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Quelques jours plus tard, une nouvelle caverne avait été creusée, cette fois en utilisant des canons à vapeur d'eau sous haute pression afin de préserver les ruines… ou ce qu'il en restait. Car s'il était indéniable qu'une ville s'était dressée là, il n'en subsistait que des masses de roches informes et rabotées par la puissance de la glace. Néanmoins, on reconnaissait çà et là ce qui ressemblait à des murailles, le soubassement d'une large porte qui devait commander l'entrée d'un monument ou d'un palais. Un pavage apparut, qui avait mieux résisté. Plusieurs petites galeries furent mises en service dans différentes directions pour pénétrer plus avant dans ce qui avait été Marakha. Cependant, il ne fallait pas compter découvrir autre chose que des restes de fondations. Les murailles, les demeures, les palais, tout avait été balayé inexorablement par la masse formidable de la glace.
Parfois, on découvrait ce qui ressemblait à un bas-relief, le reflet d'une sculpture. Mais il était impossible d'en déterminer le motif.
— Evidemment, murmura Paul Flamel. Pouvait-il en être autrement ? Tout a été broyé, compressé. C'est déjà un miracle que nous ayons été capables de localiser cette cité. Cela suffira à prouver que la théorie du professeur Hapgood était fondée. Mais nous n'en apprendrons guère plus de cette manière.
Il se tourna vers Lara, qui observait les travaux en silence. L'impression d'avoir vécu en ces lieux autrefois ne la quittait plus. Elle avait également gagné Rohan, qui ne lâchait pas la main de sa compagne.
Vint le moment de repartir. Epuisé, Paul Flamel invita les deux jeunes gens à le rejoindre dans la cabine de liaison avec la surface. Lara lui posa la main sur le bras.
— Je voudrais rester ici cette nuit, monsieur Flamel. Seule avec Rohan.
— C'est dangereux, ma fille. La température est trop basse.
— Je veux tenter l'expérience. Avec ces machines, je n'arrive pas à me concentrer.
Le vieil homme hésita un instant, puis acquiesça.
— C'est bien. Je vais demander qu'on vous prépare un campement pour la nuit.


Un peu plus tard, Lara et Rohan étaient seuls. Les lourdes machines s'étaient tues. Seul subsistait le ronronnement des batteries de chauffage et d'éclairage. Ils s'étaient installés devant l'endroit où l'on avait localisé ce qui devait être une porte d'accès. Depuis le début, cet endroit intriguait Lara, suscitant parfois en elle une sensation de frayeur inexplicable. Elle en était venue à penser qu'il s'agissait du lieu où surgissait l'entité malveillante. Si elle parvenait à se plonger dans ce rêve à cet endroit même, elle parviendrait peut-être à aller au-delà.
Autour d'eux, le silence était impressionnant. Ils ressentaient presque physiquement le poids énorme de l'épaisseur de glace de plusieurs centaines de mètres qui les séparait de la surface. Là-haut, le soleil avait dû se rapprocher de l'horizon avant de reprendre sa course. Ici, ils étaient plongés dans les ténèbres. Leur respiration se condensait et l'air gelé leur brûlait les poumons malgré la présence des souffleries à air chaud. On leur avait installé une tente bien chauffée pour la nuit, mais Lara s'obstinait à rester à l'extérieur. Ils s'étaient blottis l'un contre l'autre.
Cependant, malgré la sensation d'être ainsi perdus au bout du monde, ils n'éprouvaient aucune peur. Au contraire, une grande sensation de paix était descendue sur eux. Ils avaient l'impression que, peu à peu, leurs personnalités se dédoublaient. Quelque part au fond de leurs esprits intimement mêlés, quelque chose se réveillait.
Engourdie par le froid, hypnotisée par la lueur fugace et mouvante du reflet des lampes sur la glace bleue, Lara finit par céder au sommeil…


Une nouvelle fois, elle se retrouva plongée au cœur de la plaine balayée par un vent froid, un blizzard contre lequel elle devait lutter de toutes ses forces pour ne pas tomber. Des mains amicales la soutenaient. Elle sentait leurs pressions bienveillantes et chaleureuses sur ses bras endoloris par l'âge et la fatigue. Au loin se dessinait la cité. « Sa » cité. Marakha, capitale du royaume de la Nauryah. Peu à peu, Lara s'effaça, laissant la place à son double, cette reine qu'elle portait en elle depuis toujours.
Tanithkara poursuivait sa progression avec peine. Elle devait pénétrer dans ce qui restait de cette ville qui avait été autrefois si belle, mais que le froid détruisait inexorablement. On lui avait dit que des hommes et des femmes survivaient encore dans les ruines. Ils appartenaient à son peuple. Il avait été décidé d'organiser une expédition pour tenter d'en sauver le plus grand nombre. Cependant, il fallait se montrer prudent. On ne savait pas ce qui pouvait se dissimuler dans ces ruines. L'ennemi était encore présent.
Soudain, du cœur des ruines, des silhouettes surgirent, qui n'osèrent s'approcher de la troupe hosyrhienne. Tout au fond de l'esprit de Tanithkara, Lara sentit la terreur monter en elle. Alors, dans son sommeil, elle se concentra pour ne pas céder à la panique. Elle devait laisser la reine la mener au-delà, elle devait s'effacer. Calmant son angoisse par un terrible effort de volonté, elle poursuivit sa marche difficile.
Et soudain, un spectre monstrueux jaillit devant elle. Tanithkara sut qu'elle se trouvait devant son pire ennemi. Un homme, un prêtre fanatique qui avait juré de la détruire parce qu'elle symbolisait tout ce qu'il haïssait : elle refusait catégoriquement de se soumettre à son dieu, et elle était une femme. A plusieurs reprises, elle s'était dressée contre lui, l'avait vaincu, bafoué.
Il y eut un instant de flottement. Lara redouta que le lien fragile ne se brise, que le rêve ne s'efface. Elle se concentra pour ne pas céder à la panique. Mais elle avait passé le point critique. Le songe se poursuivit. Sa volonté avait enfin triomphé de l'obstacle.
Et tout alla très vite. Un court instant, Tanithkara distingua les traits de son ennemi, des traits illuminés, les yeux d'un fou. Le regard d'un homme qui avait utilisé son pouvoir exceptionnel de domination et de persuasion pour entraîner tout un peuple dans la mort, au nom d'une religion absurde. Il était beaucoup plus âgé qu'elle, il aurait dû déjà être mort, mais, contre toute attente, il était encore vivant. La haine le maintenait en vie.
Autour de Tanithkara, des gardes prirent place. Ils ne furent pas assez rapides. Une arme de jet qui ressemblait à une arbalète apparut dans les mains du sinistre vieillard, un trait siffla. Tanithkara ressentit un choc violent dans la poitrine.
Dans les ténèbres de la caverne, Lara poussa un cri déchirant. Une douleur insoutenable lui vrillait les côtes. Son compagnon s'alarma :
— Lara ! Qu'est-ce que tu as ?
La jeune femme avait porté la main à sa poitrine et respirait avec difficulté, le visage déformé par la souffrance. Elle plongea son regard dans celui du jeune homme, un regard qu'il ne lui connaissait pas. Un regard dans lequel il lisait une autorité nouvelle et une détermination implacable. Le regard de Tanithkara elle-même.
— Rod'Han ? murmura-t-elle.
Puis elle prononça des mots incompréhensibles avant de retomber en avant.
— Lara ! hurla Rohan, soudain en proie à la panique.
Mais elle se redressa, au prix de mille difficultés. Peu à peu, la douleur s'atténua. Enfin, Lara leva vers lui des yeux rayonnants.
— J'ai réussi, Rohan. J'ai réveillé la mémoire de Tanithkara. Elle est là, en moi. C'est comme un bouillonnement, une seconde vie, un autre univers qui s'est ouvert dans mon esprit. C'est merveilleux. Je sais aussi pourquoi elle se bloquait. A cet endroit même, elle a été grièvement blessée par son plus mortel ennemi. Peut-être a-t-elle péri ici. Je ne sais pas. Pas encore. Mais nous allons pouvoir reprendre l'expérience. Et nous saurons enfin ce qui s'est passé il y a quinze mille ans.
La prophetie des glaces
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