Herbert Scott ne se faisait aucune illusion :
l'affaire était trop importante pour rester sous sa seule
juridiction. Il ne se trompait pas. Deux jours plus tard, le FBI
débarquait à Silverton pour reprendre la main. Il connaissait les
flics de l'antenne FBI de Seattle. Ils étaient dirigés par Paolo
Mazzotti, une espèce d'armoire à glace couturée de cicatrices qu'on
aurait plus facilement imaginée du côté des truands que de la loi.
C'était pourtant un homme d'une honnêteté foncière. Cependant,
ainsi qu'il l'expliqua à Herbert, il ne serait pas lui-même en
charge de l'affaire. Une autre équipe envoyée par Washington allait
diriger les investigations.
— C'est tout de même bizarre, confia-t-il.
D'ordinaire, c'est sur mon bureau que ce genre d'histoire
échoue.
En raison de leurs bonnes relations, il autorisa
Scott à suivre l'enquête en tant qu'observateur. Rohan fut embarqué
sans ménagement à Seattle. Selon les gens de Washington, le fait
qu'il ait été absent précisément la nuit où sa famille se faisait
massacrer orientait les soupçons sur lui. On emmena également la
jeune Tracy Bowman, soupçonnée d'être sa complice. Stupéfait,
Herbert avait tenté de faire valoir que cette supposition était
idiote, mais Mazzotti lui avait fait comprendre qu'il était plus
prudent de ne pas intervenir. Eberlué, Scott avait suivi les autres
en se disant qu'il avait dû louper un épisode.
Au siège du FBI de Seattle, Mazzotti présenta à
Herbert un dénommé Truman Bescher, un petit homme squelettique
affublé d'une paire de lunettes rondes qu'on aurait trouvées
ridicules sans le regard glacial dissimulé derrière. Bescher
faisait penser à un serpent.
Ses yeux d'un gris pâle ne cillaient jamais. On pouvait se demander
s'il avait jamais souri de sa vie. On devinait qu'il aurait pu
assister au dépeçage d'un être humain vivant sans sourciller, si de
cette torture dépendait une information importante. Lorsque Herbert
Scott serra sa main décharnée, il sentit sous ses doigts la dureté
des os et la force inattendue de sa poigne. Il n'aimait pas ce
type.
A présent, il se trouvait, en compagnie de
Mazzotti et de Bescher, dans la pièce contiguë à la salle
d'interrogatoire, séparée par une vitre sans tain. De l'autre côté,
deux policiers, un gros costaud au visage de pitbull énervé et un
grand mince au faciès plutôt sympathique – le bâton et la
carotte –, cuisinaient sans relâche le jeune Rohan depuis plus
de vingt-quatre heures. Dans une autre salle, Tracy Bowman
subissait le même sort.
Alternant la douceur persuasive et les menaces,
les deux flics tentaient d'obtenir des aveux. Sans succès. Penché
sur Rohan, le gros jouait l'intimidation :
— C'est quand même curieux que tous les tiens
aient été massacrés et que toi tu aies été épargné…
— Mais ça fait vingt fois que je vous le
dis : j'étais chez ma petite amie !
— Justement ! Tu étais bien planqué, et
elle te fournissait un alibi. On te connaît, Westwood. Tu es fiché.
Ce n'est pas la première fois que tu as affaire à la justice.
Le gamin secoua la tête et rétorqua, d'une voix
marquée par l'épuisement :
— Je ne suis pas un meurtrier !
— Tu es un drogué et un
alcoolique !
Il s'insurgea :
— C'est faux ! Je ne suis pas
alcoolique. Et je n'ai fumé que du cannabis. Je n'ai jamais pris de
drogues dures. Ça ne fait pas de moi un criminel…
— C'est interdit par la loi ! s'égosilla
le gros flic.
Rohan se recroquevilla sur son siège, persuadé que
l'autre allait le frapper. Le deuxième flic écarta son collègue et
prit le relais, un sourire engageant aux lèvres.
— Allons, Rohan, on ne veut pas dire que tu
as commis ce massacre, bien sûr. D'ailleurs, comment aurais-tu
fait, tout seul ?
Le jeune
homme leva vers lui un regard rougi par les larmes et l'épuisement.
Cela faisait deux jours qu'il n'avait pas dormi. L'autre
insista :
— Ce qu'on veut dire, c'est que tu as pu
prendre contact avec un groupe d'adorateurs de Satan pour faire le
sale boulot à ta place.
Le jeune homme poussa un soupir de lassitude. Cela
faisait des heures que les deux molosses lui servaient le même
refrain.
— Mais pourquoi vous vous acharnez sur moi
comme ça ? On a tué toute ma famille ! J'ai tout
perdu…
— Oh non, tu n'as pas tout perdu.
A présent, tu es le seul héritier Westwood. Il ne reste que
toi. Et on s'est renseignés : ça représente un joli paquet de
dollars ! Assez pour justifier de vouloir te débarrasser des
autres.
Soudain hors de lui, Rohan bondit de son
siège.
— J'en ai marre d'écouter vos
conneries ! Je veux sortir !
— Rassieds-toi ! hurla le gros pitbull
en le repoussant brutalement.
Le gamin retomba sur le siège de métal, dompté par
la voix menaçante et la fatigue.
— Vous êtes complètement fous, gémit-il.
J'aimais ma famille. Jamais je ne leur aurais fait de mal.
— Ta famille était très riche, repartit le
flic mince d'une voix doucereuse. On sait ce que c'est. On peut
comprendre que tu aies cédé à la tentation. C'est humain. Si tu
avoues tout de suite, tu seras tranquille. Il vaut toujours mieux
libérer sa conscience.
Derrière la vitre sans tain, Herbert Scott serrait
les poings pour ne pas montrer son énervement.
— Ils perdent leur temps, grinça-t-il à
l'intention de Bescher, qui observait la scène d'un œil
glacé.
Le serpent à lunettes ne réagit pas. Scott
commençait à bouillir. Soudain, il explosa :
— Mais qu'est-ce que vous cherchez ? Il
ne pense même pas à appeler un avocat. S'il avait quoi que ce soit
à voir avec les meurtres, il aurait déjà demandé à être
défendu…
— Calme-toi ! dit Mazzotti,
embarrassé.
Herbert se tourna carrément vers lui.
— Je ne comprends pas, monsieur. J'aimerais
savoir pourquoi vous vous acharnez sur lui ainsi.
— Nous explorons toutes les pistes.
— Toutes ? Ne vous foutez pas de ma
gueule ! C'est la seule que vous suivez. Vous essayez par tous
les moyens de faire avouer ce pauvre gamin alors qu'il n'a
visiblement rien à voir avec tout ça. Il n'y a rien dans son passé
qui le rattache de près ou de loin à une secte, satanique ou non.
A part un peu de drogue et d'alcool, on n'a rien à lui
reprocher. Alors quoi ? Qu'est-ce que vous
cherchez ?
L'autre le fixa de son regard métallique.
— Prenez garde, Scott. Vous n'êtes plus en
charge de l'affaire. Je vous ordonne de sortir de cette
pièce.
Mais il en fallait plus pour impressionner le
vieux flic au bord de la retraite. Il poursuivit :
— La vérité, c'est que vous n'avez
rien ! Les assassins n'ont laissé aucune trace derrière eux.
Pas la plus petite trace d'ADN ! C'est un travail de pros,
Bescher, pas l'œuvre de fanatiques qui vouent un culte au
Diable.
L'autre eut un geste agacé.
— Ce n'est plus votre problème, Scott,
martela-t-il d'une voix sèche. Ne vous mêlez pas des affaires du
FBI. Je vous ai ordonné de sortir de cette salle. Et vous allez
obéir, si vous ne voulez pas vous retrouver avec de gros
ennuis.
Scott dut se maîtriser pour ne pas balancer son
poing dans la figure du serpent à lunettes. Dans la salle, les deux
gorilles ne relâchaient pas leur pression. Rohan, au bord de
l'évanouissement, avait résolu de ne plus lâcher un mot. Herbert
Scott savait qu'à un moment ou un autre il finirait par craquer et
avouerait tout ce qu'on voudrait. Pour une raison qu'il ne
comprenait pas, le FBI avait décidé de lui faire porter le
chapeau.
Il réprima un hurlement rageur, puis,
ostensiblement, il alluma une cigarette dont il exhala largement la
fumée avant de quitter la pièce. Bescher le foudroya du regard,
mais ne dit mot. Les mâchoires
serrées, Scott sortit de la pièce, en proie à une violente colère
rentrée. Mazzotti le suivit. Herbert explosa à nouveau :
— Il ne faut pas me prendre pour un
con ! Tu as lu le rapport, Paolo. On sait parfaitement que les
Westwood ont été victimes de tueurs professionnels. Des types sans
états d'âme, qui ont monté la mise en scène de la crucifixion
inversée pour orienter les soupçons vers des disciples du Diable.
Tout comme le 666 écrit sur le mur
avec le sang des victimes.
— Je sais. Mais moi aussi je dois fermer ma
gueule. Il y a un truc important là-dessous, Herbie, et j'ignore
quoi. Il vaut mieux ne pas t'en occuper. Ce Bescher est un gros
ponte. Il pourrait te créer une foule d'emmerdes.
Herbert écoutait à peine. Il
poursuivit :
— Et bizarrement, plus personne n'évoque les
capsules de cyanure. On dirait qu'elles n'ont jamais existé.
Pourtant, une chose est sûre : Henry et Douglas Westwood se
sont bien suicidés. Pour quelle raison ? Qu'avaient-ils peur
d'avouer, au point d'abandonner leur famille en fuyant dans la
mort ? Que savaient-ils, qu'ils risquaient de révéler à leurs
tortionnaires ?
— Je l'ignore, mon vieux. Et je n'en saurai
pas plus que toi. Dès qu'ils ont eu vent de l'affaire, à
Washington, ils ont dépêché cette équipe de guignols et nous ont
mis au rancart.
Herbert poussa une bordée de jurons et
déclara :
— On ne peut pas laisser ce gamin entre les
pattes de ces fumiers. Il a droit à un avocat. Sinon, ils vont
finir par lui faire avouer n'importe quoi.
Cette diatribe amena un sourire sur le visage de
taureau de Mazzotti. Il ne lui déplairait visiblement pas de jouer
un tour à Bescher.
Le lendemain, Walter Donnelly, qui avait déjà
défendu Rohan lors de ses problèmes antérieurs, se présenta au
siège du FBI et exigea d'être présent lors des interrogatoires.
Parce qu'il était bien placé dans la nouvelle équipe
gouvernementale en place, on ne put le lui refuser. Bescher se
douta bien que Donnelly avait été contacté par Scott, mais l'avocat
refusa de le confirmer. En revanche, il eut tôt fait de démontrer que les
accusations portées contre le jeune homme n'étaient aucunement
fondées.
Bescher convoqua Herbert et se mit à
hurler :
— Vous avez outrepassé vos droits,
Scott ! C'est vous qui avez prévenu ce Donnelly !
— Et alors ? Le jeune Westwood avait
droit à un avocat. C'est la loi.
— Il était sur le point d'avouer…
— Mais je rêve ! explosa le vieux flic.
Avouer quoi ? Vous le savez aussi bien que moi, que ce gamin
est innocent ! Alors, qu'est-ce que ça veut dire, cet
acharnement stupide ? Il vous faut un coupable à tout prix,
c'est ça ? Et rien à foutre s'il n'a rien fait ! Mais où
je suis, là ? Dans quel pays ?
L'autre fulmina :
— Prenez bien garde…
— Non, monsieur, vous, prenez garde ! Le temps des cow-boys,
c'est terminé ! Je ne sais pas qui vous êtes ni d'où vous
sortez, mais j'ai l'impression que vous n'avez aucune intention de
coincer les vrais coupables. Cette affaire pue le complot à plein
nez ! Il vous faut un bouc émissaire pour les médias et vous
vous foutez éperdument de faire porter le chapeau à un
innocent.
— Absolument pas !
— Ah oui ? Alors, pourquoi Henry et
Douglas Westwood se sont-ils suicidés au cyanure ? Qui
étaient-ils vraiment ? Et que savaient-ils ?
L'homme aux lunettes d'écaille pointa le doigt sur
Herbert.
— Eh bien justement, Scott ! Ne vous
avisez pas de raconter ce genre de détail aux journalistes. Cette
histoire vous dépasse. Et vous feriez mieux de ne plus y fourrer
votre gros nez. Cela pourrait vous attirer de graves ennuis. Me
suis-je bien fait comprendre ?
Scott hocha la tête.
— Du moment que vous relâchez ce gamin…
— Votre protégé est tiré d'affaire. Ce fils
de pute d'avocat a bien fait son boulot. Donc, un innocent ne sera
pas injustement condamné. Vous vous contenterez de ça, Scott.
A présent, je ne veux plus vous voir.
— Croyez bien que c'est réciproque,
monsieur !
Rohan,
totalement abasourdi, se retrouva libre deux jours plus tard, sans
la moindre caution à verser. Tracy, quant à elle, avait
immédiatement pensé à se faire assister par un avocat et avait déjà
été libérée. A la sortie des bâtiments, Rohan retrouva Herbert
Scott, qui l'attendait.
— Viens, je vais te ramener.
Le jeune homme le remercia brièvement, puis monta
dans le véhicule du policier et se recroquevilla contre la portière
sans décrocher un mot. Il avait les yeux rouges, le teint pâle et
cireux, et gardait les yeux fixés droit devant lui.
— Ça va aller ? demanda Scott.
Le gamin acquiesça sans mot dire. Le flic
n'insista pas. Il n'aurait pas aimé être à sa place. Lorsqu'il
rentrerait chez lui, il n'y aurait plus personne. Les corps avaient
été enlevés, mais il lui resterait, attachée à chaque pièce, une
vision d'épouvante.
— Tu devrais peut-être dormir à l'hôtel…
suggéra Herbert.
— Non, répliqua Rohan d'une voix assourdie.
Si ces salauds reviennent, je veux être là. Je les attends. Je veux
venger les miens.
— Parce que tu crois que tu feras le poids
face à ces fumiers ?
— Je m'en fous, cingla le jeune homme. Je
veux leur faire la peau !
Scott hocha la tête. Le gamin avait envie de se
battre. C'était plutôt bon signe.
— Je vais faire surveiller ta demeure. Mais
tu sais, il y a peu de chances qu'ils reviennent.
Il avait dit cela pour s'en convaincre, mais rien
n'était moins sûr. Les tueurs finiraient par apprendre qu'il
restait un Westwood vivant. Qu'allait-il se passer,
alors ?
Pendant les premiers jours après la tuerie,
l'affaire avait fait les gros titres des journaux et de la
télévision. Arrêté par le FBI, Rohan avait été presque désigné
comme coupable. Manipulés par Bescher, les journalistes avaient
fait de lui une espèce de psychopathe drogué en relation avec une
secte maudite adepte des sacrifices humains. S'y ajoutait une
sordide histoire de vengeance et d'intérêt qui aurait conduit le
garçon à vouloir supprimer toute sa famille afin d'hériter. Scott était écœuré. Tout
était inventé, orienté dans le but de faire de Rohan un coupable
idéal. Ne restait plus alors qu'à mener l'enquête en direction de
la secte fantôme, que l'on n'aurait bien sûr jamais démasquée.
Lorsqu'il avait été libéré sans caution, tout ce sordide
échafaudage s'était écroulé. Grâce à lui, Herbert Scott. Il en
ressentait une certaine fierté, même s'il s'attendait à des
tracasseries sournoises de la part de l'administration. On ne
défiait pas les hauts pontes de Washington sans s'exposer à des
représailles.
A Seattle, grâce à Herbert, Rohan avait
réussi à échapper à la presse à sa sortie des bureaux du FBI. Mais
elle se manifesta lors de l'enterrement des six victimes, qui eut
lieu cinq jours après le massacre, lorsque le FBI consentit enfin à
rendre les corps. Cependant, Rohan avait déjà perdu de son intérêt.
Il n'était plus qu'un malheureux gamin ayant échappé par miracle à
une épouvantable tragédie.
Seuls quelques habitants de la ville assistèrent
aux obsèques. Les Westwood n'avaient apparemment aucune autre
famille. Outre un bon nombre de journalistes et de curieux, qui ne
cessaient de dévisager Rohan, Herbert Scott avait repéré quelques
individus qui observaient la foule avec acuité. Il n'aurait su dire
s'ils appartenaient au FBI ou à une autre administration.
Qu'espéraient-ils ? Quant aux assassins, étaient-ils là, parmi
les badauds ? Lui-même se livra à une étude discrète. Sans
résultat. Les journalistes tentèrent d'approcher Rohan, sans succès
là aussi. Le jeune homme, sur l'ordre de Scott, était entouré par
une escouade de policiers.
Quant aux autres, c'étaient pour la plupart des
curieux sans scrupules, avides de dévisager sous le nez celui sur
qui avaient pesé de si graves soupçons. Bien sûr, il avait été
officiellement innocenté, mais le doute subsistait. On ne sort
jamais indemne de ce genre d'accusation.
Curieusement, après les funérailles, l'affaire
disparut des titres des journaux dans les jours qui suivirent,
passant en pages intérieures. Deux semaines plus tard, plus
personne n'en parlait. Sans doute était-on intervenu en haut lieu.
On ne laissait plus rien filtrer. Les derniers échos parus sur le
sujet privilégiaient la piste d'une secte satanique dont on n'avait
aucune trace. Démerde-toi avec
ça ! Au bout de quelques jours, les plus tenaces avaient lâché
l'os, en quête de nouveaux scandales.
Herbert Scott pestait. Cette histoire lui donnait
envie de vomir. Il paraissait évident que les autorités
protégeaient les criminels, qui qu'ils fussent ! Au début, il
fut tenté de poursuivre discrètement son enquête. Mais, comme
l'avait dit Mazzotti, cela n'aurait abouti qu'à lui créer une foule
d'ennuis. Il renonça. Pour une raison qu'il ignorait, les
agences secrètes du pays allaient étouffer l'affaire, et le mystère
Westwood ne serait jamais éclairci.
Cependant, Mazzotti lui apporta une information
qui, même si elle ne pouvait pas lui être utile, ne laissa pas de
l'étonner :
— J'ai fait quelques recherches discrètes de
mon côté, dit l'homme du FBI. Il me semblait avoir déjà entendu
parler d'une affaire similaire il y a pas mal d'années, lorsque
j'ai fait des études sur le phénomène des sectes sataniques, à New
York. Ça ne se passait pas aux Etats-Unis, mais au Chili, en
1992.
Il sortit des papiers et les déchiffra par-dessus
ses lunettes demi-lune.
— Voilà… Une famille entière a été massacrée
dans des conditions similaires dans un bled appelé… Arauco. C'est à
cinq cents bornes au sud de la capitale, Santiago. Toute la famille
a été retrouvée crucifiée la tête en bas et les tripes à l'air. Il
y avait aussi le chiffre 666
badigeonné sur les murs avec le sang des morts. Là-bas, les gens
ont aussitôt crié au Diable. Au FBI, à l'époque, on a plutôt pensé
à l'extermination d'opposants au régime de Pinochet. Il avait déjà
été battu aux élections de 88, mais il conservait encore une
grande influence dans le pays, et ses escadrons de la mort étaient
encore actifs, même s'ils étaient entrés dans la
clandestinité.
— Tu penses qu'il pourrait y avoir un
rapport, après tant d'années ?
— Pourquoi pas ? D'autant plus qu'il y a
un détail troublant : parmi les victimes, il y avait également
des universitaires, et devine quelle était leur spécialité :
l'archéologie ! On dit aussi qu'il y aurait eu une survivante,
mais elle a disparu peu de temps après. Je doute qu'on la retrouve
un jour.
Scott hocha
la tête. Il y avait fort à parier que ceux qui avaient commis ce
massacre avaient également fait disparaître cette survivante. On
pratiquait beaucoup le « vol de la mort 1 » à cette époque. Il se promit de
veiller particulièrement sur Rohan.
Malgré les conseils de Scott, Rohan persista à
rester dans la grande demeure, où il vivait désormais tout seul.
Herbert lui rendait des visites quotidiennes. Au cours de ces
quelques jours d'enquête, il s'était pris de sympathie pour le
jeune homme. Il redoutait que le traumatisme subi ne l'entraîne à
sombrer définitivement dans la drogue ou l'alcool. Mais ce fut
l'inverse qui se produisit. Rohan se détestait d'avoir cédé à la
facilité des paradis artificiels. De même, il avait rompu avec
Tracy. Il n'était pas d'un naturel bavard, mais lui aussi
appréciait la compagnie du vieux flic.
— Mon père avait raison, avoua-t-il à
Herbert. Cette fille était intéressée. La mort de mes parents m'a
ouvert les yeux. Dès mon retour, elle a essayé de me refaire
plonger. Elle cherchait à savoir de combien j'allais hériter. Elle
parlait même de mariage. J'ai eu vite fait de comprendre.
— Bravo !
Herbert se rendait compte que ses visites
faisaient du bien à Rohan. Il n'avait plus personne à qui parler.
Herbert avait contacté lui-même le notaire de la famille, qui
s'était occupé des obsèques.
Parfois, le gamin cédait à la douleur et au
découragement. Dans ces moments-là, il s'en voulait de ne pas avoir
péri avec sa famille. Mais la plupart du temps, c'était la volonté
de vengeance qui dominait. Rohan était un garçon réservé, qu'on
aurait pu croire timide. En fait, il bénéficiait d'un caractère
volontaire, ce qui ne correspondait pas au profil habituel des
drogués, généralement des
êtres faibles d'esprit. Un jour, Herbert lui posa la
question :
— Il y a une chose que je ne comprends pas.
Pourquoi en étais-tu arrivé à prendre de la drogue ?
Rohan se renfrogna.
— Fumer un pétard de temps en temps, ce n'est
pas grave…
— Un pétard, oui, mais tu aurais pu toucher
ensuite à des trucs plus dangereux. Pourquoi ? Tu avais tout
ce que tu voulais, ici. Tu ne t'entendais vraiment pas avec ton
père ?
Rohan ne répondit pas immédiatement. Il revoyait
le visage de chacun des siens, et celui de sa mère, doux et
rassurant, de sa petite sœur, qui riait si facilement, de son jeune
frère, avec qui il s'entendait à merveille. Il lui semblait qu'on
lui avait arraché des lambeaux de sa chair. Il serra les dents pour
ne pas céder à la douleur.
— J'aimais mon père, monsieur Scott, dit-il
d'une voix sourde. Je les aimais tous.
Il hésita encore, puis ajouta :
— Il y avait autre chose. En fait, j'ai un
problème.
— Lequel ? demanda doucement
Herbert.
Le jeune homme poussa un soupir agacé.
— De toute façon, vous n'allez pas me
croire.
— Tu sais, j'en ai entendu beaucoup dans ma
vie.
— Mais pas un truc comme ça !
Nouvelle hésitation.
— C'est complètement dingue. Enfin
voilà : j'entends parler les morts.
Scott maîtrisa une réaction de surprise. Il ne
s'était pas attendu à une révélation de cette sorte.
— Explique-moi ça.
— A vrai dire, ce ne sont pas des
paroles. Ce sont plutôt des émotions que je perçois, des images
qu'ils m'envoient. C'est très flou, et ça surgit comme ça,
n'importe quand, sans raison. Mais je sais qu'elles viennent de
personnes disparues.
— C'est peut-être un effet secondaire de la
drogue, suggéra le vieux flic.
— Mais non, vous ne comprenez pas ! Ça a
commencé bien avant que je prenne de la drogue. C'est même pour ça
que je me suis mis à fumer.
Quand j'étais sous l'emprise de la came, au moins, ils me foutaient
la paix.
— Tu en as parlé à tes parents ?
— Bien sûr. Mon père disait que je ne devais
pas m'inquiéter, que ce n'était pas grave. Mais quand il a vu que
j'en étais arrivé à prendre de la drogue, il m'a envoyé voir un
psy. Un vrai connard. Il a piqué un max de fric à mes parents, mais
ça n'a servi à rien.
Il hésita, puis ajouta, en serrant les
poings :
— Je ne prends plus rien. J'ai balancé ce qui
me restait dans les chiottes. Ce n'est pas comme ça que je
retrouverai les salauds qui ont buté ma famille. J'ai décidé
d'écouter ce que les morts ont à me dire. Peut-être que les miens
vont se manifester. Parce que je crois que mon père et mon
grand-père étaient comme moi. Et aussi ma petite sœur Jessica. Elle
était encore très jeune, mais un jour elle m'a dit qu'elle
entendait des drôles de voix dans sa tête.
— C'était sans doute de famille…
— C'est possible. Quelques jours avant
d'être… d'être tué, mon père m'a pris à part dans son bureau. Il
avait quelque chose de très important à me dire. J'ai cru qu'il
s'agissait de Tracy, et je n'ai pas voulu l'écouter. Il n'a pas
insisté.
Un bref sanglot le secoua.
— Quel con j'ai été ! Je suis sûr
maintenant que cela avait quelque chose à voir avec ces voix.
— C'est peut-être idiot, mais… est-ce que
cela pourrait avoir un rapport avec le massacre ?
— Je ne sais pas. Vous savez, mon père et mon
grand-père étaient un peu bizarres, parfois.
— Bizarres ?
— C'est difficile à dire. J'ai toujours eu
l'impression qu'il y avait un secret dans leur vie. Et je crois
maintenant que c'était lié à ces voix. Ils n'ont pas été étonnés
lorsque je leur en ai parlé. Ils avaient même l'air de s'y
attendre. Une fois, j'ai entendu mon grand-père dire à mon
père : « Il n'est pas prêt ! » Ils parlaient de
moi. Mais je n'ai jamais su à quoi je n'étais pas prêt. Ils ne m'en
ont pas parlé.
— Et tu
as fui ce phénomène en te réfugiant dans la drogue… C'est peut-être
pour cette raison qu'ils estimaient que tu n'étais pas prêt.
— Oui, sans doute.
Ses yeux se mirent à briller.
— Ils me manquent tellement.
Il se reprit, s'essuya les yeux d'un geste vif,
puis il respira profondément et déclara :
— Ne vous inquiétez pas pour moi, monsieur
Scott. Je ne boirai plus et je ne toucherai plus à la drogue. Je
veux consacrer toutes mes forces à découvrir qui a fait ça. Je veux
les faire payer, vous comprenez ? Vous savez où en est
l'enquête ?
Herbert Scott soupira.
— Je ne peux pas te dire grand-chose,
malheureusement. Je n'ai plus accès au dossier. Quant à toi, il va
t'être difficile de mener ta propre enquête. Ce serait même très
dangereux. Car je doute que la version officielle soit la
bonne.
Il hésita, puis ajouta :
— Il y a pourtant une chose que tu dois
savoir : ton père et ton grand-père ne sont pas morts sous la
torture. Ils se sont suicidés.
— Suicidés ? ! Mais
comment ?
— Ils possédaient tous deux une capsule de
cyanure dissimulée dans une dent creuse. C'était un moyen utilisé
par les espions pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils avaient
certainement peur de révéler quelque chose d'important. Aurais-tu
une idée de ce que cela pourrait être ?
Rohan regarda le policier avec des yeux
ronds.
— Mais non… dit-il enfin. Cette histoire est
absurde. Mes parents étaient des gens comme les autres. Et… ma
mère ?
— Non, pas elle. Ni aucun des autres membres
de ta famille.
— Vous voulez dire que mon père et mon
grand-père étaient peut-être… des sortes d'espions, ou quelque
chose comme ça ?
— C'est possible, mais il y a quelque chose
qui cloche. En admettant qu'ils aient fait partie d'un réseau
ennemi, ou bien qu'ils aient trahi leur pays, on se serait contenté
de les supprimer discrètement, ou plus probablement de les arrêter.
S'ils avaient quelque chose à avouer, on les aurait enlevés pour
les faire parler. Mais on
n'aurait pas massacré toute ta famille. Ça ne tient pas
debout !
En proie à une grande émotion, Rohan se leva et
fit quelques pas nerveux.
— Mais pourquoi ? Qu'est-ce que tout ça
veut dire ?
— Je n'en sais rien. Le fait d'être un médium
capable de communiquer avec les morts n'a en soi rien
d'exceptionnel. Le spiritisme existe depuis un siècle et demi et
l'on n'a jamais assassiné les gens pour ça. En tout cas jusqu'à
maintenant. Aussi, essaie de te souvenir. En dehors de cette
faculté étrange, n'y aurait-il pas des éléments insolites dans la
vie de ton père ? Des trucs qui t'ont paru
bizarres ?
— Non ! Mon père et mon grand-père
étaient tous deux professeurs. Ils menaient une vie tranquille,
l'un comme l'autre. Parfois, ils s'absentaient pour assister à des
colloques, aux USA ou en Europe.
— C'est peut-être dans cette direction qu'il
faut chercher.
— Il n'y avait là rien d'extraordinaire. Ils
rencontraient d'autres savants. Certains venaient à la maison, de
temps à autre. Je peux vous dire que ce n'étaient pas des gens
inquiétants. Ils parlaient d'histoire, d'archéologie, d'antiquité.
Des universitaires, quoi. Ils étaient plutôt sympas. Et bons
vivants. Ils ne ressemblaient pas à des espions.
— Tu sais, les espions savent très bien se
planquer sous la peau d'un autre personnage.
Rohan fit la moue, guère convaincu.
— Mais comme vous l'avez dit, si mes parents
étaient vraiment des espions, on ne les aurait pas éliminés de
cette manière épouvantable.
Evidemment, cela n'expliquait pas le massacre, et
surtout pourquoi on protégeait les assassins en haut lieu.
Cependant, Herbert s'abstint de faire part de cette dernière
réflexion au jeune homme.
Soudain, le téléphone sonna. Rohan prit
l'appel.
— C'est le notaire de ma famille, dit-il à
Herbert en raccrochant. Maître Monroe. Il désire me voir.
1. Système d'élimination pratiqué par les escadrons de la mort sud-américains du temps des dictatures, qui consistait à emmener les victimes à bord d'un hélicoptère ou d'un avion et à les jeter à l'eau depuis une altitude élevée, loin des côtes. L'océan rejeta parfois des cadavres, mais la plupart disparurent à jamais. Ce système sinistre s'inspirait de méthodes employées par certains généraux de l'armée française au cours des guerres d'Indochine et d'Algérie.