— Crois-tu que le monde soit en train de
sombrer dans la folie, grand-père ? Cela voudrait-il dire que
nous nous sommes trompés ?
En proie au plus profond désarroi, Tanithkara
tournait le dos à son aïeul. Son regard était fixé sur ce sommet
que l'on surnommait la « montagne de l'Homme Sage » en
raison de sa forme, qui dessinait un visage empreint de sérénité
lorsque les rayons du soleil déclinant venaient l'effleurer.
La jeune femme se tenait sur la terrasse des
appartements de son aïeul, qui ouvraient sur la partie orientale de
la ville. Vers le nord, on apercevait l'océan tumultueux. Au sud,
la haute chaîne montagneuse barrait l'horizon, comme un bouclier,
un rempart qui protégeait le royaume de la Nauryah des forces
néfastes que recelaient, au-delà, les steppes désertiques et
sauvages menant jusqu'à la banquise. A plus de deux mille
kilomètres au sud, l'immense falaise de glace recouvrait toute la
partie méridionale du continent hedeenien.
A l'extérieur de la cité s'étendait une vaste
zone cultivée. Plus loin, une épaisse forêt de conifères, de
chênes, de bouleaux, de hêtres et de châtaigniers s'étageait
jusqu'aux contreforts de la chaîne montagneuse dominée par l'Homme
Sage. Dans les champs et les prés, on devinait les silhouettes
affairées des paysans, les troupeaux de moutons, de chèvres, de
lamas et de vaches, gardés par les énormes chiens de berger aux
yeux blancs.
Au pied du palais Nephen, la ville s'organisait
harmonieusement le long de ses grandes artères plantées d'arbres.
Toutes convergeaient vers la grande place principale où se
dressaient le palais du
Conseil des Cinq et le temple du dieu Soleil, Hyruun. De cette
place, une large avenue longeait le fleuve Elhorka jusqu'au port,
autre centre d'activité de la cité.
Dans les rues circulaient des voitures tirées par
des bœufs ou des lamas, voire par de grands chiens. On croisait
aussi, plus rares parce que plus onéreux, des véhicules automobiles
mus par des moteurs électriques silencieux.
Depuis la terrasse, Tanithkara devinait les
différents quartiers de Marakha. Elle aurait pu mettre un nom sur
chacun, décrire leurs spécialités. On trouvait dans la ville les
meilleurs artisans de l'empire, et les plus imaginatifs. Ici comme
nulle part ailleurs on savait travailler l'or, les métaux et les
pierres pour en fabriquer les bijoux les plus sophistiqués, les
parures les plus somptueuses. Les tisserands et tailleurs de la
Nauryah créaient des vêtements d'une élégance et d'un raffinement
tels que les plus grands personnages des autres royaumes venaient
se fournir chez eux. Il en allait de même pour les ébénistes, les
ferronniers, les potiers. Marakha était un spectacle permanent, où
l'on croisait toujours quelque troupe de bateleurs ou des montreurs
d'animaux, des prestidigitateurs, des acrobates, ou des petites
troupes de théâtre qui jouaient des farces.
Tanithkara aimait cette ville où il faisait si bon
vivre. Ce paysage, elle le connaissait depuis toujours. Elle
l'aimait de toute son âme parce qu'il lui apportait une impression
d'immuabilité, d'éternité et d'invulnérabilité que rien ne semblait
pouvoir détruire. La cité portuaire de Marakha était l'une des plus
anciennes et des plus riches de l'empire. Elle s'étirait d'est en
ouest, de part et d'autre de l'Elhorka, entre les étendues
tumultueuses de l'océan et les épaulements massifs des grandes
montagnes, depuis lesquelles soufflaient des vents incessants. Il
ne faisait pas bon s'aventurer par-delà la montagne de l'Homme
Sage. Dès que l'on avait franchi cette barrière, on ne rencontrait
plus qu'une immensité désertique de steppes glacées balayées par
des blizzards féroces. C'était le royaume des bœufs à poils longs,
des loups, des ours géants et des tigres à longues dents.
Mais ici, à Marakha, le climat était doux. En été,
il faisait parfois si chaud que l'on pouvait se baigner dans les
lacs qui bordaient le fleuve.
Les dix
royaumes de l'empire hedeenien vivaient en paix depuis très
longtemps. Bien sûr, il n'en avait pas toujours été ainsi.
Plusieurs siècles auparavant, des guerres avaient opposé certaines
cités. Des alliances s'étaient nouées, défaites, le sol de l'empire
s'était rougi du sang des guerriers et des victimes des pillages.
Jusqu'à ce que les peuples parviennent à imposer à leurs souverains
une nouvelle forme de gouvernement, constitué d'un groupe de cinq
hommes élus, les pentarques, qui exerçaient le pouvoir. Les rois
n'eurent plus alors qu'un rôle représentatif. L'Hedeen était vaste
et peu peuplé. Hormis les querelles de personnes, les nations
n'avaient guère de raisons de se combattre. Et une longue ère de
paix avait commencé.
Pourtant, depuis quelque temps, une nouvelle
menace semblait peser sur l'empire.
L'information était parvenue le matin même au
palais Nephen, où Tanithkara vivait en compagnie de ses parents et
de son grand-père, Pahyren hoss Nephen. Dans le lointain royaume de
Somarkhane, trois personnes avaient été assassinées. Les victimes,
un homme et deux femmes, avaient été dénudées et liées à des
piquets par des chaînes, les membres écartés. On les avait ensuite
recouvertes de braises jusqu'à la poitrine. Les malheureux avaient
agonisé pendant des heures avant de mourir de leurs terribles
blessures.
Le crime avait été découvert par des bergers.
Effrayés, ceux-ci s'étaient enfuis, de peur que les assassins ne
fussent encore dans les parages, et ils avaient prévenu les
autorités de Somarkhane. La garde royale s'était immédiatement
rendue sur place. Il était très vite apparu que les victimes
avaient été sacrifiées au cours d'une sorte de rituel religieux. On
avait retrouvé sur place de nombreuses traces de piétinement et des
objets disposés de façon singulière. Les têtes ayant été
relativement épargnées, on n'avait pas eu de difficulté à
identifier les victimes. Toutes trois appartenaient à la communauté
hosyrhienne de Somarkhane. C'étaient des érudits attachés à la
maison royale. Ils avaient disparu deux jours auparavant, alors
qu'ils se rendaient dans une petite cité du sud du royaume. Ils n'y
étaient jamais arrivés.
Ce crime
n'était malheureusement pas le premier du genre. Depuis le début de
l'année, trois autres royaumes avaient connu des massacres
identiques.
Le vieux Pahyren, qui portait solidement ses
quatre-vingt-cinq printemps, posa la main sur l'épaule de sa
petite-fille avec un geste protecteur. Elle tourna vers lui des
yeux clairs qui contrastaient avec sa lourde chevelure châtain
foncé.
— C'est la quatrième fois cette année qu'une
telle horreur se produit, grand-père. Et il y en a eu d'autres les
années précédentes. Pourquoi ? Quel peuple est assez cruel
pour tuer dans des conditions aussi épouvantables ? Même les
Hyltes 5 ne se livrent pas à de telles
barbaries.
— Ce ne sont pas des Hyltes, ma petite
Tanith. Ces crimes portent la marque des haaniens.
— Aucun peuple des dix royaumes ne porte ce
nom, s'étonna la jeune femme.
— Il ne s'agit pas d'un peuple, mais des
adeptes d'une nouvelle religion. Je devrais plutôt dire une secte
de fanatiques fous furieux. Ils sont apparus il y a quelques
dizaines d'années, juste après ce que l'on a appelé…
Hyzur-Haandy.
— Hyzur-Haandy ? J'ai vu ce nom une
fois, dans un livre de la bibliothèque de l'université. Il n'y
avait guère d'explications. On faisait seulement référence à une
chose terrifiante qui avait provoqué de grands bouleversements.
Mais l'auteur n'approfondissait pas la question. On aurait dit
qu'il craignait d'en dire trop. J'ai posé la question à mes
maîtres. Ils ont refusé de me répondre. Ils m'ont dit que ce nom ne
devait jamais être prononcé. Ils avaient l'air très inquiets.
— Ceux qui ont vécu cet événement évitent
d'en parler. C'est pourquoi les générations suivantes ignorent même
qu'il a eu lieu. Les Hosyrhiens en savent plus. Mais, malgré leur
esprit rationnel, ils n'aiment pas l'évoquer. Il faut dire que nous
n'avons aucune envie que cela se reproduise.
— C'était quoi, Hyzur-Haandy,
grand-père ?
Le vieil
homme hésita. Des images effrayantes lui revenaient en mémoire, et
avec elles l'angoisse insupportable qui les avait accompagnées.
Enfin, il se décida :
— Après tout, il vaut mieux que tu saches.
Hyzur-Haandy a eu lieu voilà soixante-dix ans. J'avais quinze ans à
l'époque. J'étais déjà étudiant à l'université de Marakha. Le plus
jeune sans doute, et l'un des plus curieux. Je fus parmi les
premiers avertis, parce que j'étais passionné par les recherches
des astronomes et que je passais une grande partie de mon temps
libre en leur compagnie. Nos télescopes restaient braqués en
permanence sur le ciel nocturne afin d'étudier la course des
astres. Une nuit, l'un de mes professeurs avait orienté l'objectif
en direction d'une constellation méridionale, située dans le
prolongement du pôle Sud. J'étais avec lui. Il a d'abord eu l'air
étonné, puis il a dit : « C'est curieux, on dirait qu'il
y a une étoile de plus dans la constellation du Grand Tigre. »
Il m'invita à regarder. Je connaissais par cœur toutes les
constellations, leur forme et le nom des étoiles qui composaient
chacune d'elles. Je me destinais à devenir astronome, moi aussi.
C'est pourquoi je n'eus aucune difficulté à confirmer ce que disait
mon maître. Il y avait bien une nouvelle étoile dans le Grand
Tigre. Nous savions que ce phénomène se produisait parfois. Sans
doute correspondait-il à l'explosion d'une étoile arrivée en fin de
vie. C'est tout au moins l'hypothèse des Hosyrhiens. Mais ce
phénomène est tout de même assez rare pour mériter d'être
sérieusement étudié. Dans les nuits qui suivirent, mon maître et
moi avons continué d'observer cette nouvelle venue. Ce n'est qu'au
bout de quatre nuits que mon professeur a dit : « Ce
n'est pas une étoile, Pahyren. C'est une comète. Elle se déplace.
Et elle se déplace très vite. » Je l'ai vu immédiatement à son
visage angoissé : mon maître avait peur. Il s'est tourné vers
moi et il a dit : « Cette comète se dirige vers nous, mon
garçon ! » Et là, j'ai eu très peur à mon tour, car j'ai
compris qu'elle allait s'écraser sur la Terre.
« Le lendemain, mon maître a alerté les
astronomes des autres royaumes. Tous les télescopes de l'Hedeen se
sont braqués sur la comète. Et ce que redoutait mon maître se
confirma : elle fonçait vers notre planète à une allure folle.
Nous avons pu estimer sa taille à plusieurs dizaines de kilomètres
6 de diamètre. Au début, seuls les astronomes
étaient au courant. Ils avertirent les pentarques de chaque pays,
qui décidèrent de taire la nouvelle aux peuples. Il était inutile
d'affoler les Hedeeniens. Ils découvriraient bien assez tôt
l'horrible vérité. Mais nous savions tous que la fin du monde était
proche, car lorsque cet astre entrerait en collision avec la Terre
il provoquerait un cataclysme d'une ampleur telle que rien n'y
survivrait. Ce furent les pires jours de ma vie. J'avais quinze ans
et aucune envie de mourir, surtout dans des conditions aussi
effrayantes. Je n'en dormais plus de la nuit.
« Bientôt, il fut impossible de dissimuler
plus longtemps la vérité. La comète devenait de plus en plus
brillante, à tel point qu'elle fut visible en plein jour. Le
spectacle était à la fois terrifiant et d'une beauté inimaginable.
Mais c'était la Mort qui se dirigeait vers nous. Alors se déclencha
en Hedeen un effroyable mouvement de panique. Des désespérés
allèrent se noyer dans l'océan. D'autres se jetèrent dans des
gouffres. Des parents tuaient leurs enfants pour qu'ils ne meurent
pas dans l'embrasement du monde, puis ils se suicidaient. D'autres
distribuaient toute leur fortune et faisaient la fête, buvaient et
mangeaient jusqu'à en avoir le ventre qui éclate. Des foules
s'entassaient dans les temples afin d'implorer la clémence des
dieux. Un vent de folie soufflait sur l'empire.
« Chaque matin, lorsque la comète
réapparaissait à l'horizon, sa taille avait encore augmenté. Une
sorte de résignation s'était abattue sur nous, les Hosyrhiens, les
savants de l'empire. Notre science était malheureusement
impuissante à arrêter le fléau. Nous savions que des corps célestes
voyageaient ainsi dans l'espace qui sépare les systèmes. Par le
passé, nombre d'entre eux s'étaient écrasés sur la Lune. Il en
restait des traces sous la forme de ces cratères géants que l'on
pouvait observer à sa surface. Pourquoi la Terre aurait-elle été à
l'abri de ce genre de cataclysme ? A chaque fois, la vie
avait triomphé. Cette fois encore, peut-être les êtres microscopiques qui peuplaient
les océans ou les cavernes parviendraient-ils à subsister et à
recréer de nouvelles formes de vie. Mais une chose était
sûre : tous les humains allaient disparaître.
— Pourtant, la comète ne s'est pas écrasée
sur la Terre, n'est-ce pas, grand-père ?
— Non. A mesure qu'elle approchait, les
astronomes ont constaté que sa trajectoire n'interceptait pas celle
de notre planète, même si elle devait passer très près. Sa queue
devenait d'ailleurs de plus en plus visible, preuve qu'elle ne se
dirigeait pas directement sur nous. Mais elle ne passerait pas
loin. Nous avons donc lancé de nouvelles informations, afin que les
peuples reprennent confiance. La panique était bien trop grande.
Les gens avaient décidé de croire que tout était fini, et les
drames se poursuivirent.
« Jusqu'au moment où la comète est passée,
d'un coup, tout près de la Terre, à l'opposé de la Lune. Elle était
si brillante qu'il était difficile de la regarder en face. Et
surtout, elle allait si vite qu'on la voyait se déplacer à l'œil
nu. Nous n'avons pas su évaluer la distance qui la séparait de
notre planète au plus près de sa course, mais ce n'était sans doute
pas plus de trois ou quatre diamètres de la Terre elle-même.
Quelques dizaines de milliers de kilomètres. Il s'en était fallu de
peu. Lorsqu'elle est repartie vers l'espace infini, sa direction
avait changé ; la Terre avait dévié sa course. Mais le passage
de cette comète avait en retour influencé notre planète. Et le
peuple d'Hedeen.
« Le mouvement de panique a cessé
immédiatement. Mais les gens ont donné un nom à la comète :
Hyzur-Haandy, la Grande Terreur. C'est pourquoi, même encore
aujourd'hui, soixante-dix ans plus tard, on évite de prononcer son
nom.
— Mais en quoi Hyzur-Haandy a-t-elle un
rapport avec les Haaniens, grand-père ?
— Peu après, il y a eu des tremblements de
terre, des raz-de-marée. Des ports ont été submergés et détruits.
Des maisons se sont effondrées. En mer, des navires furent
engloutis par des tempêtes exceptionnellement fortes. Des
dirigeables se sont abîmés avec leurs passagers. Des milliers de
gens ont péri. Dans le sud, les trois volcans de l'île du Feu sont
entrés en éruption. Sur cette
île, située près de la banquise, vit un peuple étrange, différent
des autres nations de l'empire d'Hedeen…
— Les Herepes !
— Exactement, les Herepes, un ensemble de
tribus de guerriers belliqueux qui vivent sur ces terres
volcaniques. Ils constituent le dixième royaume de l'Hedeen, mais
ils sont différents de nous. Ils ressemblent aux peuplades que nous
rencontrons sur les autres continents. Ils ne construisent pas de
villes. Ils habitent des huttes, élèvent des lamas des neiges,
chassent le loup et le phoque-léopard. Ils n'ont pas de pentarques.
Ils sont divisés en une multitude de clans et obéissent à un chef
suprême. Celui-ci est choisi parmi les chefs de ces clans. Ce sont
des barbares cruels, qui pratiquent des sacrifices humains. Ils
croient que leur dieu vit au cœur des volcans. Parfois, pour
s'attirer sa clémence, ils lui sacrifient une vierge ou des
enfants.
— Nous avons pourtant établi des relations
commerciales avec les Herepes, remarqua Tanithkara.
— Ce sont des chasseurs remarquables. Ils
font le troc des fourrures avec nous. Cependant, nous nous
contentons de les accueillir dans des comptoirs situés sur les
rives de Somarkhane, le royaume le plus proche de leur île. Rares
sont les Hedeeniens qui ont osé s'aventurer sur leur
territoire.
— Nous ne sommes pas en guerre avec
eux !
— Non, bien sûr. Certains Herepes viennent
même étudier dans nos universités. Nous ne désespérons pas de les
faire évoluer. Mais ce sera long.
— Alors, qu'ont-ils à voir avec les
Haaniens ?
— Après la Grande Terreur, certains
Hedeeniens ont eu tellement peur qu'ils se sont détournés des dieux
traditionnels. Tu sais que deux religions coexistent en Hedeen.
Celle du dieu Soleil, Hyruun, et la nôtre, l'hosyrhisme, qui n'est
pas une vraie religion, mais plutôt une philosophie, une manière de
voir le monde, l'univers, et d'aborder la vie. Les tenants des deux
formes de pensée, les prêtres et les savants, ont toujours
entretenu d'excellentes relations. Les prêtres d'Hyruun sont
d'ailleurs parfois eux-mêmes hosyrhiens. Quant aux savants, ils ne
retiennent des dieux que leur valeur de symbole, et les belles
légendes que l'on narre sur eux le soir, à la veillée.
« L'une
d'elles raconte que le terrible serpent Aarensuu vivrait sous la
terre, et que l'entrée de sa demeure ne serait autre que le volcan
triple de l'île du Feu. Aarensuu, comme tu le sais, est celui que
l'on surnomme le Dévoreur de Lumière, celui qui emporte les âmes
des morts qui se sont mal conduits pendant leur vie. Il est
l'ennemi du soleil, Hyruun, et de son épouse, la lune Hyl-Arga, la
reine du royaume des morts, tout au moins ceux qui ont vécu
honnêtement. La légende prétend qu'à la fin des temps Aarensuu
avalera le soleil et la lune, et l'univers sombrera dans le
néant.
— Ce sont des superstitions, grand-père,
objecta Tanithkara.
— C'est ce que pensent les Hosyrhiens, mon
enfant. Mais le peuple, lui, y croit. Et il redoute Aarensuu à un
point tel que l'on n'ose pas prononcer son nom à haute voix, de
peur d'attirer son attention. Cette peur s'est accentuée après
Hyzur-Haandy. Et certains ont profité de la crédulité des
gens.
« Un homme est apparu chez les Herepes. Il
s'appelait Kholovaar. On sait assez peu de choses sur lui. Il
semble qu'il n'appartenait pas au peuple de l'île du Feu. Mais il a
su se faire adopter. Il est vraisemblable qu'il avait suivi
l'enseignement d'une université, car il était particulièrement
instruit. C'était aussi un être exalté qui bénéficiait d'une
autorité naturelle extraordinaire. Il a subjugué une bonne partie
des guerriers. Il se disait investi d'une mission divine par un
dieu qui lui était apparu sur les pentes du plus grand des trois
volcans, l'Herepe, qui a donné son nom à ce peuple. Cette divinité
s'appelait Haan. Selon Kholovaar, il était le dieu unique, celui
qui avait créé le monde, l'univers, les animaux et les plantes, le
soleil, la lune et les étoiles. C'était lui également qui avait
créé l'homme et la femme. Tous les autres dieux n'étaient que des
imposteurs. Toujours selon Kholovaar, Haan s'était irrité de
demeurer ignoré par les Hedeeniens. Alors, il avait envoyé
Hyzur-Haandy, la Grande Terreur, pour leur adresser un
avertissement. On avait vu de quoi il était capable. Et si les
hommes ne se pliaient pas à sa volonté, ils seraient
anéantis.
« On estime qu'il a dû convertir plus de la
moitié des Herepes. Il a ensuite quitté l'île du Feu en compagnie
de ses disciples. Ceux-ci constituaient une petite armée prête à
défendre son point de vue, par la violence s'il le fallait. Car
Haan était un dieu de colère,
auquel il fallait se soumettre. Un dieu à l'image de celui qui
l'avait imaginé. Avec le temps, on en a appris plus sur les rituels
auxquels il fallait satisfaire pour être admis dans cette religion.
On devait accepter d'être marqué au fer rouge par un signe
particulier, qui représentait le dieu Haan. Ce signe indiquait que
l'on se soumettait à sa volonté toute-puissante. Ce rituel barbare
ne gênait guère les Herepes, habitués à subir toutes sortes de
tortures lors de leur passage à l'âge adulte.
« En revanche, lorsque Kholovaar entreprit de
convertir les Hedeeniens, il se heurta à des difficultés. Les
Hedeeniens sont attachés à leurs dieux. Les émissaires envoyés par
Kholovaar furent accueillis avec des moqueries. Les Hosyrhiens leur
expliquèrent qu'il s'agissait d'une comète et non de la colère d'un
dieu. La vie avait repris normalement. Au début, Kholovaar ne
parvint à convaincre que quelques illuminés marqués par la peur.
Mais, plus tard, il fut écouté avec attention par les habitants de
plusieurs royaumes.
« Il y avait une raison à cela. La comète
avait provoqué des bouleversements. Le climat avait commencé à se
refroidir. Le temps était détraqué. Des pluies diluviennes
s'abattaient sur le continent. Les récoltes n'étaient plus aussi
abondantes, les troupeaux diminuaient. En certains endroits, les
plaines fertiles se transformaient en marécages. Il y avait des
inondations, des incendies, des invasions d'insectes venus de nulle
part. Pendant les premières années, on expliqua ce phénomène par la
Grande Terreur. Mais celle-ci était passée et on pensait que tout
allait rentrer dans l'ordre. Malheureusement, la situation, loin de
s'améliorer, continuait de se détériorer. Les hivers se firent de
plus en plus froids, les étés restèrent frais, de terribles
tempêtes continuaient de frapper l'empire et il y eut de nouveaux
tremblements de terre. Plus grave encore : la banquise gagnait
du terrain chaque année.
« Alors, les gens commencèrent à se poser des
questions, et beaucoup, parmi les plus pauvres, se dirent que
Kholovaar n'avait peut-être pas tout à fait tort. Ils écoutèrent
ses paroles. Peu à peu, nombre d'entre eux se convertirent à la
religion du dieu Haan. D'après Kholovaar, les fléaux
disparaîtraient d'eux-mêmes lorsque les Hedeeniens se seraient
tournés vers lui. Les prêtres
du Soleil ne virent pas cela d'un bon œil, évidemment, mais il est
dans la tradition hedeenienne de laisser les gens libres de penser
comme ils le souhaitent. Et puis, beaucoup d'entre eux estimaient
qu'il s'agissait d'un phénomène passager. Ce Kholovaar était un
hurluberlu dont le mouvement finirait par s'essouffler et
disparaître.
« Et puis, il s'est passé une chose à
laquelle les prêtres du Soleil ne s'attendaient pas. Au bout d'une
trentaine d'années, épuisé par ses marches incessantes à travers
l'empire, Kholovaar mourut. Ils ont cru que sa religion allait
s'éteindre avec lui. Mais son influence était telle qu'il avait
suscité de sérieuses vocations parmi ses disciples, dont certains
se montrèrent encore plus enflammés que le maître. Kholovaar devint
une sorte de légende. Pour ses adeptes, il avait été rappelé par
son dieu, Haan, et siégeait désormais à ses côtés. Il avait l'œil
sur ses adeptes. Ceux-ci redoublèrent de zèle. Et cette religion
continua de se répandre parmi ceux qui souffraient. Le terrain
était d'autant plus favorable que la famine sévissait. Les
prosélytes de Haan annonçaient la fin des temps, provoquée par la
colère de leur dieu. La seule manière d'y échapper était de se
soumettre.
« C'est ainsi que la religion du dieu Haan
devint la troisième forme de croyance de l'Hedeen. Il y eut
quelques batailles entre ses adeptes et les gardes de certains
royaumes dont les pentarques n'acceptaient pas leur venue. Pendant
de longues années, les Haaniens ne furent pas assez puissants pour
représenter une menace réelle. Malgré la présence des guerriers
herepes, ils ne pouvaient rivaliser avec les gardes royales. Ils
essuyèrent plusieurs revers. Alors, ils se contentèrent de
poursuivre pacifiquement leur prosélytisme, entrant presque dans la
clandestinité.
Le vieil homme marqua un moment de silence.
Puis :
— Ils se sont faits discrets, mais ils sont
toujours là et ils sont de plus en plus nombreux. J'ai averti ton
père du danger qu'ils représentent. Car même si les récoltes ne
sont plus aussi mauvaises que pendant les années qui ont suivi la
Grande Terreur, elles restent bien inférieures à ce qu'elles
étaient avant. Dans certains royaumes, la disette sévit à l'état
endémique. Les épidémies font rage. Il y a toujours des
tremblements de terre et des tempêtes. Aujourd'hui, les Haaniens ne
se contentent plus de répandre leur religion. Je suis persuadé
qu'ils ont décidé de s'emparer du pouvoir dans chacun des dix
royaumes. Il s'est passé quelque chose au cours de ces dernières
années. Ils se sont structurés et ils ont un plan. Ton père partage
mon point de vue. Mais il n'a pas réussi à se faire entendre des
autres pentarques. Ceux-ci refusent de voir la vérité en face. Ils
pensent que les Haaniens ne sont pas dangereux.
— D'après toi, ce sont eux qui commettent ces
crimes ?
— Cela ne fait aucun doute. On a retrouvé la
marque du dieu Haan sur les lieux des sacrifices. On a interrogé
les prêtres haaniens. Ils nient tout et condamnent même ces
meurtres. Officiellement tout au moins. Mais ils mentent. Car seuls
les Hosyrhiens sont la cible de leurs crimes.
— Pourquoi s'en prennent-ils à
nous ?
— J'y ai longuement réfléchi, et ce que j'ai
découvert fait froid dans le dos. Cela expliquerait aussi pourquoi
les autorités de chaque royaume ne font pas grand-chose pour
arrêter les criminels.
— De quoi s'agit-il, grand-père ?
— Dans la majorité des royaumes, les
richesses sont aux mains de quelques grandes familles. Les paysans
sont rarement propriétaires de leurs terres. Quant aux ouvriers des
manufactures, ils ne possèdent rien et leurs salaires dépendent de
la bonne volonté de leurs employeurs.
— C'est aussi le cas à Marakha ?
— Pas exactement. La Nauryah est le royaume
où l'on compte le plus d'Hosyrhiens. Notre philosophie nous invite
à répartir équitablement les richesses. Il n'y a guère de pauvres
ici, car nous avons instauré un système basé sur la solidarité. Les
ouvriers et les paysans sont représentés dans les instances
gouvernementales. Ils sont propriétaires de leur demeure. C'est
aussi le cas à Deïphrenos, le royaume situé à l'est de Marakha, ou
encore à Valherme et Malhanga. Ailleurs, les pauvres sont exploités
par les riches. Les Hosyrhiens sont moins présents. Mais ils
s'insurgent contre les injustices dont souffrent les peuples. C'est
pourquoi leur disparition arrangerait les grands propriétaires.
J'ai constaté que les sacrifices ont systématiquement eu lieu dans
les royaumes tenus par ces grandes familles. Les victimes
sont toujours des Hosyrhiens.
Jamais un membre d'une grande famille n'a été tué. Dans chaque cas,
les enquêtes ont été bâclées. Il n'y a pas vraiment eu d'efforts
pour retrouver les assassins. C'est pourquoi je pense qu'ils sont
protégés par le pouvoir.
— Mais pourquoi les riches voudraient-ils
supprimer les Hosyrhiens dans ces royaumes ?
— Un peuple soumis est plus facile à diriger
qu'un peuple libre et instruit, qui réfléchit, et à qui on donne
les moyens de s'élever dans la hiérarchie sociale. Ici, à Marakha,
il est possible à un fils de paysan ou d'ouvrier de s'enrichir. Il
a le droit de suivre des études, il peut fonder sa propre
entreprise. Des aides sont prévues pour ça, parce que nous estimons
qu'un homme qui donne le meilleur de lui-même en fait profiter le
royaume tout entier. Cela fait partie de la philosophie
hosyrhienne. Notre système est fondé sur le mérite et la
solidarité. La fortune ne nous place pas au-dessus des autres, mais
nous offre seulement plus de moyens. Tu as des camarades
d'université issus de familles très modestes. Tu les traites en
égaux.
— Bien sûr.
— Ce n'est pas le cas partout. Et je crains
que notre politique ne convienne pas aux familles puissantes des
autres royaumes.
— Que va-t-il se passer ? Ils ne peuvent
tout de même pas tuer tous les Hosyrhiens !
— Nous n'en sommes qu'au début. Les royaumes
dirigés par les Hosyrhiens sont les plus riches et les plus
prospères. Bien que nos récoltes aient diminué, nos peuples ne
connaissent pas la famine, parce que nous savons gérer les récoltes
d'une année sur l'autre. Je redoute que cela n'attire la
convoitise. Je soupçonne les dirigeants de certains royaumes
d'avoir conclu une alliance secrète. Les Haaniens sont en train de
constituer leur armée. Une armée recrutée parmi les gens affamés, à
qui l'on confiera des armes et à qui on désignera un ennemi à
abattre. Nous, en l'occurrence.
« Des rumeurs commencent à circuler, qui
confirment mon raisonnement. Nos marchands qui commercent avec ces
pays ont surpris des conversations, des accusations qui rendent les
Hosyrhiens responsables de tous les maux. Parce qu'ils tentent de
percer les secrets du monde, ils mécontentent les dieux, et surtout le dieu Haan. Ces calomnies
trouvent un écho dans la population. Les sacrifices dont nos
compagnons sont victimes n'émeuvent pas grand monde à Somarkhane ou
à Palyghar. Si ces rumeurs s'amplifient, les Hosyrhiens ne seront
plus en sécurité dans ces royaumes. Ils seront pourchassés et
massacrés par le peuple lui-même. Alors, lorsque leurs populations
seront bien conditionnées, les dirigeants pourront provoquer un
conflit. Ils s'y préparent.
— Comment le sais-tu ?
— Les échanges commerciaux sont de plus en
plus mauvais avec ces royaumes. Nos marchands ne sont plus les
bienvenus. Ils sont insultés sans raison, parfois agressés. Cela ne
va jamais très loin, mais le climat se détériore. Tout cela fait
partie d'un plan destiné à rompre petit à petit les bonnes
relations qui existaient autrefois.
Tanithkara sentit son estomac se nouer. Les
craintes de son grand-père expliquaient l'angoisse irrationnelle
qui la hantait depuis quelque temps.
— Donc, nous devons nous préparer à la
guerre, conclut-elle.
— Je le crains. C'est pourquoi nous devons
renforcer nos alliances.
— Père dit que je dois épouser Sherrès hoss
Mahdor, le fils du roi de Deïphrenos.
— C'est un mariage diplomatique. Notre
famille est la plus riche et la plus puissante de Marakha. Nous
devons consolider les liens qui nous unissent à ce pays. Et puis,
Sherrès est un bel homme.
— Je le connais. Je l'ai rencontré lors de
mon dernier voyage là-bas.
— Il doit bientôt venir en visite officielle.
Nous célébrerons vos fiançailles à ce moment-là.
Tanithkara poussa un soupir de résignation et
reporta son regard sur la montagne de l'Homme Sage.
— Souhaitons qu'il fasse un bon époux.
— Son père est un homme remarquable, et un
grand ami. Tu devrais t'entendre avec le fils.
Lorsqu'elle
quitta son grand-père, Tanithkara médita longuement sur ce qu'elle
venait d'apprendre. Son père, Tharkaas, ne lui avait jamais parlé
de tout cela. Elle le connaissait assez pour savoir qu'il cherchait
avant tout à la préserver. Il la voyait toujours comme une enfant.
Mais elle avait vingt-deux ans et elle était capable d'affronter la
vie. Et surtout, si un conflit se déclenchait, elle ne comptait pas
rester à l'arrière pendant que d'autres iraient combattre pour la
défendre. Elle agirait. Elle savait manier les armes, elle aussi.
Et puis, il existait certainement un moyen de prévenir cette
guerre. Constituer une armée puissante devrait suffire à effrayer
l'ennemi. Enfin, il fallait l'espérer.
La perspective d'épouser le prince Sherrès ne
l'inquiétait pas outre mesure. Il arrivait souvent que les filles
des riches familles fassent l'objet d'arrangements diplomatiques.
Elle y avait été préparée depuis l'enfance. Ce qui ne l'avait pas
empêchée de mener une vie personnelle très indépendante. Les mœurs
de Marakha laissaient une grande liberté aux filles comme aux
garçons. Les Hosyrhiens tenaient l'amour en haute estime et le
pratiquaient sans contrainte.
Songeuse, Tanithkara s'apprêtait à gagner ses
appartements lorsqu'un domestique vint à elle.
— Dame Tanithkara, quelqu'un est là, qui
désire vous parler. C'est votre amie, dame Leïlya.
Tanithkara sourit. Leïlya était sa meilleure amie.
Elles avaient suivi les mêmes cours à l'université, et elles
éprouvaient une passion commune pour l'astronomie. Leïlya
travaillait chaque jour à l'observatoire installé sur un mont
proche de la ville.
— Fais-la entrer.
Quelques instants plus tard, le domestique
introduisit une jeune fille à la silhouette élancée et au regard
intelligent. Pourtant, Tanithkara comprit tout de suite que quelque
chose n'allait pas. Le visage de son amie, d'habitude rayonnant,
reflétait une certaine anxiété.
— Que se passe-t-il ?
demanda-t-elle.
— Je reviens de l'observatoire,
souffla-t-elle. Il faudrait que tu viennes avec moi.
— Maintenant ?
— C'est très grave, Tanith. Il se passe
quelque chose d'incompréhensible. Nous avons effectué de multiples
mesures, vérifié nos calculs. Cette fois, il n'y a aucun doute
possible.
Elle regarda Tanithkara, secoua la tête d'un air
angoissé, puis précisa :
— Voilà. Il semblerait que les étoiles
changent de place.
5. Assassins, bandits de grand chemin qui hantaient l'empire hedeenien. Comme la plupart de ceux inventés pour ce roman, ce nom est inspiré par la langue basque.
6. Pour faciliter la compréhension, j'ai utilisé ici le système métrique. Mais il est bien évident que les Hedeeniens, s'ils ont existé, possédaient leur propre système de mesure.