52

Chaque tournant, chaque obstacle de l'allée mal entretenue qui conduisait à la grille donnant accès au cap était si familier à Meg qu'elle avait à peine besoin de suivre la lune cahotante projetée par sa lampe électrique et le vent, toujours capricieux à Larksoken, semblait avoir épuisé le paroxysme de sa furie. Mais quand elle atteignit une petite côte et aperçut la lumière de Martyr's Cottage, il reprit de plus belle et fondit sur elle comme s'il voulait l'arracher au sol et la renvoyer, tournant tel un toton, dans l'abri paisible du presbytère. Au lieu de lutter, elle s'appuya sur lui, la tête baissée, le sac tambourinant sur ses côtes, l'écharpe tenue à deux mains sur sa tête jusqu'à ce que, l'accès de rage passé, elle pût de nouveau se tenir droite. Le ciel, lui aussi, était turbulent, les étoiles brillantes mais très haut, la lune roulant frénétiquement derrière les nuages en charpie comme une fragile lanterne de papier. Tout en avançant péniblement vers le cottage, Meg avait l'impression que tout le cap tourbillonnait dans le chaos autour d'elle, si bien qu'elle ne pouvait plus savoir si le rugissement dans ses oreilles était le vent, son sang, ou la mer. Quand elle atteignit enfin la porte de chêne, hors d'haleine, elle songea pour la première fois à Alex Mair et se demanda ce qu'elle ferait s'il était chez lui. Elle trouva étrange que cette possibilité ne lui soit pas venue à l'esprit auparavant. Elle savait pourtant qu'elle ne pouvait pas l'affronter, pas encore. Mais ce fut Alice qui répondit au coup de sonnette. Meg demanda : « Vous êtes seule ?

— Oui, Alex est à Larksoken. Entrez, Meg. »

Meg retira manteau et écharpe qu'elle accrocha dans l'entrée et suivit dans la cuisine Alice, qui était visiblement en train de corriger ses épreuves. Elle se rassit à son bureau, fit pivoter son siège et regarda gravement Meg prendre sa place habituelle près du feu. Pendant quelques instants, ni l'une ni l'autre ne parla. Alice portait une longue jupe brune en laine fine avec une blouse boutonnée jusqu'au menton et, par-dessus, une chasuble sans manches aux fines rayures brunes et fauves qui tombait presque jusqu'au sol. Elle lui donnait une dignité hiératique, presque sacerdotale, faite à la fois d'autorité sereine et de confort total. Un petit feu de bois qui brûlait dans l'âtre emplissait la pièce d'une âpre odeur automnale et le vent, amorti par les gros murs du XVIe siècle, soupirait et gémissait pour lui tenir compagnie. De temps en temps, une bourrasque fouettait les flammes, qui reprenaient vie. Les vêtements, la lumière du foyer, l'odeur du bois brûlé dominant celles, plus subtiles, des herbes aromatiques et du pain chaud étaient familières à Meg, après les nombreuses soirées passées ensemble, et tout cela lui était cher. Mais ce soir-là était effroyablement différent. Après, elle ne se sentirait peut-être plus jamais chez elle dans cette cuisine.

Elle demanda : « Je vous interromps ?

— Évidemment, mais cela ne veut pas dire que l'interruption ne soit pas la bienvenue. »

Meg se pencha pour sortir une grande enveloppe brune de son sac.

« Je vous apporte les cinquante premières pages des épreuves. Comme vous me l'avez demandé, je n'ai corrigé que les coquilles. »

Alice prit l'enveloppe et la posa sur le bureau sans un regard. Elle dit : « C'est ce que je voulais. Je suis si absorbée par l'exactitude des recettes que je laisse parfois échapper des erreurs dans le texte. J'espère que ça n'a pas été trop ennuyeux.

— Pas du tout. Je l'ai fait avec plaisir. Cela m'a rappelé Elizabeth David.

— Pas trop, j'espère. Elle est si merveilleuse que j'ai toujours peur d'être exagérément influencée par elle. »

Silence. Meg se dit : On croirait que le dialogue a été écrit pour nous, comme si nous étions non pas exactement des étrangères, mais des personnes qui pèsent chaque mot parce que l'espace entre eux est chargé de pensées dangereuses. Au fond, qu'est-ce que je sais d'elle ? Qu'est-ce qu'elle m'a jamais dit d'elle-même ? Juste quelques détails de sa vie avec son père, des bribes de renseignements, quelques phrases au détour d'une conversation, comme une allumette qui tombe, illuminant durant un court instant les contours d'un vaste terrain inexploré. Je lui ai presque tout confié de moi, mon enfance, le problème racial à l'école, la mort de Martin. Mais notre amitié a-t-elle jamais été établie sur un pied d'égalité ? Elle en sait plus sur moi que n'importe quel autre être vivant. Moi, tout ce que je sais vraiment sur elle, c'est qu'elle cuisine bien. »

Elle sentait sur elle le regard appuyé, presque railleur, de son amie. Alice dit : « Vous n'avez pas lutté contre la tempête simplement pour me rapporter cinquante pages d'épreuves ?

— J'avais à vous parler.

— Eh bien, c'est ce que vous faites ? »

Meg soutint le regard inflexible d'Alice. Elle dit : « Les deux filles, Caroline et Amy, les gens disent qu'elles ont tué Hilary Robarts. Vous le croyez ?

— Non. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Je ne le crois pas non plus. Pensez-vous que la police essaiera de leur mettre ça sur le dos ? »

La voix d'Alice était calme : « Je ne pense pas. Ça n'est pas une idée un peu mélodramatique ? Pourquoi le feraient-ils ? L'inspecteur Rickards me semble être un policier honnête et consciencieux, sinon particulièrement intelligent.

— Ce serait commode pour eux, non ? Deux suspects éliminés. Dossier refermé. Plus de morts.

— Elles étaient soupçonnées ? Vous semblez être dans les petits papiers de l'inspecteur plus que moi.

— Elles n'avaient pas d'alibi. Le garçon de Larksoken à qui Caroline était prétendument fiancée – Jonathan Reeves, je crois – a, semble-t-il, avoué qu'ils n'étaient pas ensemble, cette nuit-là. Caroline l'avait forcé à mentir. À la centrale, la plus grande partie du personnel le sait maintenant. Et, bien entendu, tout le village – George Jago a appelé pour me le dire.

— Bon, elles n'ont pas d'alibi, et après ? Elles ne sont pas les seules. Vous non plus, par exemple. Ne pas avoir d'alibi n'est pas une preuve de culpabilité. Moi-même j'ai passé toute cette soirée ici, mais je ne pourrais sans doute pas le prouver. »

Et voilà que le moment était enfin arrivé, le moment qui hantait les pensées de Meg depuis le meurtre, le moment de vérité qu'elle avait tant redouté. Elle lui dit, les lèvres sèches, raidies : « Mais vous n'étiez pas chez vous, n'est-ce pas ? Vous avez dit ça à l'inspecteur Rickards quand je me trouvais ici, dans cette cuisine, lundi matin, mais ce n'était pas vrai. »

Il y eut un moment de silence. Puis Alice dit calmement : « C'est pour me dire ça que vous êtes venue ?

— Je sais qu'il y a une explication. C'est même ridicule de poser la question. C'est simplement que cela me préoccupe depuis si longtemps. Et puis vous êtes mon amie. Une amie doit pouvoir demander. Il doit y avoir une honnêteté, une confiance sans réserve.

— Demander quoi ? C'est obligatoire que vous parliez comme une conseillère matrimoniale ?

— Demander pourquoi vous avez dit à la police que vous étiez ici à neuf heures. Vous n'y étiez pas. Une fois les Copley partis, j'ai eu tout à coup besoin de vous voir. J'ai essayé de téléphoner, mais je n'ai eu que le répondeur. Je n'ai pas laissé de message. À quoi bon ? Je suis venue. La maison était vide. La salle de séjour était éclairée, la cuisine aussi et la porte, fermée à clef. Je vous ai appelée. L'électrophone marchait, très fort. Le cottage était plein d'une musique triomphante. Mais il n'y avait personne. »

Alice resta silencieuse un moment, puis dit calmement : « Je suis allée faire un tour au clair de lune. Je n'attendais pas de visite impromptue. Je n'en ai jamais, sauf les vôtres, et je vous croyais à Norwich. Mais j'avais pris la précaution évidente contre toute intrusion. J'avais fermé la porte à clef. Comment êtes-vous entrée ?

— Avec votre clef. Vous ne pouvez pas avoir oublié, Alice. Vous m'avez donné une clef, il y a un an. Je l'ai toujours gardée depuis. »

Alice la regarda et Meg vit sur son visage l'éveil du souvenir, la contrariété et même, avant qu'elle détourne la tête, l'ébauche d'un sourire triste. Elle dit : « Si, j'avais complètement oublié. Comme c'est extraordinaire ! Ça ne m'aurait peut-être pas inquiétée, d'ailleurs, même si je m'en étais souvenue, puisque je vous croyais à Norwich. Mais j'avais oublié. Nous avons tant de clefs, les unes ici, les autres à Londres. Vous ne m'avez jamais rappelé que vous en aviez une.

— Je l'ai fait, au début et vous m'avez dit de la garder. Comme une idiote j'ai cru qu'elle signifiait quelque chose, la confiance, l'amitié, le signe que Martyr's Cottage m'était toujours ouvert. Vous m'aviez dit qu'un jour je pourrais avoir besoin de l'utiliser. »

Cette fois, Alice rit tout fort. « Et vous avez eu besoin de l'utiliser. Ironie du destin. Mais ça ne vous ressemble pas de venir sans y avoir été invitée, surtout en mon absence. Vous ne l'aviez jamais fait auparavant.

— Mais je ne savais pas que vous n'étiez pas là. La lumière était allumée et j'entendais de la musique. Quand j'ai sonné pour la troisième fois sans avoir de réponse, j'ai eu peur que vous soyez malade, incapable de demander de l'aide. Alors j'ai ouvert la porte, je suis entrée dans un flot de musique merveilleuse. J'ai reconnu la symphonie en sol mineur de Mozart. Quel choix extraordinaire !

— Je ne l'ai pas choisie. J'ai simplement mis l'électrophone en marche. Qu'est-ce que j'aurais dû choisir à votre avis ? Une messe de requiem pour saluer le départ d'une âme à laquelle je ne crois pas ? »

Meg poursuivit comme si elle n'avait pas entendu : « J'ai traversé la cuisine. Éclairée elle aussi. C'était la première fois que je me trouvais seule dans cette pièce. Et brusquement j'ai eu l'impression que j'étais une étrangère, que je n'avais rien à faire là, que je n'avais pas le droit d'y être. C'est pourquoi je suis partie sans vous laisser un mot. »

Alice dit tristement : « Tout à fait juste. Vous n'aviez pas le droit d'être ici. Et vous éprouviez un besoin tel de me voir que vous avez traversé le cap avant d'avoir appris la mort du Siffleur ?

— Je n'avais pas peur. Le coin est tellement vide, il n'y a pas un endroit où un rôdeur peut se cacher, et je savais qu'une fois arrivée au cottage je serais avec vous.

— Non, vous n'êtes pas peureuse, n'est-ce pas ? Vous avez peur en ce moment ?

— Pas de vous, mais de moi. J'ai peur de ce que je pense.

— Donc le cottage était vide. Qu'est-ce qu'il y a d'autre ? Parce qu'il y a évidemment autre chose. »

Meg dit : « Cette communication enregistrée par votre répondeur. Si vous l'aviez vraiment reçue à huit heures dix, vous auriez téléphoné à la gare de Norwich, en me laissant un message pour me dire de vous rappeler. Vous saviez à quel point les Copley étaient contrariés d'aller chez leur fille. Personne d'autre sur le cap ne le savait. Eux n'en parlaient jamais, et moi je ne l'ai dit qu'à vous. Vous auriez appelé, Alice. Il y aurait eu une annonce par le haut-parleur de la gare et je les aurais ramenés chez eux. Vous y auriez pensé. »

Alice dit : « Un mensonge à Rickards qui pouvait être simple affaire de commodité et un exemple de négligence crasse. C'est tout ?

— Le couteau. Le couteau du milieu dans votre bloc. Il n'était pas là. Ça ne signifiait rien sur le moment, bien sûr, mais le bloc avait un drôle d'air. J'étais si habituée à voir ces cinq couteaux soigneusement rangés par rang de taille, chacun dans son étui. Il est revenu, maintenant. Il était là quand je suis venue le lundi après le crime. Mais dimanche soir, il n'y était pas. »

Elle aurait voulu crier : « Vous n'allez pas vous en servir, Alice, ne vous en servez pas ! » Au lieu de cela, elle s'obligea à poursuivre, en essayant de garder une voix calme, de n'implorer ni réconfort ni compréhension.

« Et le lendemain matin, quand vous avez téléphoné pour me dire que Hilary était morte, je n'ai pas parlé de ma visite. Je ne savais que croire. Ce n'est pas que je vous soupçonnais, ça m'aurait été impossible, ça l'est toujours d'ailleurs. Mais j'avais besoin de temps pour réfléchir. La matinée était déjà bien avancée quand j'ai pu venir vous voir.

— Et alors vous m'avez trouvée avec l'inspecteur Rickards et vous m'avez entendue mentir. Et vous avez vu que le couteau était de nouveau à sa place. Mais vous n'avez rien dit, ni à ce moment-là ni depuis, pas même, je présume, à Adam Dalgliesh. »

Le coup de sonde était habile. Meg dit : « Je n'en ai parlé à personne, comment aurais-je pu ? Pas avant que nous ayons parlé ensemble. Je savais que vous deviez avoir une raison qui vous semblait bonne pour mentir.

— Et puis, je suppose que lentement, peut-être à votre corps défendant, vous avez commencé à deviner ce que cette raison pouvait être ?

— Je ne croyais pas que vous aviez tué Hilary. Ça paraît insensé de prononcer des mots pareils, grotesque même de songer à vous soupçonner. Mais le couteau manquait et vous n'étiez pas là. Vous aviez menti et je ne pouvais pas comprendre pourquoi. Je ne le peux toujours pas. Je me demande qui vous couvrez. Et parfois – pardonnez-moi, Alice – parfois je me demande si vous n'étiez pas là quand il l'a tuée, là pour faire le guet, peut-être pour l'aider en coupant les poils. »

Alice était si immobile que les mains aux longs doigts posées sur ses genoux et les plis de la chasuble auraient pu être sculptés dans la pierre. Elle dit : « Je n'ai aidé personne et personne ne m'a aidée. Nous n'étions que deux sur la grève, Hilary Robarts et moi. J'ai tout préparé seule et tout fait seule. »

Pendant un moment, le silence régna. Meg sentait un grand froid. Elle avait entendu les mots et savait qu'ils étaient vrais. L'avait-elle toujours su ? Elle se disait : Je ne serai plus jamais avec elle dans cette cuisine, je ne trouverai plus jamais la paix et la tranquillité que j'avais trouvées ici. Et puis, il lui vint à l'esprit un souvenir incongru : elle se revit assise dans ce même fauteuil en train de regarder Alice faire une pâte sablée, tamisant la farine sur une plaque de marbre, ajoutant les cubes de beurre mou, cassant l'œuf, ses longs doigts pétrissant délicatement le mélange pour former une boule de pâte luisante. Elle dit : « C'étaient vos mains. Vos mains qui serraient la ceinture autour de son cou, vos mains qui coupaient les poils, vos mains qui tailladaient ce L sur son front. Vous avez tout préparé seule et vous avez tout fait seule. »

Alice dit : « Il a fallu du courage, mais peut-être moins que vous ne croyez. Elle est morte très vite, très facilement. Si nous souffrons aussi peu, nous aurons de la chance. Elle n'a même pas eu le temps d'avoir peur. Elle a eu une mort plus facile que celle qui attend la plupart d'entre nous. Quant à ce qui a suivi, ça n'avait plus d'importance. Plus pour elle. Et même plus beaucoup pour moi. Elle était morte. C'est ce que vous faites aux vivants qui exige les émotions fortes, courage, haine et amour. »

Elle resta un moment silencieuse, puis dit : « Dans votre hâte à prouver que je suis une meurtrière, ne confondez pas soupçon et preuve. Vous ne pouvez rien prouver, absolument rien. Vous dites que le couteau manquait, bon, mais si moi, je soutiens le contraire ? Et s'il manquait, je peux dire que j'étais allée faire un petit tour sur le cap et que le meurtrier a profité de l'occasion.

— Et replacé le couteau ensuite. Il ne pouvait pas savoir qu'il y en avait ici.

— Bien sûr que si. Tout le monde sait que je suis cuisinière, et une cuisinière a toujours des couteaux bien aiguisés. Et pourquoi ne l'aurait-il pas remis ?

— Mais comment serait-il entré ? La porte était fermée à clef.

— C'est vous qui le dites. Je dirai que je l'avais laissée ouverte. C'est ce qu'on fait généralement par ici. »

Meg aurait voulu crier : Non, Alice, je vous en supplie. Ne recommencez pas à préparer des mensonges. Qu'il y ait au moins la vérité entre nous. Elle dit : « Et le portrait, la vitre brisée, c'était vous aussi ?

— Bien sûr.

— Mais pourquoi ? Pourquoi toutes ces complications ?

— Parce que c'était nécessaire. Pendant que j'attendais que Hilary sorte de l'eau, j'ai aperçu Theresa Blaney. Elle a brusquement surgi au bord de la falaise, vers les ruines de l'abbaye. Elle n'y est restée qu'un moment et puis elle a disparu. Mais je l'ai vue. Avec le clair de lune, impossible de se tromper.

— Mais si elle ne vous avait pas vue, si elle n'était pas là quand… quand Hilary est morte ?

— Vous ne comprenez pas ? Ça voulait dire que son père n'aurait pas d'alibi. Elle m'a toujours paru franche et elle a reçu une formation religieuse très stricte. Si elle disait à la police qu'elle était sortie cette nuit-là, Ryan serait terriblement en danger. Et même si elle avait assez de jugeote pour mentir, combien de temps tiendrait-elle ? La police ne la rudoierait pas, Rickards n'est pas une brute, mais une enfant habituée à dire la vérité a du mal à mentir de façon convaincante. Quand je suis revenue ici après le meurtre, j'ai écouté les messages sur le répondeur. J'avais eu l'idée qu'Alex pourrait changer ses projets et appeler. C'est à ce moment-là, trop tard, que j'ai eu le message de George Jago. J'ai su que le meurtre ne pouvait plus être attribué au Siffleur. Il fallait que Ryan ait un alibi. J'ai donc essayé de lui téléphoner pour lui dire que j'allais passer prendre le tableau. Quand j'ai constaté que je ne pouvais pas le joindre, j'ai compris qu'il me fallait aller à Scudder's Cottage et le plus vite possible.

— Vous auriez pu prendre le portrait, frapper à la porte pour le prévenir et le voir. Cela aurait suffi à prouver qu'il était chez lui.

— Ça avait un air trop arrangé, trop combiné. Ryan avait nettement fait comprendre qu'il ne voulait pas être dérangé, que je devais prendre le portrait sans plus. Il l'avait dit carrément et devant Adam Dalgliesh qui était avec moi. Pas n'importe quel visiteur, mais l'homme le plus intelligent de Scotland Yard. Non, il m'aurait fallu un prétexte valable pour frapper et parler à Ryan.

— Alors vous avez mis le portrait dans le coffre de votre voiture et vous lui avez dit qu'il n'était pas dans l'atelier ? » Il semblait extraordinaire à Meg que l'horreur pût être, même brièvement, refoulée par la curiosité, le besoin de savoir. On aurait pu croire qu'elles discutaient de préparatifs compliqués pour un pique-nique.

Alice dit : « Exactement. Il n'aurait pas eu l'idée que c'était moi qui l'avais pris une minute avant. Bien entendu, il était ivre, ce qui facilitait les choses. Pas aussi ivre que je l'ai raconté à Rickards, mais très évidemment incapable de tuer Robarts et de revenir chez lui à dix heures moins le quart.

— Même pas avec la fourgonnette ou à bicyclette ?

— La voiture n'était pas en état de rouler et il n'aurait pas pu se tenir sur sa bicyclette. D'ailleurs, je l'aurais rencontré sur le chemin du retour. Mon témoignage le mettait hors de danger. Même si Theresa avouait qu'elle était sortie de la maison. Après l'avoir quitté, j'ai traversé le cap complètement désert, je me suis arrêtée un instant au pied de la casemate et j'ai jeté les baskets dedans. Je n'avais aucun moyen de les brûler, sauf dans l'âtre avec le papier et la ficelle qui avaient emballé le portrait, mais je craignais que le caoutchouc laisse des traces et une odeur persistante. Je ne pensais pas que la police les rechercherait, parce que je ne pensais pas qu'elle trouverait une empreinte. Mais même dans ce cas, rien ne rattachait ces souliers-là en particulier au meurtre. Je les ai bien lavés sous le robinet dehors avant de m'en débarrasser. Le mieux aurait été de les remettre dans la caisse de bric-à-brac, mais je n'osais pas attendre et je savais que ce soir-là, comme vous étiez à Norwich, la porte de derrière serait fermée à clef.

— Et alors vous avez jeté le portrait au travers de la vitre de Hilary ?

— Il fallait que je m'en débarrasse d'une manière ou d'une autre. Comme ça, on pouvait croire à un acte de vandalisme, de haine, et il ne manquait pas de suspects, pas tous sur le cap, d'ailleurs. C'était une complication de plus et un indice de plus en faveur de Ryan. Personne ne croirait qu'il ait pu détruire délibérément son œuvre. Mais mon but était double : je voulais entrer dans Thyme Cottage. J'ai cassé assez de vitres pour pouvoir passer.

— Mais c'était terriblement dangereux, vous auriez pu vous couper, ramasser un éclat de verre dans vos semelles et là c'étaient les vôtres. Vous aviez jeté les baskets.

— J'ai examiné très soigneusement les semelles. Et j'ai fait particulièrement attention aux endroits où je posais les pieds. Elle avait laissé les lumières allumées en bas, je n'ai donc pas eu à utiliser ma lampe électrique.

— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que vous cherchiez ? Qu'est-ce que vous espériez trouver ?

— Rien. Je voulais me débarrasser de la ceinture. Je l'ai roulée très soigneusement et mise dans le tiroir de sa chambre où il y en avait déjà, avec des bas, des mouchoirs, des collants.

— Mais si la police l'avait examinée, il n'y aurait pas eu les empreintes de Hilary dessus.

— Pas les miennes non plus. Je portais encore mes gants. D'ailleurs pourquoi l'aurait-on examinée ? On aurait pensé que le meurtrier s'était servi de la sienne et l'avait reprise. L'endroit le moins vraisemblable pour la cacher aurait bien été le cottage de la victime. C'est pourquoi je l'ai choisi. Et même si on avait décidé d'examiner toutes les ceintures et tous les colliers de chien du secteur, je doute qu'on aurait trouvé des empreintes utilisables sur quelques centimètres de cuir que des douzaines de mains ont dû toucher. »

Meg dit avec amertume : « Vous vous êtes donné bien de la peine pour fournir un alibi à Ryan. Et les autres suspects ? Ils couraient tous des risques, ils en courent toujours. Vous n'avez pas pensé à eux ?

— Je ne me souciais que d'un autre, Alex, et il avait l'alibi le plus solide de tous. Il est obligé de passer par le contrôle de sécurité quand il entre dans la centrale et quand il en sort. »

Meg dit : « Je pensais à Neil Pascoe, Amy, Miles Lessingham, même moi.

— Aucun d'entre eux n'est responsable de quatre enfants sans mère. Il me semblait très improbable que Lessingham ne soit pas en mesure de se trouver un alibi et même s'il n'en avait pas, il n'y avait aucune preuve contre lui. Il ne pouvait pas y en avoir. Il ne l'a pas fait, mais j'ai l'impression qu'il a deviné la vérité. Lessingham est loin d'être idiot. Seulement, il ne parlera jamais. Neil Pascoe et Amy se protégeaient mutuellement et vous, ma chère Meg, vous ne pouviez pas vous considérer sérieusement comme une suspecte, n'est-ce pas ?

— J'ai l'impression d'en être une. Quand Rickards me questionnait, il me ramenait dans la salle des professeurs à l'école devant tous ces visages froids, accusateurs, sachant que j'avais déjà été jugée et condamnée, me demandant si je n'étais pas vraiment coupable.

— La possible détresse de suspects innocents, même de vous, était tout en bas sur ma liste de priorités.

— Et maintenant, vous les laissez imputer le meurtre à Caroline et Amy, toutes les deux mortes et toutes les deux innocentes ?

— Innocentes ? De ça, bien sûr. Vous avez peut-être raison et la police trouvera commode de supposer qu'elles l'ont fait, l'une d'elles ou ensemble. Du point de vue de Rickards, mieux vaut deux suspects morts que pas d'arrestation. Et maintenant, elles ne risquent plus rien. Les morts sont hors d'atteinte du mal, celui qu'ils font et celui qu'on leur fait.

— Mais c'est injuste, c'est inique.

— Meg, elles sont mortes. Mortes. L'injustice est un mot et elles sont passées au-delà du pouvoir des mots. Ils n'existent plus. Et la vie est injuste. Si vous estimez qu'il vous incombe de faire quelque chose, un geste contre l'injustice, occupez-vous donc de celle qui est faite aux vivants. Alex avait droit à ce poste.

— Et Hilary Robarts, elle n'avait pas droit à la vie ? Je sais qu'elle n'était pas très sympathique, ni très heureuse. Pas de famille proche pour la pleurer, semble-t-il. Pas de jeunes enfants abandonnés. Mais vous lui avez pris ce que personne ne peut lui rendre. Elle n'avait pas mérité de mourir. Personne d'entre nous ne le mérite, peut-être. Pas comme ça. Nous ne pendons plus les Siffleurs maintenant. Nous avons appris depuis Tyburn, depuis les bûchers de sorcières, depuis Agnes Poley. Rien de ce que Hilary Robarts a fait ne méritait la mort.

— Je n'en discute pas. Je ne me soucie nullement de savoir si elle était heureuse, ou sans enfants, ou même inutile à tout le monde sauf à elle. Ce que je dis, c'est que je voulais qu'elle meure.

— Ça me semble si abominable que ça passe ma compréhension. Alice, ce que vous avez fait est un affreux péché. »

Alice rit, à pleine gorge, presque gaiement, comme si l'amusement était réel. « Meg, vous continuez à m'étonner. Vous employez des termes qui ont disparu du vocabulaire courant et même, à ce qu'on me dit, de celui de l'Église. Les implications de ce simple petit mot passent ma compréhension, mais si vous voulez considérer la situation en termes de théologie, pensez donc à Dietrich Bonhoeffer : “ Nous devons parfois accepter d'être coupables. ” Eh bien, j'accepte d'être coupable.

— Être coupable, oui. Mais ne pas se sentir coupable, voilà qui facilite les choses.

— Oh, mais je me sens coupable. On m'a obligée à me sentir coupable depuis mon enfance. Et si au fin fond de vous-même il vous semble que vous n'avez pas le droit d'exister, alors un motif de culpabilité de plus ou de moins, quelle importance ? »

Meg se dit que jamais elle ne pourrait désapprendre ce qui s'était passé ce soir-là. Mais elle avait besoin de savoir ; si pénible que fût la vérité, elle en voulait plus qu'une moitié. Elle dit : « Le soir où je suis venue ici pour vous dire que les Copley allaient chez leur fille… »

Alice dit : « Vendredi après le dîner. Il y a treize jours.

— Seulement ? On croirait à une autre dimension du temps. Vous m'aviez demandé de venir dîner avec vous en revenant de Norwich. Est-ce que ça faisait partie de votre plan ? Est-ce que vous vous êtes servie même de moi ? »

Alice la regarda : « Oui. Désolée. Vous auriez été ici vers neuf heures et demie, ce qui me donnait juste le temps de rentrer et d'être prête, avec un repas chaud dans le four.

— Un repas préparé plus tôt dans l'après-midi. Pas grand risque, avec Alex à la centrale.

— C'est ce que j'avais prévu. Quand vous avez refusé, je n'ai pas insisté. Ça aurait paru louche par la suite, comme une manœuvre pour établir un alibi. D'ailleurs, vous ne vous seriez pas laissé convaincre. Vous ne changez jamais d'avis, n'est-ce pas ? Mais l'invitation à elle seule aurait été utile. Normalement une femme n'invite pas une amie, même à un petit repas sans façons, si dans le même temps elle prépare un meurtre.

— Et si j'avais accepté, si j'étais arrivée ici à neuf heures et demie, ça aurait été bien gênant, n'est-ce pas, étant donné votre ultime changement de plan ? Vous n'auriez pas pu aller à Scudder's Cottage pour fournir un alibi à Ryan Blaney. Et vous seriez restée avec les souliers et la ceinture sur les bras.

— Ce sont les souliers qui auraient posé le plus gros problème. Je ne pensais pas qu'on établirait jamais une connexion avec le crime, mais j'avais besoin de m'en débarrasser avant le lendemain matin. Impossible d'expliquer comment ils étaient en ma possession. Je les aurais sans doute lavés et cachés en espérant avoir la possibilité de les replacer dans la caisse du presbytère le lendemain. Seulement, il aurait fallu que je trouve le moyen de mettre Ryan hors de cause. Je vous aurais sans doute dit que je ne pouvais pas le joindre par téléphone et qu'il fallait que nous allions tout de suite lui apprendre la mort du Siffleur. Mais enfin, tout cela est sans intérêt pratique. Je ne m'inquiétais pas. Vous aviez dit que vous ne viendriez pas et je savais que vous ne viendriez pas.

— Mais je suis venue. Pas pour dîner. Mais je suis venue.

— Oui. Pourquoi, Meg ?

— Un peu de dépression après une journée harassante, l'ennui d'avoir vu partir les Copley, le besoin de vous voir. Je n'avais pas l'intention de manger quoi que ce soit. J'avais dîné de bonne heure et fait une promenade sur le cap. »

Mais il y avait encore autre chose qu'il lui fallait demander : « Vous saviez que Hilary allait nager après avoir regardé le début du principal bulletin d'informations. Je pense que la plupart des gens le savaient, parmi ceux qui étaient au courant de ses habitudes. Et vous vous efforciez de fournir un alibi à Ryan pour neuf heures et quart ou peu après. Mais si le corps n'avait été découvert que le lendemain ? Normalement, on ne se serait pas inquiété de sa disparition avant le lundi matin, au moment où elle aurait dû prendre son service à la centrale. Peut-être même le lundi soir. Elle aurait pu aller se baigner le matin, pour une fois.

— En général, le médecin peut fixer le moment de la mort avec une précision raisonnable. Et je savais qu'elle serait trouvée ce soir-là. Je savais qu'Alex avait promis d'aller la voir en sortant de la centrale. Il se rendait au cottage quand il a rencontré Adam Dalgliesh. Et maintenant, je crois que vous savez tout, sauf ce qui concerne les baskets. J'ai traversé le jardin derrière le presbytère samedi en fin d'après-midi. Je savais que la porte serait ouverte et c'était l'heure où vous faisiez un goûter dînatoire. J'avais pris un sac avec quelques bricoles pour mettre dans la caisse si j'avais été vue, mais je n'ai rencontré personne. J'ai pris des chaussures souples, faciles à porter, qui avaient l'air à peu près à ma taille. Et une des ceintures. »

Restait une question. La plus importante de toutes. Meg dit : « Mais pourquoi ? Alice, il faut que je sache. Pourquoi ?

— C'est une question dangereuse, Meg. Êtes-vous sûre que vous voulez vraiment la réponse ?

— J'en ai besoin, besoin pour comprendre.

— Elle voulait épouser Alex et j'étais résolue à ce qu'elle ne l'épouse pas. Ce n'est pas suffisant ?

— Ce n'est pas pour ça que vous l'avez tuée. Ce n'est pas possible. Il y avait quelque chose de plus, il fallait qu'il y ait quelque chose de plus.

— Oui. Je suppose que vous avez le droit de savoir. Elle faisait chanter Alex. Elle aurait pu l'empêcher d'avoir ce poste, ou s'il l'avait eu, l'empêcher d'y réussir. Elle pouvait briser sa carrière. Par Toby Gledhill, elle savait qu'Alex avait volontairement différé la publication du résultat de leurs recherches, parce qu'il risquait de compromettre le succès de l'enquête sur le deuxième réacteur à Larksoken. Ils avaient découvert que certaines des hypothèses posées dans l'élaboration des modèles mathématiques avaient des conséquences plus graves qu'on ne l'avait cru. Les opposants à la construction du deuxième réacteur auraient pu l'exploiter pour provoquer des retards, fomenter une nouvelle poussée d'hystérie.

— Vous voulez dire qu'il a falsifié les résultats ?

— C'est une chose dont il serait bien incapable. Tout ce qu'il a fait, c'est de différer la publication. Elle aura lieu dans un mois ou deux. Mais c'est le genre d'information qui, une fois diffusée par la presse, aurait causé des dommages irréparables. Toby était presque décidé à mettre Neil Pascoe au courant, mais Hilary l'en avait dissuadé. L'information était bien trop précieuse. Elle avait l'intention de l'utiliser pour amener Alex à l'épouser. Elle l'avait mis en face de la situation quand il l'avait raccompagnée chez elle après le dîner du jeudi et tard ce soir-là, il me l'a dit. J'ai tout de suite su ce que j'avais à faire. La seule façon peut-être qu'il aurait eue de l'acheter, ç'aurait été de la nommer directeur administratif en titre et c'était presque aussi impossible pour lui que de falsifier un résultat scientifique.

— Vous voulez dire qu'il l'aurait épousée ?

— Il aurait pu y être contraint. Mais quelle sécurité aurait-il eue, même ainsi ? Elle aurait tenu cette épée de Damoclès sur la tête d'Alex toute sa vie. Et quelle vie ! Lié à une femme qui l'avait obligé à l'épouser par le chantage, une femme qu'il ne pouvait ni respecter ni aimer ? »

Et puis, elle dit d'une voix si basse que Meg l'entendit à peine : « Je devais une mort à Alex. »

Meg dit : « Mais comment pouviez-vous être assez sûre pour la tuer ? Vous n'auriez pas pu lui parler, la convaincre, raisonner avec elle ?

— Je lui ai parlé. Je suis allée la voir dimanche après-midi. C'est moi qui étais avec elle quand Mrs Jago est passée avec le journal paroissial. On peut dire que j'étais allée lui donner une chance de vivre. Je ne pouvais pas la tuer sans m'être assurée que c'était nécessaire. C'était faire ce que je n'avais encore jamais fait, lui parler d'Alex, essayer de la convaincre que ce mariage n'était dans l'intérêt ni de l'un ni de l'autre. J'aurais pu m'épargner cette humiliation. Il n'y a pas eu de discussion raisonnable, elle avait dépassé ce stade. Elle avait perdu toute retenue ; par moments, elle m'invectivait comme une possédée. »

Meg dit : « Et votre frère ? Il était au courant de votre démarche ?

— Il ne sait rien. Je ne lui en ai pas parlé sur le moment ni depuis, mais il m'avait dit ce qu'il comptait faire, lui promettre le mariage et puis, une fois sa nouvelle situation assurée, tout casser. Ça aurait été désastreux. Il n'a jamais compris à qui il avait affaire, la passion, le désespoir. Fille unique d'un homme riche, gâtée ou négligée alternativement, elle a essayé toute sa vie de rivaliser avec son père, qui lui enseignait que ce que vous voulez vous appartient de droit si vous avez le courage de vous battre pour l'avoir. Et du courage, elle en avait. Elle était obsédée par Alex, par le besoin qu'elle avait de lui, surtout le besoin qu'elle avait d'un enfant. Elle disait qu'il lui devait un enfant. Est-ce qu'il croyait qu'elle était domptable comme un de ses réacteurs, qu'il pouvait faire glisser dans cette turbulence l'équivalent de ses barres d'acier au bore, pour contrôler la force qu'il avait déchaînée ? Quand je l'ai quittée cet après-midi-là, je savais que je n'avais pas le choix. Dimanche était le dernier délai. Il avait prévu de passer à Thyme Cottage en rentrant de la centrale. Heureusement pour lui, je l'ai devancé.

Le pire a sans doute été d'attendre qu'il rentre, ce soir-là. Je n'osais pas téléphoner à la centrale. Je ne pouvais pas être sûre qu'il serait seul dans son bureau ou dans la salle des ordinateurs et je n'avais encore jamais appelé pour savoir à quelle heure il rentrerait. J'ai attendu presque trois heures. Je pensais que ce serait lui qui trouverait le corps. Ayant constaté qu'elle n'était pas chez elle, son premier mouvement serait d'aller voir sur la plage. Il trouverait le corps, téléphonerait à la police depuis sa voiture, puis à moi ensuite. Comme il ne le faisait pas, j'ai commencé à m'imaginer qu'elle n'était pas vraiment morte, que j'avais raté mon coup. Je me le représentais en train de faire du bouche-à-bouche, essayant désespérément de la sauver, je voyais les yeux qui s'ouvraient lentement. J'ai éteint les lumières et je suis passée dans la salle de séjour pour surveiller la route. Seulement, ce n'est pas une ambulance qui est passée mais les voitures de la police, tout l'attirail du crime. Et Alex ne revenait toujours pas. »

Meg demanda : « Et quand il est arrivé ?

— Nous avons à peine parlé. J'étais montée me coucher. Je savais que je devais faire ce que j'aurais fait normalement, ne pas l'attendre. Il est venu dans ma chambre me dire que Hilary était morte et comment elle était morte. J'ai demandé : “ Le Siffleur ? ” et il m'a répondu : “ La police ne le pense pas. Il était mort avant qu'elle ne soit tuée. ” Ensuite il est parti. Je crois que nous n'aurions ni l'un ni l'autre supporté d'être ensemble, tant l'air était chargé de non-dit. Mais j'ai fait ce que j'avais à faire et cela en valait la peine. Le poste est à lui. Et on ne le lui retirera pas. On ne peut pas le saquer parce que sa sœur est une criminelle.

— Mais si l'on découvrait pourquoi vous l'avez fait ?

— Impossible. Deux personnes seulement le savent et je ne vous en aurais pas parlé si je ne pouvais pas vous faire confiance. Sur un plan moins élevé, je doute d'ailleurs qu'on vous croie, en l'absence d'autres témoignages. Or Toby Gledhill et Hilary Robarts, les deux seuls qui auraient pu les apporter, sont morts. » Après une minute de silence, elle ajouta : « Vous en auriez fait autant pour Martin.

— Oh, non, non.

— Pas comme je l'ai fait. Je ne vous vois pas du tout faisant usage de la force physique. Mais pendant qu'il se noyait, si vous vous étiez trouvée sur le bord de cette rivière et si vous aviez pu choisir entre celui qui mourrait et celui qui vivrait, auriez-vous hésité ?

— Non, certainement pas. Mais c'était complètement différent. Je n'avais pas prévu, provoqué une noyade, je ne l'avais pas souhaitée.

— Ou si on vous disait que des millions d'êtres vivront plus en sûreté si Alex obtient un poste que personne n'est capable d'assumer comme lui, mais au prix de la vie d'une femme, est-ce que vous hésiteriez ? C'était le dilemme que j'affrontais. Ne l'esquivez pas, Meg. Moi, je ne l'ai pas esquivé.

— Mais comment un meurtre pourrait-il le résoudre ? Le meurtre ne résout jamais rien. »

Alice dit avec une soudaine passion : « Oh si, si, il le peut et il le fait. Vous connaissez sûrement l'Histoire, n'est-ce pas ? Vous savez ça. »

Meg se sentait épuisée. Elle aurait voulu que ce terrible dialogue pût cesser, mais il y avait encore trop de choses à dire. Elle demanda : « Qu'est-ce que vous allez faire ?

— Ça dépend de vous. »

Mais dans l'horreur et le refus, Meg avait trouvé le courage. Et plus que le courage, l'autorité. Elle dit : « Oh, non ! C'est une responsabilité que je n'ai pas demandée et je n'en veux pas.

— Vous ne pouvez pas l'éviter. Vous savez ce que vous savez. Appelez l'inspecteur Rickards maintenant. Vous pouvez vous servir de ce téléphone. » Et comme Meg ne bougeait pas : « Vous n'allez pas jouer les E.M. Forster, j'espère. Si j'avais le choix entre trahir mon pays ou trahir mon ami, j'espère que j'aurais le courage de trahir mon pays. »

Meg dit : « Ce sont de ces formules brillantes qui lorsqu'on les analyse, ne signifient rien, ou signifient quelque chose d'assez stupide. »

Alice dit : « Rappelez-vous que vous ne pouvez pas la ressusciter, quoi que vous fassiez. Vous avez diverses possibilités, mais pas celle-là. Très satisfaisant pour la vanité humaine de découvrir la vérité, demandez à Adam Dalgliesh. Plus satisfaisant encore d'imaginer qu'on peut venger l'innocent, restituer le passé, défendre le droit. Les morts restent morts. Tout ce que vous pouvez faire, c'est du tort aux vivants au nom de la justice, de la rétribution ou de la vengeance. Si cela vous procure le moindre plaisir, faites-le, mais n'imaginez pas qu'il y ait une vertu quelconque dans votre démarche. Quelle que soit votre décision, je sais que vous ne reviendrez pas dessus. Je peux vous croire et je peux vous faire confiance. »

En regardant le visage d'Alice, Meg vit que le regard posé sur elle était sérieux, ironique, provocant. Mais certainement pas suppliant. Alice dit : « Voulez-vous un peu de temps pour réfléchir ?

— Non. À quoi bon ? Je sais ce que je dois faire. Je dois parler, mais je préférerais que ce soit vous qui le fassiez.

— Alors, donnez-moi jusqu'à demain. Une fois que j'aurai parlé, il n'y aura plus rien de privé. Il y a des choses que j'ai besoin de faire ici. Les épreuves, mes affaires à mettre en ordre. Et puis, je serais heureuse d'avoir douze heures de liberté. Si vous pouvez me les donner, je vous en serais reconnaissante. Je n'ai pas le droit de demander plus, mais cela je vous le demande. »

Meg dit : « Mais quand vous avouerez, il faudra bien leur donner un mobile, une raison, quelque chose qu'ils puissent croire.

— Oh, ils me croiront bien. La jalousie, la haine, la rancune d'une pucelle vieillissante envers une femme belle et vivant comme elle vivait. Je dirai qu'elle voulait l'épouser, me le prendre après tout ce que j'avais fait pour lui. Ils me considéreront comme une femme névropathe, en pleine ménopause et provisoirement déséquilibrée. Passion contre nature. Sexualité refoulée, c'est ainsi que les hommes parlent des femmes comme moi. C'est le genre de mobile qu'un homme tel que Rickards peut comprendre. C'est celui que je lui donnerai.

— Même s'il vous conduit à Broadmoor ? Alice, vous pourrez le supporter ?

— Eh bien, c'est une possibilité, n'est-ce pas ? Ça ou la prison. Le meurtre avait été soigneusement préparé. Même l'avocat le plus habile ne pourra pas le présenter comme un passage à l'acte, sans préméditation. Et je doute qu'il y ait une grande différence entre Broadmoor et la prison en ce qui concerne la nourriture. »

Meg eut l'impression que plus rien ne serait jamais certain. Non seulement son univers intérieur avait volé en éclats, mais les objets familiers du monde extérieur n'avaient plus aucune réalité. Le bureau à cylindre d'Alice, la table de cuisine, les chaises cannées, les rangées de casseroles étincelantes, les fourneaux, tout semblait prêt à disparaître au moindre toucher. Elle se rendit compte que la cuisine qu'elle parcourait des yeux était vide. Alice n'était plus là. Elle se rejeta en arrière, prête à s'évanouir, et ferma les yeux pour les rouvrir quand elle eut conscience du visage d'Alice penché très bas au-dessus d'elle, immense, presque lunaire. Elle tendait un verre à Meg : « C'est du whisky. Buvez ça, vous en avez besoin.

— Non, Alice, je ne peux pas, vraiment pas. Vous savez bien que je déteste le whisky, il me rend malade.

— Pas celui-ci. Il y a des moments où le whisky est le seul remède possible. C'est le cas maintenant. Buvez, Meg. »

Elle sentit ses genoux trembler et au même instant les larmes jaillirent et se mirent à couler en torrent salé sur ses joues, sa bouche. Elle se dit : Ça n'est pas possible, ça n'est pas vrai. Pourtant, c'était exactement ce qu'elle avait éprouvé quand Miss Mortimer l'avait fait appeler et asseoir doucement dans un fauteuil en face d'elle pour lui annoncer la mort de Martin. Il fallait concevoir l'inconcevable, croire l'incroyable. Les mots gardaient la signification qu'ils avaient toujours eue : meurtre, mort, chagrin, souffrance. Elle revoyait la bouche de Miss Mortimer qui bougeait, les phrases décousues qui en sortaient comme des bulles dans une bande dessinée, remarquait de nouveau qu'elle avait dû essuyer son rouge à lèvres avant l'entretien. Peut-être avait-elle pensé que seules des lèvres nues pouvaient annoncer une nouvelle aussi atterrante. Elle revoyait le premier bouton du cardigan qui pendait au bout d'un fil et s'entendait dire : « Miss Mortimer, vous allez perdre un bouton. »

Elle serra les doigts autour du verre qui semblait être devenu énorme et lourd. Comme une pierre. L'odeur du whisky lui donna la nausée, mais elle n'avait pas la force de résister. Elle le leva lentement à ses lèvres, consciente du visage d'Alice toujours très proche, des yeux qui l'épiaient. Elle y trempa les lèvres et rejeta la tête en arrière pour avaler le tout d'un trait quand, doucement, mais fermement, le verre lui fut retiré des mains et elle entendit la voix d'Alice : « Vous avez raison, Meg. Le whisky ne vous a jamais convenu. Je vais faire du café pour toutes les deux et je vous raccompagnerai au presbytère. »

Un quart d'heure plus tard, Meg aidait à laver les tasses comme s'il se fût agi d'une veillée ordinaire, puis elles se lancèrent pour traverser le cap. Elles avaient le vent dans le dos et Meg avait l'impression qu'elles volaient sans presque toucher le sol, comme des sorcières. À la porte du presbytère Alice demanda : « Qu'est-ce que vous allez faire, Meg ? Prier pour moi ?

— Pour toutes les deux.

— Du moment que vous ne comptez pas sur mon repentir… Je ne suis pas croyante, comme vous le savez, et je ne comprends pas ce mot, à moins qu'il signifie, comme je le suppose, le regret de voir quelque chose tourner moins bien que nous l'espérions. Si on s'en tient à cette définition, je n'ai pas grand repentir à avoir, sauf de la malchance qui a voulu, ma chère Meg, que vous ne connaissiez rien à la mécanique. »

Puis, mue par une brusque impulsion, elle serra le bras de Meg, si fort qu'elle lui fit mal. Celle-ci pensa un instant qu'Alice allait l'embrasser, mais l'étreinte se relâcha, les mains retombèrent, elle lança un bref au revoir et tourna les talons.

La clef enfoncée dans la serrure, Meg regarda derrière elle en ouvrant la porte, mais Alice avait disparu dans l'obscurité et les sanglots désespérés qu'elle avait pris, l'espace d'un incroyable instant, pour ceux d'une femme, n'étaient que le vent.