2
Herbert Scott ne se faisait aucune illusion : l'affaire était trop importante pour rester sous sa seule juridiction. Il ne se trompait pas. Deux jours plus tard, le FBI débarquait à Silverton pour reprendre la main. Il connaissait les flics de l'antenne FBI de Seattle. Ils étaient dirigés par Paolo Mazzotti, une espèce d'armoire à glace couturée de cicatrices qu'on aurait plus facilement imaginée du côté des truands que de la loi. C'était pourtant un homme d'une honnêteté foncière. Cependant, ainsi qu'il l'expliqua à Herbert, il ne serait pas lui-même en charge de l'affaire. Une autre équipe envoyée par Washington allait diriger les investigations.
— C'est tout de même bizarre, confia-t-il. D'ordinaire, c'est sur mon bureau que ce genre d'histoire échoue.
En raison de leurs bonnes relations, il autorisa Scott à suivre l'enquête en tant qu'observateur. Rohan fut embarqué sans ménagement à Seattle. Selon les gens de Washington, le fait qu'il ait été absent précisément la nuit où sa famille se faisait massacrer orientait les soupçons sur lui. On emmena également la jeune Tracy Bowman, soupçonnée d'être sa complice. Stupéfait, Herbert avait tenté de faire valoir que cette supposition était idiote, mais Mazzotti lui avait fait comprendre qu'il était plus prudent de ne pas intervenir. Eberlué, Scott avait suivi les autres en se disant qu'il avait dû louper un épisode.
Au siège du FBI de Seattle, Mazzotti présenta à Herbert un dénommé Truman Bescher, un petit homme squelettique affublé d'une paire de lunettes rondes qu'on aurait trouvées ridicules sans le regard glacial dissimulé derrière. Bescher faisait penser à un serpent. Ses yeux d'un gris pâle ne cillaient jamais. On pouvait se demander s'il avait jamais souri de sa vie. On devinait qu'il aurait pu assister au dépeçage d'un être humain vivant sans sourciller, si de cette torture dépendait une information importante. Lorsque Herbert Scott serra sa main décharnée, il sentit sous ses doigts la dureté des os et la force inattendue de sa poigne. Il n'aimait pas ce type.
A présent, il se trouvait, en compagnie de Mazzotti et de Bescher, dans la pièce contiguë à la salle d'interrogatoire, séparée par une vitre sans tain. De l'autre côté, deux policiers, un gros costaud au visage de pitbull énervé et un grand mince au faciès plutôt sympathique – le bâton et la carotte –, cuisinaient sans relâche le jeune Rohan depuis plus de vingt-quatre heures. Dans une autre salle, Tracy Bowman subissait le même sort.
Alternant la douceur persuasive et les menaces, les deux flics tentaient d'obtenir des aveux. Sans succès. Penché sur Rohan, le gros jouait l'intimidation :
— C'est quand même curieux que tous les tiens aient été massacrés et que toi tu aies été épargné…
— Mais ça fait vingt fois que je vous le dis : j'étais chez ma petite amie !
— Justement ! Tu étais bien planqué, et elle te fournissait un alibi. On te connaît, Westwood. Tu es fiché. Ce n'est pas la première fois que tu as affaire à la justice.
Le gamin secoua la tête et rétorqua, d'une voix marquée par l'épuisement :
— Je ne suis pas un meurtrier !
— Tu es un drogué et un alcoolique !
Il s'insurgea :
— C'est faux ! Je ne suis pas alcoolique. Et je n'ai fumé que du cannabis. Je n'ai jamais pris de drogues dures. Ça ne fait pas de moi un criminel…
— C'est interdit par la loi ! s'égosilla le gros flic.
Rohan se recroquevilla sur son siège, persuadé que l'autre allait le frapper. Le deuxième flic écarta son collègue et prit le relais, un sourire engageant aux lèvres.
— Allons, Rohan, on ne veut pas dire que tu as commis ce massacre, bien sûr. D'ailleurs, comment aurais-tu fait, tout seul ?
Le jeune homme leva vers lui un regard rougi par les larmes et l'épuisement. Cela faisait deux jours qu'il n'avait pas dormi. L'autre insista :
— Ce qu'on veut dire, c'est que tu as pu prendre contact avec un groupe d'adorateurs de Satan pour faire le sale boulot à ta place.
Le jeune homme poussa un soupir de lassitude. Cela faisait des heures que les deux molosses lui servaient le même refrain.
— Mais pourquoi vous vous acharnez sur moi comme ça ? On a tué toute ma famille ! J'ai tout perdu…
— Oh non, tu n'as pas tout perdu. A présent, tu es le seul héritier Westwood. Il ne reste que toi. Et on s'est renseignés : ça représente un joli paquet de dollars ! Assez pour justifier de vouloir te débarrasser des autres.
Soudain hors de lui, Rohan bondit de son siège.
— J'en ai marre d'écouter vos conneries ! Je veux sortir !
— Rassieds-toi ! hurla le gros pitbull en le repoussant brutalement.
Le gamin retomba sur le siège de métal, dompté par la voix menaçante et la fatigue.
— Vous êtes complètement fous, gémit-il. J'aimais ma famille. Jamais je ne leur aurais fait de mal.
— Ta famille était très riche, repartit le flic mince d'une voix doucereuse. On sait ce que c'est. On peut comprendre que tu aies cédé à la tentation. C'est humain. Si tu avoues tout de suite, tu seras tranquille. Il vaut toujours mieux libérer sa conscience.


Derrière la vitre sans tain, Herbert Scott serrait les poings pour ne pas montrer son énervement.
— Ils perdent leur temps, grinça-t-il à l'intention de Bescher, qui observait la scène d'un œil glacé.
Le serpent à lunettes ne réagit pas. Scott commençait à bouillir. Soudain, il explosa :
— Mais qu'est-ce que vous cherchez ? Il ne pense même pas à appeler un avocat. S'il avait quoi que ce soit à voir avec les meurtres, il aurait déjà demandé à être défendu…
— Calme-toi ! dit Mazzotti, embarrassé.
— Je ne partage pas votre opinion, Scott, cingla Bescher. Ce type peut être un excellent comédien.
Herbert se tourna carrément vers lui.
— Je ne comprends pas, monsieur. J'aimerais savoir pourquoi vous vous acharnez sur lui ainsi.
— Nous explorons toutes les pistes.
— Toutes ? Ne vous foutez pas de ma gueule ! C'est la seule que vous suivez. Vous essayez par tous les moyens de faire avouer ce pauvre gamin alors qu'il n'a visiblement rien à voir avec tout ça. Il n'y a rien dans son passé qui le rattache de près ou de loin à une secte, satanique ou non. A part un peu de drogue et d'alcool, on n'a rien à lui reprocher. Alors quoi ? Qu'est-ce que vous cherchez ?
L'autre le fixa de son regard métallique.
— Prenez garde, Scott. Vous n'êtes plus en charge de l'affaire. Je vous ordonne de sortir de cette pièce.
Mais il en fallait plus pour impressionner le vieux flic au bord de la retraite. Il poursuivit :
— La vérité, c'est que vous n'avez rien ! Les assassins n'ont laissé aucune trace derrière eux. Pas la plus petite trace d'ADN ! C'est un travail de pros, Bescher, pas l'œuvre de fanatiques qui vouent un culte au Diable.
L'autre eut un geste agacé.
— Ce n'est plus votre problème, Scott, martela-t-il d'une voix sèche. Ne vous mêlez pas des affaires du FBI. Je vous ai ordonné de sortir de cette salle. Et vous allez obéir, si vous ne voulez pas vous retrouver avec de gros ennuis.
Scott dut se maîtriser pour ne pas balancer son poing dans la figure du serpent à lunettes. Dans la salle, les deux gorilles ne relâchaient pas leur pression. Rohan, au bord de l'évanouissement, avait résolu de ne plus lâcher un mot. Herbert Scott savait qu'à un moment ou un autre il finirait par craquer et avouerait tout ce qu'on voudrait. Pour une raison qu'il ne comprenait pas, le FBI avait décidé de lui faire porter le chapeau.
Il réprima un hurlement rageur, puis, ostensiblement, il alluma une cigarette dont il exhala largement la fumée avant de quitter la pièce. Bescher le foudroya du regard, mais ne dit mot. Les mâchoires serrées, Scott sortit de la pièce, en proie à une violente colère rentrée. Mazzotti le suivit. Herbert explosa à nouveau :
— Il ne faut pas me prendre pour un con ! Tu as lu le rapport, Paolo. On sait parfaitement que les Westwood ont été victimes de tueurs professionnels. Des types sans états d'âme, qui ont monté la mise en scène de la crucifixion inversée pour orienter les soupçons vers des disciples du Diable. Tout comme le 666 écrit sur le mur avec le sang des victimes.
— Je sais. Mais moi aussi je dois fermer ma gueule. Il y a un truc important là-dessous, Herbie, et j'ignore quoi. Il vaut mieux ne pas t'en occuper. Ce Bescher est un gros ponte. Il pourrait te créer une foule d'emmerdes.
Herbert écoutait à peine. Il poursuivit :
— Et bizarrement, plus personne n'évoque les capsules de cyanure. On dirait qu'elles n'ont jamais existé. Pourtant, une chose est sûre : Henry et Douglas Westwood se sont bien suicidés. Pour quelle raison ? Qu'avaient-ils peur d'avouer, au point d'abandonner leur famille en fuyant dans la mort ? Que savaient-ils, qu'ils risquaient de révéler à leurs tortionnaires ?
— Je l'ignore, mon vieux. Et je n'en saurai pas plus que toi. Dès qu'ils ont eu vent de l'affaire, à Washington, ils ont dépêché cette équipe de guignols et nous ont mis au rancart.
Herbert poussa une bordée de jurons et déclara :
— On ne peut pas laisser ce gamin entre les pattes de ces fumiers. Il a droit à un avocat. Sinon, ils vont finir par lui faire avouer n'importe quoi.
Cette diatribe amena un sourire sur le visage de taureau de Mazzotti. Il ne lui déplairait visiblement pas de jouer un tour à Bescher.


Le lendemain, Walter Donnelly, qui avait déjà défendu Rohan lors de ses problèmes antérieurs, se présenta au siège du FBI et exigea d'être présent lors des interrogatoires. Parce qu'il était bien placé dans la nouvelle équipe gouvernementale en place, on ne put le lui refuser. Bescher se douta bien que Donnelly avait été contacté par Scott, mais l'avocat refusa de le confirmer. En revanche, il eut tôt fait de démontrer que les accusations portées contre le jeune homme n'étaient aucunement fondées.
Bescher convoqua Herbert et se mit à hurler :
— Vous avez outrepassé vos droits, Scott ! C'est vous qui avez prévenu ce Donnelly !
— Et alors ? Le jeune Westwood avait droit à un avocat. C'est la loi.
— Il était sur le point d'avouer…
— Mais je rêve ! explosa le vieux flic. Avouer quoi ? Vous le savez aussi bien que moi, que ce gamin est innocent ! Alors, qu'est-ce que ça veut dire, cet acharnement stupide ? Il vous faut un coupable à tout prix, c'est ça ? Et rien à foutre s'il n'a rien fait ! Mais où je suis, là ? Dans quel pays ?
L'autre fulmina :
— Prenez bien garde…
— Non, monsieur, vous, prenez garde ! Le temps des cow-boys, c'est terminé ! Je ne sais pas qui vous êtes ni d'où vous sortez, mais j'ai l'impression que vous n'avez aucune intention de coincer les vrais coupables. Cette affaire pue le complot à plein nez ! Il vous faut un bouc émissaire pour les médias et vous vous foutez éperdument de faire porter le chapeau à un innocent.
— Absolument pas !
— Ah oui ? Alors, pourquoi Henry et Douglas Westwood se sont-ils suicidés au cyanure ? Qui étaient-ils vraiment ? Et que savaient-ils ?
L'homme aux lunettes d'écaille pointa le doigt sur Herbert.
— Eh bien justement, Scott ! Ne vous avisez pas de raconter ce genre de détail aux journalistes. Cette histoire vous dépasse. Et vous feriez mieux de ne plus y fourrer votre gros nez. Cela pourrait vous attirer de graves ennuis. Me suis-je bien fait comprendre ?
Scott hocha la tête.
— Du moment que vous relâchez ce gamin…
— Votre protégé est tiré d'affaire. Ce fils de pute d'avocat a bien fait son boulot. Donc, un innocent ne sera pas injustement condamné. Vous vous contenterez de ça, Scott. A présent, je ne veux plus vous voir.
— Croyez bien que c'est réciproque, monsieur !


Rohan, totalement abasourdi, se retrouva libre deux jours plus tard, sans la moindre caution à verser. Tracy, quant à elle, avait immédiatement pensé à se faire assister par un avocat et avait déjà été libérée. A la sortie des bâtiments, Rohan retrouva Herbert Scott, qui l'attendait.
— Viens, je vais te ramener.
Le jeune homme le remercia brièvement, puis monta dans le véhicule du policier et se recroquevilla contre la portière sans décrocher un mot. Il avait les yeux rouges, le teint pâle et cireux, et gardait les yeux fixés droit devant lui.
— Ça va aller ? demanda Scott.
Le gamin acquiesça sans mot dire. Le flic n'insista pas. Il n'aurait pas aimé être à sa place. Lorsqu'il rentrerait chez lui, il n'y aurait plus personne. Les corps avaient été enlevés, mais il lui resterait, attachée à chaque pièce, une vision d'épouvante.
— Tu devrais peut-être dormir à l'hôtel… suggéra Herbert.
— Non, répliqua Rohan d'une voix assourdie. Si ces salauds reviennent, je veux être là. Je les attends. Je veux venger les miens.
— Parce que tu crois que tu feras le poids face à ces fumiers ?
— Je m'en fous, cingla le jeune homme. Je veux leur faire la peau !
Scott hocha la tête. Le gamin avait envie de se battre. C'était plutôt bon signe.
— Je vais faire surveiller ta demeure. Mais tu sais, il y a peu de chances qu'ils reviennent.
Il avait dit cela pour s'en convaincre, mais rien n'était moins sûr. Les tueurs finiraient par apprendre qu'il restait un Westwood vivant. Qu'allait-il se passer, alors ?


Pendant les premiers jours après la tuerie, l'affaire avait fait les gros titres des journaux et de la télévision. Arrêté par le FBI, Rohan avait été presque désigné comme coupable. Manipulés par Bescher, les journalistes avaient fait de lui une espèce de psychopathe drogué en relation avec une secte maudite adepte des sacrifices humains. S'y ajoutait une sordide histoire de vengeance et d'intérêt qui aurait conduit le garçon à vouloir supprimer toute sa famille afin d'hériter. Scott était écœuré. Tout était inventé, orienté dans le but de faire de Rohan un coupable idéal. Ne restait plus alors qu'à mener l'enquête en direction de la secte fantôme, que l'on n'aurait bien sûr jamais démasquée. Lorsqu'il avait été libéré sans caution, tout ce sordide échafaudage s'était écroulé. Grâce à lui, Herbert Scott. Il en ressentait une certaine fierté, même s'il s'attendait à des tracasseries sournoises de la part de l'administration. On ne défiait pas les hauts pontes de Washington sans s'exposer à des représailles.
A Seattle, grâce à Herbert, Rohan avait réussi à échapper à la presse à sa sortie des bureaux du FBI. Mais elle se manifesta lors de l'enterrement des six victimes, qui eut lieu cinq jours après le massacre, lorsque le FBI consentit enfin à rendre les corps. Cependant, Rohan avait déjà perdu de son intérêt. Il n'était plus qu'un malheureux gamin ayant échappé par miracle à une épouvantable tragédie.
Seuls quelques habitants de la ville assistèrent aux obsèques. Les Westwood n'avaient apparemment aucune autre famille. Outre un bon nombre de journalistes et de curieux, qui ne cessaient de dévisager Rohan, Herbert Scott avait repéré quelques individus qui observaient la foule avec acuité. Il n'aurait su dire s'ils appartenaient au FBI ou à une autre administration. Qu'espéraient-ils ? Quant aux assassins, étaient-ils là, parmi les badauds ? Lui-même se livra à une étude discrète. Sans résultat. Les journalistes tentèrent d'approcher Rohan, sans succès là aussi. Le jeune homme, sur l'ordre de Scott, était entouré par une escouade de policiers.
Quant aux autres, c'étaient pour la plupart des curieux sans scrupules, avides de dévisager sous le nez celui sur qui avaient pesé de si graves soupçons. Bien sûr, il avait été officiellement innocenté, mais le doute subsistait. On ne sort jamais indemne de ce genre d'accusation.
Curieusement, après les funérailles, l'affaire disparut des titres des journaux dans les jours qui suivirent, passant en pages intérieures. Deux semaines plus tard, plus personne n'en parlait. Sans doute était-on intervenu en haut lieu. On ne laissait plus rien filtrer. Les derniers échos parus sur le sujet privilégiaient la piste d'une secte satanique dont on n'avait aucune trace. Démerde-toi avec ça ! Au bout de quelques jours, les plus tenaces avaient lâché l'os, en quête de nouveaux scandales.
Herbert Scott pestait. Cette histoire lui donnait envie de vomir. Il paraissait évident que les autorités protégeaient les criminels, qui qu'ils fussent ! Au début, il fut tenté de poursuivre discrètement son enquête. Mais, comme l'avait dit Mazzotti, cela n'aurait abouti qu'à lui créer une foule d'ennuis. Il renonça. Pour une raison qu'il ignorait, les agences secrètes du pays allaient étouffer l'affaire, et le mystère Westwood ne serait jamais éclairci.
Cependant, Mazzotti lui apporta une information qui, même si elle ne pouvait pas lui être utile, ne laissa pas de l'étonner :
— J'ai fait quelques recherches discrètes de mon côté, dit l'homme du FBI. Il me semblait avoir déjà entendu parler d'une affaire similaire il y a pas mal d'années, lorsque j'ai fait des études sur le phénomène des sectes sataniques, à New York. Ça ne se passait pas aux Etats-Unis, mais au Chili, en 1992.
Il sortit des papiers et les déchiffra par-dessus ses lunettes demi-lune.
— Voilà… Une famille entière a été massacrée dans des conditions similaires dans un bled appelé… Arauco. C'est à cinq cents bornes au sud de la capitale, Santiago. Toute la famille a été retrouvée crucifiée la tête en bas et les tripes à l'air. Il y avait aussi le chiffre 666 badigeonné sur les murs avec le sang des morts. Là-bas, les gens ont aussitôt crié au Diable. Au FBI, à l'époque, on a plutôt pensé à l'extermination d'opposants au régime de Pinochet. Il avait déjà été battu aux élections de 88, mais il conservait encore une grande influence dans le pays, et ses escadrons de la mort étaient encore actifs, même s'ils étaient entrés dans la clandestinité.
— Tu penses qu'il pourrait y avoir un rapport, après tant d'années ?
— Pourquoi pas ? D'autant plus qu'il y a un détail troublant : parmi les victimes, il y avait également des universitaires, et devine quelle était leur spécialité : l'archéologie ! On dit aussi qu'il y aurait eu une survivante, mais elle a disparu peu de temps après. Je doute qu'on la retrouve un jour.
Scott hocha la tête. Il y avait fort à parier que ceux qui avaient commis ce massacre avaient également fait disparaître cette survivante. On pratiquait beaucoup le « vol de la mort 1  » à cette époque. Il se promit de veiller particulièrement sur Rohan.


Malgré les conseils de Scott, Rohan persista à rester dans la grande demeure, où il vivait désormais tout seul. Herbert lui rendait des visites quotidiennes. Au cours de ces quelques jours d'enquête, il s'était pris de sympathie pour le jeune homme. Il redoutait que le traumatisme subi ne l'entraîne à sombrer définitivement dans la drogue ou l'alcool. Mais ce fut l'inverse qui se produisit. Rohan se détestait d'avoir cédé à la facilité des paradis artificiels. De même, il avait rompu avec Tracy. Il n'était pas d'un naturel bavard, mais lui aussi appréciait la compagnie du vieux flic.
— Mon père avait raison, avoua-t-il à Herbert. Cette fille était intéressée. La mort de mes parents m'a ouvert les yeux. Dès mon retour, elle a essayé de me refaire plonger. Elle cherchait à savoir de combien j'allais hériter. Elle parlait même de mariage. J'ai eu vite fait de comprendre.
— Bravo !
Herbert se rendait compte que ses visites faisaient du bien à Rohan. Il n'avait plus personne à qui parler. Herbert avait contacté lui-même le notaire de la famille, qui s'était occupé des obsèques.
Parfois, le gamin cédait à la douleur et au découragement. Dans ces moments-là, il s'en voulait de ne pas avoir péri avec sa famille. Mais la plupart du temps, c'était la volonté de vengeance qui dominait. Rohan était un garçon réservé, qu'on aurait pu croire timide. En fait, il bénéficiait d'un caractère volontaire, ce qui ne correspondait pas au profil habituel des drogués, généralement des êtres faibles d'esprit. Un jour, Herbert lui posa la question :
— Il y a une chose que je ne comprends pas. Pourquoi en étais-tu arrivé à prendre de la drogue ?
Rohan se renfrogna.
— Fumer un pétard de temps en temps, ce n'est pas grave…
— Un pétard, oui, mais tu aurais pu toucher ensuite à des trucs plus dangereux. Pourquoi ? Tu avais tout ce que tu voulais, ici. Tu ne t'entendais vraiment pas avec ton père ?
Rohan ne répondit pas immédiatement. Il revoyait le visage de chacun des siens, et celui de sa mère, doux et rassurant, de sa petite sœur, qui riait si facilement, de son jeune frère, avec qui il s'entendait à merveille. Il lui semblait qu'on lui avait arraché des lambeaux de sa chair. Il serra les dents pour ne pas céder à la douleur.
— J'aimais mon père, monsieur Scott, dit-il d'une voix sourde. Je les aimais tous.
Il hésita encore, puis ajouta :
— Il y avait autre chose. En fait, j'ai un problème.
— Lequel ? demanda doucement Herbert.
Le jeune homme poussa un soupir agacé.
— De toute façon, vous n'allez pas me croire.
— Tu sais, j'en ai entendu beaucoup dans ma vie.
— Mais pas un truc comme ça !
Nouvelle hésitation.
— C'est complètement dingue. Enfin voilà : j'entends parler les morts.
Scott maîtrisa une réaction de surprise. Il ne s'était pas attendu à une révélation de cette sorte.
— Explique-moi ça.
— A vrai dire, ce ne sont pas des paroles. Ce sont plutôt des émotions que je perçois, des images qu'ils m'envoient. C'est très flou, et ça surgit comme ça, n'importe quand, sans raison. Mais je sais qu'elles viennent de personnes disparues.
— C'est peut-être un effet secondaire de la drogue, suggéra le vieux flic.
— Mais non, vous ne comprenez pas ! Ça a commencé bien avant que je prenne de la drogue. C'est même pour ça que je me suis mis à fumer. Quand j'étais sous l'emprise de la came, au moins, ils me foutaient la paix.
— Tu en as parlé à tes parents ?
— Bien sûr. Mon père disait que je ne devais pas m'inquiéter, que ce n'était pas grave. Mais quand il a vu que j'en étais arrivé à prendre de la drogue, il m'a envoyé voir un psy. Un vrai connard. Il a piqué un max de fric à mes parents, mais ça n'a servi à rien.
Il hésita, puis ajouta, en serrant les poings :
— Je ne prends plus rien. J'ai balancé ce qui me restait dans les chiottes. Ce n'est pas comme ça que je retrouverai les salauds qui ont buté ma famille. J'ai décidé d'écouter ce que les morts ont à me dire. Peut-être que les miens vont se manifester. Parce que je crois que mon père et mon grand-père étaient comme moi. Et aussi ma petite sœur Jessica. Elle était encore très jeune, mais un jour elle m'a dit qu'elle entendait des drôles de voix dans sa tête.
— C'était sans doute de famille…
— C'est possible. Quelques jours avant d'être… d'être tué, mon père m'a pris à part dans son bureau. Il avait quelque chose de très important à me dire. J'ai cru qu'il s'agissait de Tracy, et je n'ai pas voulu l'écouter. Il n'a pas insisté.
Un bref sanglot le secoua.
— Quel con j'ai été ! Je suis sûr maintenant que cela avait quelque chose à voir avec ces voix.
— C'est peut-être idiot, mais… est-ce que cela pourrait avoir un rapport avec le massacre ?
— Je ne sais pas. Vous savez, mon père et mon grand-père étaient un peu bizarres, parfois.
— Bizarres ?
— C'est difficile à dire. J'ai toujours eu l'impression qu'il y avait un secret dans leur vie. Et je crois maintenant que c'était lié à ces voix. Ils n'ont pas été étonnés lorsque je leur en ai parlé. Ils avaient même l'air de s'y attendre. Une fois, j'ai entendu mon grand-père dire à mon père : « Il n'est pas prêt ! » Ils parlaient de moi. Mais je n'ai jamais su à quoi je n'étais pas prêt. Ils ne m'en ont pas parlé.
— Et tu as fui ce phénomène en te réfugiant dans la drogue… C'est peut-être pour cette raison qu'ils estimaient que tu n'étais pas prêt.
— Oui, sans doute.
Ses yeux se mirent à briller.
— Ils me manquent tellement.
Il se reprit, s'essuya les yeux d'un geste vif, puis il respira profondément et déclara :
— Ne vous inquiétez pas pour moi, monsieur Scott. Je ne boirai plus et je ne toucherai plus à la drogue. Je veux consacrer toutes mes forces à découvrir qui a fait ça. Je veux les faire payer, vous comprenez ? Vous savez où en est l'enquête ?
Herbert Scott soupira.
— Je ne peux pas te dire grand-chose, malheureusement. Je n'ai plus accès au dossier. Quant à toi, il va t'être difficile de mener ta propre enquête. Ce serait même très dangereux. Car je doute que la version officielle soit la bonne.
Il hésita, puis ajouta :
— Il y a pourtant une chose que tu dois savoir : ton père et ton grand-père ne sont pas morts sous la torture. Ils se sont suicidés.
— Suicidés ? ! Mais comment ?
— Ils possédaient tous deux une capsule de cyanure dissimulée dans une dent creuse. C'était un moyen utilisé par les espions pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient certainement peur de révéler quelque chose d'important. Aurais-tu une idée de ce que cela pourrait être ?
Rohan regarda le policier avec des yeux ronds.
— Mais non… dit-il enfin. Cette histoire est absurde. Mes parents étaient des gens comme les autres. Et… ma mère ?
— Non, pas elle. Ni aucun des autres membres de ta famille.
— Vous voulez dire que mon père et mon grand-père étaient peut-être… des sortes d'espions, ou quelque chose comme ça ?
— C'est possible, mais il y a quelque chose qui cloche. En admettant qu'ils aient fait partie d'un réseau ennemi, ou bien qu'ils aient trahi leur pays, on se serait contenté de les supprimer discrètement, ou plus probablement de les arrêter. S'ils avaient quelque chose à avouer, on les aurait enlevés pour les faire parler. Mais on n'aurait pas massacré toute ta famille. Ça ne tient pas debout !
En proie à une grande émotion, Rohan se leva et fit quelques pas nerveux.
— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tout ça veut dire ?
— Je n'en sais rien. Le fait d'être un médium capable de communiquer avec les morts n'a en soi rien d'exceptionnel. Le spiritisme existe depuis un siècle et demi et l'on n'a jamais assassiné les gens pour ça. En tout cas jusqu'à maintenant. Aussi, essaie de te souvenir. En dehors de cette faculté étrange, n'y aurait-il pas des éléments insolites dans la vie de ton père ? Des trucs qui t'ont paru bizarres ?
— Non ! Mon père et mon grand-père étaient tous deux professeurs. Ils menaient une vie tranquille, l'un comme l'autre. Parfois, ils s'absentaient pour assister à des colloques, aux USA ou en Europe.
— C'est peut-être dans cette direction qu'il faut chercher.
— Il n'y avait là rien d'extraordinaire. Ils rencontraient d'autres savants. Certains venaient à la maison, de temps à autre. Je peux vous dire que ce n'étaient pas des gens inquiétants. Ils parlaient d'histoire, d'archéologie, d'antiquité. Des universitaires, quoi. Ils étaient plutôt sympas. Et bons vivants. Ils ne ressemblaient pas à des espions.
— Tu sais, les espions savent très bien se planquer sous la peau d'un autre personnage.
Rohan fit la moue, guère convaincu.
— Mais comme vous l'avez dit, si mes parents étaient vraiment des espions, on ne les aurait pas éliminés de cette manière épouvantable.
Evidemment, cela n'expliquait pas le massacre, et surtout pourquoi on protégeait les assassins en haut lieu. Cependant, Herbert s'abstint de faire part de cette dernière réflexion au jeune homme.
Soudain, le téléphone sonna. Rohan prit l'appel.
— C'est le notaire de ma famille, dit-il à Herbert en raccrochant. Maître Monroe. Il désire me voir.

1. Système d'élimination pratiqué par les escadrons de la mort sud-américains du temps des dictatures, qui consistait à emmener les victimes à bord d'un hélicoptère ou d'un avion et à les jeter à l'eau depuis une altitude élevée, loin des côtes. L'océan rejeta parfois des cadavres, mais la plupart disparurent à jamais. Ce système sinistre s'inspirait de méthodes employées par certains généraux de l'armée française au cours des guerres d'Indochine et d'Algérie.

La prophetie des glaces
titlepage.xhtml
title.xhtml
copyright.xhtml
9782258082113-1.xhtml
9782258082113-2.xhtml
9782258082113-3.xhtml
9782258082113-4.xhtml
9782258082113-5.xhtml
9782258082113-6.xhtml
9782258082113-7.xhtml
9782258082113-8.xhtml
9782258082113-9.xhtml
9782258082113-10.xhtml
9782258082113-11.xhtml
9782258082113-12.xhtml
9782258082113-13.xhtml
9782258082113-14.xhtml
9782258082113-15.xhtml
9782258082113-16.xhtml
9782258082113-17.xhtml
9782258082113-18.xhtml
9782258082113-19.xhtml
9782258082113-20.xhtml
9782258082113-21.xhtml
9782258082113-22.xhtml
9782258082113-23.xhtml
9782258082113-24.xhtml
9782258082113-25.xhtml
9782258082113-26.xhtml
9782258082113-27.xhtml
9782258082113-28.xhtml
9782258082113-29.xhtml
9782258082113-30.xhtml
9782258082113-31.xhtml
9782258082113-32.xhtml
9782258082113-33.xhtml
9782258082113-34.xhtml
9782258082113-35.xhtml
9782258082113-36.xhtml
9782258082113-37.xhtml
9782258082113-38.xhtml
9782258082113-39.xhtml
9782258082113-40.xhtml
9782258082113-41.xhtml
9782258082113-42.xhtml
9782258082113-43.xhtml
9782258082113-44.xhtml
9782258082113-45.xhtml
9782258082113-46.xhtml
9782258082113-47.xhtml
9782258082113-48.xhtml
9782258082113-49.xhtml
9782258082113-50.xhtml
9782258082113-51.xhtml
9782258082113-52.xhtml
9782258082113-53.xhtml
9782258082113-54.xhtml
9782258082113-55.xhtml
9782258082113-56.xhtml
9782258082113-57.xhtml
9782258082113-58.xhtml
9782258082113-59.xhtml
9782258082113-60.xhtml
9782258082113-61.xhtml
9782258082113-62.xhtml
9782258082113-63.xhtml
9782258082113-64.xhtml
9782258082113-65.xhtml
9782258082113-66.xhtml
9782258082113-67.xhtml
9782258082113-68.xhtml
9782258082113-69.xhtml
9782258082113-70.xhtml
9782258082113-71.xhtml
9782258082113-72.xhtml