en avant, le verre de whisky presque englouti dans son énorme main et dit, sans lever les yeux :

« Le dîner des Mair. Je crois que cette charmante petite réunion – si elle a été charmante – est au cœur de l'affaire. Et il y a une chose que je voudrais vous demander. En fait, c'est pour ça que je suis venu. La gamine, Theresa Blaney, qu'est-ce qu'elle a entendu, exactement, de la conversation sur la dernière victime du Siffleur ? »

C'était la question que Dalgliesh avait attendue. Ce qui l'étonnait, c'est que Rickards eût mis si longtemps pour la lui poser.

Il dit précautionneusement : « Une partie, c'est sûr. Vous le savez, je vous l'ai déjà dit. Mais je ne peux pas savoir depuis combien de temps elle était derrière la porte de la salle à manger quand je l'ai remarquée, ni ce qu'elle a entendu de la conversation.

— Vous rappelez-vous à quel stade de son récit Lessingham était arrivé quand vous avez vu Theresa ?

— Pas avec certitude. Je crois qu'il décrivait le corps, ce qu'il avait vu quand il était revenu avec sa lampe électrique.

— Donc, elle aurait pu l'entendre parler de la coupure sur le front et des poils.

— Mais croyez-vous qu'elle aurait parlé des poils à son père ? Sa mère était extrêmement pieuse. Je ne connais pas vraiment la petite, mais je pense qu'elle est très pudique. Est-ce qu'une petite fille très protégée, élevée dans les bons principes, parlerait de ça à un homme, fût-il son père ?

— Protégée ? Élevée dans les bons principes ? Mais vous retardez de soixante ans ! Passez une demi-heure dans la cour de récréation de n'importe quelle école primaire et vous entendrez des choses qui vous feront dresser les cheveux sur la tête. Les gosses d'aujourd'hui disent n'importe quoi à n'importe qui.

— Pas cette enfant-là.

— Bon, mais elle aurait pu parler à son père de l'estafilade en L et lui aurait pu penser aux poils. Nom d'un tonnerre, tout le monde savait bien que les meurtres du Siffleur devaient avoir une connotation sexuelle. Il ne les violait pas, ce n'était pas comme ça qu'il jouissait. Pas besoin d'être Krafft – comment s'appelle-t-il donc ?

— Krafft-Ebing.

— On croirait un fromage. Pas besoin, donc, d'être Krafft-Ebing, ni même d'avoir une sexualité bien compliquée, pour deviner de quels poils le Siffleur se servait. »

Dalgliesh dit : « C'est important si vous considérez que Blaney est le principal suspect, n'est-ce pas ? Est-ce que lui ou n'importe qui d'autre aurait tué de cette façon-là, s'il n'avait pas été sûr des procédés du Siffleur ? Il ne pouvait espérer mettre ça sur le dos du type que si tous les détails étaient exacts. Si vous ne pouvez pas prouver que Theresa a parlé à son père et des poils et de la coupure en L, votre dossier est considérablement allégé. Je ne sais même pas s'il reste encore quelque chose dedans. De plus, Oliphant a dit, me semble-t-il, que Blaney avait un double alibi fourni par Miss Mair, qui assure qu'il était chez lui et ivre à neuf heures quarante-cinq, et par sa fille. Elle n'a pas dit qu'elle était allée se coucher à huit heures quinze et descendue juste avant neuf heures pour boire un verre d'eau ?

— C'est ce qu'elle a dit, Mr Dalgliesh, mais croyez-moi, cette petite-là confirmerait toutes les histoires que son père déciderait de raconter. Et puis ces horaires sont d'une précision suspecte. Robarts meurt à neuf heures vingt ou à peu près. Theresa Blaney va se coucher à huit heures quinze et elle a comme par hasard besoin d'un verre d'eau quarante-cinq minutes plus tard. Comme ça tombe ! J'aurais bien voulu que vous la voyiez, elle et ce cottage. Mais si, c'est vrai, vous y êtes allé. J'avais deux nénettes de la boîte avec moi et elles l'ont maniée comme un bébé dans les langes. Elle n'en avait pas besoin, d'ailleurs. On était tous gentiment assis en cercle autour du feu et elle tenait le moutard sur ses genoux. Vous avez déjà essayé de questionner une gosse pour savoir si son père est un assassin, pendant qu'elle est assise là, ses grands yeux pleins de reproches fixés sur vous, à dorloter le petit frère ? J'ai suggéré qu'elle le passe à l'une des femmes, mais dès qu'elle a essayé de le prendre, il s'est mis à brailler. Il n'a pas voulu non plus de son père. On aurait cru qu'il s'était entendu avant avec Theresa. Et Ryan Blaney était là aussi, bien entendu, pendant tout l'interrogatoire. On ne peut pas questionner un enfant sans que les parents soient là, s'ils veulent. Bon Dieu, quand j'arrêterai l'auteur de ce meurtre-là, et je l'arrêterai, Mr Dalgliesh, cette fois je l'arrêterai, j'espère que ce ne sera pas Ryan Blaney. Ces gosses-là ont déjà assez perdu. Mais c'est lui qui a le mobile le plus fort et il haïssait Robarts. Je ne crois pas qu'il pourrait le dissimuler, même s'il essayait et il n'a pas essayé. Et pas seulement parce qu'elle essayait de le sortir du cottage. Ça va plus profond que ça. Je ne sais pas ce qu'il y a à la racine. Peut-être quelque chose qui a trait à sa femme. Mais je trouverai. Il a laissé les gosses dans la maison, il nous a accompagnés jusqu'aux voitures et là, voilà la dernière chose qu'il a dite : “ C'était une sale garce et je suis bien content qu'elle soit morte, mais je ne l'ai pas tuée et vous ne pourrez jamais prouver que je l'ai tué. ” Et je connais toutes les objections. Jago dit qu'il a téléphoné à sept heures et demie pour le prévenir que le Siffleur était mort. Il a parlé à Theresa et elle dit qu'elle a fait la commission à son père. Aucune raison pour qu'elle ne l'ait pas faite. Il n'aurait pas laissé les gosses seuls dans le cottage avec le Siffleur en train de rôder aux alentours. Aucun père responsable ne l'aurait fait et il est généralement admis qu'il est responsable. On a la confirmation des autorités locales à ce propos-là. Il y a quinze jours, elles ont envoyé une assistante sociale pour vérifier si tout allait bien. Et je vais vous dire qui est à l'origine de la démarche, Mr Dalgliesh. Intéressant. C'était Robarts.

— Elle avait allégué des faits précis ?

— Non. D'après elle, elle était obligée d'y aller de temps en temps pour parler des réparations, etc., et elle était préoccupée par le poids des responsabilités qu'il assumait. Elle pensait qu'il avait besoin d'aide. Elle avait vu Theresa ramener des provisions très lourdes en traînant les jumelles à un moment où elle aurait dû être à l'école et téléphoné pour demander qu'on envoie une assistante sociale. Laquelle avait jugé, apparemment, que les choses allaient aussi bien que possible. Les jumelles vont déjà au jardin d'enfants et elle a proposé des secours supplémentaires, dont une aide ménagère. Mais elle n'a trouvé Blaney ni bien disposé ni coopératif. Je ne l'en blâme pas, d'ailleurs, je ne voudrais pas avoir l'Assistance sur le dos.

— Blaney sait que c'est Hilary Robarts qui a provoqué cette visite ?

— Les autorités locales ne le lui ont pas dit, ça n'est pas leur politique. Et je ne vois pas comment il l'aurait découvert. Mais s'il y est arrivé, alors ça renforce considérablement ses raisons, n'est-ce pas ? Ça aurait pu être la goutte qui a fait déborder le vase. »

Dalgliesh dit : « Mais l'aurait-il tuée de cette façon-là ? Logiquement, le fait de savoir que le Siffleur est mort rend le procédé inopérant.

— Pas nécessairement, Mr Dalgliesh. Supposez qu'il se soit dit : “ Je peux prouver que j'étais au courant de la mort du Siffleur. Celui qui a tué Hilary Robarts ne l'était pas. Donc, pourquoi ne recherchez-vous pas quelqu'un qui ne savait pas qu'on avait trouvé le corps du Siffleur ? ” Et puis, Bon Dieu, il y a une autre possibilité. Il savait que le Siffleur était mort, supposons, mais il croyait que c'était tout récent. J'ai demandé à Theresa très exactement ce que Jago lui avait dit. Elle se le rappelait bien et d'ailleurs Jago a confirmé. Il a dit, semble-t-il : “ Dis à ton papa que le Siffleur est mort. Il s'est tué. Suicide. Maintenant, à Easthaven. ” Mais pas un mot de l'hôtel, ni du moment où le Siffleur a pris la chambre. Il n'en savait rien. Le message de son copain du Crown & Anchor était plutôt vaseux. Alors Blaney a pu croire que le corps avait été trouvé sur la route, sept kilomètres plus loin, le long de la côte. Il peut tuer en toute impunité. Tout le monde y compris la police pensera que le Siffleur a fait sa dernière victime et puis s'est suicidé. Simple, hein, Mr Dalgliesh ? »

Celui-ci se dit in petto que c'était plus simple que convaincant. Il dit : « Vous estimez donc que le portrait lacéré n'a pas de rapport direct avec le crime ? Je ne vois pas Blaney détruisant son œuvre.

— Pourquoi pas ? D'après ce que j'ai vu, elle n'avait rien de spécial.

— Pour lui, je crois que si.

— Le portrait est une difficulté, je vous l'accorde. Et ça n'est pas la seule. Quelqu'un a bu un verre avec Robarts avant qu'elle aille prendre ce dernier bain, quelqu'un qu'elle connaissait. Les deux verres dans l'égouttoir, pour moi ça signifie deux personnes qui s'en sont servi. Elle n'aurait pas invité Blaney chez elle et s'il était venu, je doute qu'elle l'aurait laissé entrer, ivre ou à jeun. »

Dalgliesh dit : « Mais si vous croyez Miss Mair, votre accusation contre Blaney s'effondre complètement. Elle prétend l'avoir vu chez lui à neuf heures quarante-cinq ou peu après et à ce moment-là il était à moitié ivre. Entendu, il aurait pu simuler l'ivresse, ça n'est pas bien difficile. Mais ce qu'il n'aurait pas pu faire, c'était tuer Hilary Robarts vers neuf heures vingt et être rentré chez lui à neuf heures quarante-cinq, alors qu'il n'avait ni auto ni fourgonnette. »

Rickards dit : « Il a un vélo.

— Il aurait fallu qu'il pédale vite. Nous savons qu'elle est morte après son bain, pas avant. Ses cheveux étaient encore mouillés jusqu'à la racine quand je l'ai trouvée. Donc on ne doit pas se tromper beaucoup en fixant le moment de sa mort entre neuf heures quinze et neuf heures trente. Il n'aurait pas pu prendre le vélo avec lui et s'en servir pour revenir le long de la grève. La marée était haute, il aurait été obligé de pédaler sur les galets, ce qui est bien plus difficile que sur la route. Il n'y a qu'une partie de la grève où il reste une bande de sable à marée haute et c'est dans la petite anse où Hilary Robarts nageait. Et s'il était passé par la route, Miss Mair l'aurait vu. Non, je crois qu'elle lui a fourni un alibi que vous aurez de la peine à faire sauter. »

Rickards dit : « Mais lui, il ne l'a pas mise à couvert, n'est-ce pas ? D'après elle, elle est restée seule à Martyr's Cottage jusqu'au moment où elle est partie, juste après neuf heures et demie, pour aller chercher le portrait. Elle et Mrs Dennison, la gouvernante du Vieux Presbytère, sont les seules de ceux qui assistaient au dîner des Mair à ne pas avoir essayé de se trouver un alibi. De plus, elle a un mobile. Hilary Robarts était la maîtresse de son frère. Il nous dit que tout était fini, d'accord, mais nous n'avons que sa parole. Supposons qu'ils projetaient de se marier une fois à Londres. Elle a consacré sa vie à son frère. Célibataire. Pas d'autre exutoire pour ses sentiments. Pourquoi céder la place à une autre femme au moment où Mair va réaliser son ambition ? »

Dalgliesh jugea l'explication trop simple pour des relations qui, même lors de leurs brèves rencontres, lui avaient semblé plus complexes. Il dit : « Elle a du succès comme écrivain. J'imagine que la réussite dans sa profession lui apporte sa propre forme de satisfaction émotionnelle, à supposer qu'elle en ait besoin. Elle m'a paru dotée d'une bonne dose d'indépendance.

— Je croyais qu'elle écrivait des bouquins de cuisine. C'est ça que vous appelez être un écrivain professionnel à succès ?

— Ses livres sont très appréciés et ils rapportent énormément d'argent. Nous avons le même éditeur et s'il avait un choix à faire entre nous deux, je pense qu'il préférerait me perdre.

— Alors, vous pensez que le mariage aurait presque été un soulagement ? Qu'il la libérait de certaines responsabilités et qu'elle n'était pas fâchée de voir une autre femme lui faire la cuisine et s'occuper de lui ?

— Pourquoi aurait-il besoin d'une femme, quelle qu'elle soit, pour s'occuper de lui ? C'est dangereux d'échafauder des théories sur les sentiments et les réactions des gens, mais je doute qu'elle se sente cette responsabilité quasi maternelle et qu'il en ait besoin – ou même la souhaite.

— Alors, comment voyez-vous leurs relations ? Après tout, ils vivent ensemble la plus grande partie du temps. Il semble généralement admis qu'elle a de l'affection pour lui.

— Dans le cas contraire, ils ne vivraient pas ensemble, si ça peut s'appeler vivre ensemble. Je crois savoir qu'elle est souvent partie ; elle va faire de la documentation pour ses livres et lui a un appartement à Londres. Comment pénétrer au cœur de leurs relations quand on a juste dîné un soir avec eux ? Je pense qu'il existe une confiance et un respect mutuels. Demandez-leur.

— Mais pas de jalousie envers lui ou sa maîtresse ?

— S'il y en a, elle sait bien la dissimuler.

— Bon. Prenons un autre scénario. Supposons qu'il était fatigué de Robarts, qu'elle le pressait de l'épouser, qu'elle voulait quitter sa situation et aller à Londres avec lui. Supposons qu'elle devenait insupportable. Est-ce qu'Alice Mair n'aurait pas été tentée de faire quelque chose ?

— Comme de préparer et d'exécuter un crime singulièrement ingénieux pour délivrer son frère d'un embarras passager ? Ça ne serait pas pousser un peu trop loin le dévouement fraternel ?

— Ah, mais ces femmes bien décidées ne sont pas des embarras passagers. Réfléchissez. Combien d'hommes connaissez-vous qui ont été forcés de faire des mariages qu'ils ne souhaitaient pas vraiment parce que la volonté de la femme était plus forte que la leur ? Ou parce qu'ils ne pouvaient pas supporter les drames, les larmes, les récriminations, le chantage aux sentiments ? »

Dalgliesh dit : « La liaison elle-même n'offrait pas prise au chantage. Ils n'étaient mariés ni l'un ni l'autre, ils ne trompaient personne, ils ne causaient pas de scandale. Et je ne vois personne, homme ou femme, obliger Alex Mair à faire ce qu'il ne veut pas faire. Je sais qu'il est dangereux de porter des jugements faciles – bien que nous n'ayons rien fait d'autre depuis cinq minutes – mais il me donne l'impression d'être un homme qui mène sa vie comme il l'entend et qui l'a sans doute toujours fait.

— Ce qui pourrait peut-être le rendre méchant si quelqu'un essayait de l'en empêcher.

— Alors, vous le considérez comme un assassin, maintenant ?

— Je le considère comme très suspect. »

Dalgliesh demanda : « Et ce couple dans la caravane ? Quelque chose qui prouve qu'ils connaissaient les procédés du Siffleur ?

— On n'a rien découvert, mais comment être sûr ? L'homme, Neil Pascoe, circule dans sa fourgonnette, fréquente les bars du coin. Il a pu entendre causer. Tous les agents sur l'affaire n'ont pas forcément été discrets. Nous n'avons donné aucun détail aux journaux, mais ça ne veut pas dire qu'on n'a pas causé. Il a une manière d'alibi. Il est allé en fourgonnette au sud de Norwich voir un type qui lui avait écrit pour lui dire qu'il s'intéressait à cette organisation antinucléaire qu'il a mise sur pied. Il espère apparemment créer un groupe par ici. J'ai envoyé deux de mes gars voir le type. Il dit qu'ils sont restés ensemble jusqu'à huit heures vingt, après quoi Pascoe est parti pour rentrer chez lui – enfin, c'est ce qu'il a dit. La fille qui vit avec lui, Amy Camm, dit qu'il est arrivé à neuf heures et qu'ils sont restés ensemble dans la caravane toute la soirée. Moi, j'ai idée qu'il est arrivé un peu plus tard. Dans sa fourgonnette il aurait fallu appuyer drôlement sur le champignon pour aller de plus loin que Norwich à Larksoken en une heure. Et puis il a un mobile, un des plus forts : si Hilary Robarts avait intenté son action en justice, elle pouvait le ruiner. Et Camm a intérêt à le soutenir parce qu'elle s'est installée dans la caravane, bien peinarde, avec son gosse. Je vais encore vous dire quelque chose, Mr Dalgliesh, ils ont eu un chien, autrefois. La laisse est toujours pendue dans la caravane.

— Si l'un des deux l'avait utilisée pour étrangler Robarts, est-ce qu'elle y serait encore ?

— Les gens auraient pu la voir. Ils auraient pu penser que ça serait plus suspect de la détruire, ou de la cacher que de la laisser où elle était. Nous l'avons prise, bien entendu, mais ce n'était guère qu'une formalité. La peau de Robarts n'était pas écorchée. Il n'y aura pas de traces tangibles. Si on arrive à relever des empreintes digitales, ce seront celles du couple. Évidemment, on va continuer à vérifier les alibis. Tous ces foutus employés de la centrale. Il y en a plus de cinq cents. On ne croirait pas, hein ? On ne voit presque pas une âme. À croire qu'ils circulent à travers le patelin aussi invisibles que l'énergie qu'ils produisent. La plupart habitent Cromer ou Norwich. Ils veulent être près des écoles et des magasins, probablement. Il n'y en a qu'une poignée qui se sont installés près de la centrale. Ceux de l'équipe du dimanche étaient pour la plupart rentrés chez eux bien avant dix heures et ils regardaient sagement la télé, ou ils étaient avec des amis. Nous allons vérifier pour voir s'ils ont eu ou non des rapports de travail avec Robarts. Mais c'est une simple formalité. Je sais où chercher mes suspect. Au dîner des Mair. Comme Lessingham ne peut pas la boucler, ils ont appris les deux faits cruciaux : que les poils dans la bouche étaient ceux du pubis et que la marque sur le front était un L. Ce qui diminue bien commodément le domaine des investigations. Alex et Alice Mair, Margaret Dennison, Lessingham lui-même et, en supposant que Theresa ait rapporté la conversation à son père, on peut ajouter Blaney. D'accord, je ne pourrai peut-être pas faire sauter son alibi ou celui de Mair, mais je vous promets que je vais essayer. »

Dix minutes plus tard, Rickards se leva en disant qu'il était temps de rentrer et Dalgliesh l'accompagna jusqu'à sa voiture. Les nuages étaient bas, la terre et le ciel, plongés dans la même obscurité où le scintillement froid de la centrale semblait s'être rapproché, tandis que sur la mer une pâle luminosité bleue ressemblait à une nouvelle Voie lactée récemment découverte. Sentir la fermeté du sol sous les pas était déconcertant dans toute cette noirceur et pendant quelques secondes les deux hommes hésitèrent, comme si les cent mètres à parcourir jusqu'à la voiture étaient une odyssée sur un terrain dangereux, sans consistance. Au-dessus d'eux, les ailes du moulin, blanches et silencieuses, étaient chargées d'une puissance latente au point que Dalgliesh les crut prêtes à se mettre en mouvement, lentement.

Rickards dit : « Tout sur ce cap est contraste. En sortant de la caravane de Pascoe, ce matin, je me suis arrêté sur ces falaises basses et j'ai regardé vers le sud – rien qu'une vieille barque de pêche, un rouleau de corde, une caisse retournée, cette terrible mer. Le même paysage depuis près de mille ans, peut-être. Et puis je me suis retourné vers le nord et j'ai vu cette foutue énormité de centrale. Et la voilà qui étincelle de partout. Et je la vois sous l'ombre d'un moulin. Est-ce qu'il marche, à propos ? Le moulin, je veux dire. »

Dalgliesh répondit : « On me dit que oui. Les ailes peuvent tourner, mais il ne moud pas. Les meules sont dans la pièce du bas. J'ai parfois envie de voir les châssis tourner lentement mais je résiste, parce que je ne suis pas sûr de pouvoir les arrêter. Ce serait exaspérant de les entendre grincer toute la nuit. »

Ils étaient arrivés à la voiture, mais Rickards, la main posée sur la portière, ne semblait pas pressé de monter dedans. Il dit : « Nous avons parcouru un fameux chemin, hein ? Du moulin à la centrale. Six kilomètres de cap et trois cents ans de progrès. Et puis je pense à ces deux corps à la morgue et je me demande si nous avons fait le moindre progrès. Mon père aurait parlé du péché originel. Un prédicant laïc. Il avait réponse à tout. »

Le mien aussi, se dit Dalgliesh qui se contenta de répondre : « Il avait bien de la chance. » Un instant de silence fut rompu par la sonnerie stridente du téléphone, parfaitement audible par la porte ouverte. Dalgliesh dit : « Attendez un instant. C'est peut-être pour vous. »

De fait, c'était le brigadier Oliphant qui demandait si l'inspecteur Rickards était là. Il n'était pas chez lui et le numéro de Rickards était l'un de ceux qu'il avait laissés.

La communication fut brève. Moins d'une minute plus tard Rickards reparaissait, le pas alerte, la légère mélancolie des dernières minutes balayée.

« Ça aurait pu attendre à demain, mais Oliphant voulait me prévenir tout de suite. C'est peut-être la percée. Le labo a appelé. Ils ont dû travailler sans arrêt. Oliphant vous avait dit, j'imagine, que nous avions trouvé une empreinte de pas.

— Il en a fait mention. Oui, sur le côté droit du sentier, dans du sable mou. Il n'a pas donné de détails. »

Et Dalgliesh, soucieux de ne pas discuter d'une enquête avec un sous-ordre en l'absence de Rickards, n'avait rien demandé.

« Nous venons d'en avoir confirmation, c'est la semelle d'une basket Abeille, pied droit. Taille dix. Le dessin de la semelle est exclusif, semble-t-il, et il y a une abeille jaune sur chaque talon. Vous avez dû en voir. » Puis, comme l'autre ne répondait pas, il dit : « Pour l'amour du Ciel, Mr Dalgliesh, ne me dites pas que vous en avez une paire. Je n'ai pas besoin de cette complication-là.

— Non, je n'en ai pas. Trop chic pour moi, mais j'en ai vu une paire récemment.

— À quels pieds ?

— Pas sur des pieds. » Il réfléchit un instant, puis dit : « Je me rappelle maintenant. Mercredi dernier, le lendemain de mon arrivée. J'ai porté des vêtements de ma tante, y compris deux paires de chaussures, au Vieux Presbytère pour la vente de charité. Il y a deux caisses dans une vieille arrière-cuisine où les gens peuvent déposer les objets dont ils ne veulent plus. La porte de derrière était ouverte, comme d'habitude pendant la journée, je n'ai donc pas frappé. Il y avait une paire de ces baskets parmi les autres souliers. Ou plus exactement, j'ai vu le talon d'un soulier. J'imagine qu'il y avait la paire, mais je ne l'ai pas vue.

— Sur le dessus de la caisse ?

— Non, à un tiers de la hauteur à peu près. Comme je vous l'ai dit, je n'ai pas vu la paire, mais le talon avec l'abeille jaune ne permettait pas de se tromper. C'étaient peut-être les baskets de Gledhill. Lessingham dit qu'il en portait quand il s'est tué.

— Et vous les avez laissées où elles étaient ? Vous voyez l'importance de ce que vous me dites, Mr Dalgliesh ?

— Oui, je vois l'importance de ce que j'ai dit et oui, je les ai laissées où elles étaient. J'étais venu donner des bricoles, pas les voler. »

Rickards dit : « S'il y avait la paire – et le simple bon sens veut qu'elle y ait été – n'importe qui aurait pu la prendre. Et si elle n'est plus dans la caisse, c'est que quelqu'un l'aura prise. » Il regarda le cadran lumineux de sa montre : « Onze heures quarante-cinq. À quelle heure croyez-vous que Mrs Dennison se couche ? »

Dalgliesh dit fermement : « Beaucoup plus tôt que ça, je pense. Et elle ne monterait pas dans sa chambre sans fermer la porte de derrière à clef. Donc si quelqu'un l'a prise et ne l'a pas encore remise en place, il ne peut pas le faire ce soir. »

Ils étaient arrivés à la voiture. Rickards ne répondit pas, les yeux perdus au loin. Mais son impatience, soigneusement contrôlée et muette, était aussi palpable que s'il avait cogné ses poings contre le capot. Puis il ouvrit la portière et se glissa dans l'auto. Les phares tranchaient l'obscurité comme des projecteurs à la recherche d'un objectif.

Tandis qu'il baissait la glace pour un dernier au revoir, Dalgliesh lui dit : « Il y a quelque chose que je devrais peut-être vous dire, à propos de Meg Dennison. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais c'était elle le professeur qui s'est trouvé au centre de cette querelle raciale à Londres. J'imagine qu'elle a subi à peu près autant d'interrogatoires qu'elle en peut supporter. Ça veut dire que vous n'aurez pas la tâche facile. »

Il avait bien réfléchi avant de parler, sachant qu'il risquait de faire une erreur. C'en était une. La question, malgré sa formulation prudente, avait déclenché l'antagonisme latent dont il avait conscience dans tous ses rapports avec Rickards.

Celui-ci dit : « Vous voulez sans doute dire, Mr Dalgliesh, que ce ne sera peut-être pas facile pour elle. Je me suis déjà entretenu avec la dame et je connais un peu son passé. Il lui a fallu beaucoup de courage pour défendre ses principes comme elle l'a fait ; certains diraient beaucoup d'obstination. Une femme capable de ça est capable de tout, vous ne croyez pas ? »