— Tes observations confirment mes craintes,
ma fille. L'abondance des geysers et le sol couvert de soufre
démontrent qu'il règne sur l'ensemble de la vallée des Roches
Jaunes une activité volcanique intense. Mais il n'y avait pas
jusqu'à présent d'affleurements de lave. Ce n'est pas un incendie
exceptionnel qui a détruit toute vie. Il a dû se produire une nuée
ardente qui a envahi la vallée en quelques instants. C'est à cela
que le capitaine Pheraad a assisté. Quelle est ton
opinion ?
— Nous n'avons pas affaire à un volcan
habituel. Il doit exister là-dessous une gigantesque chambre
magmatique, aussi vaste que la vallée elle-même. Elle a été
malmenée par le passage de la comète et par les mouvements des
plaques continentales. La nuée ardente n'est qu'un avant-goût de ce
qui risque de se produire. Les bouleversements que connaît cette
région actuellement peuvent provoquer la formation de cheminées
volcaniques qui mettront cette gigantesque chambre de lave en
communication avec la surface, et cela sur la totalité de la
vallée. Ce qui veut dire qu'un jour ou l'autre, la chambre va
exploser et provoquer un cataclysme d'une ampleur
inimaginable.
Tharkaas blêmit.
— C'est bien ce que je redoutais. Ton analyse
rejoint la mienne. Que va-t-il se passer, d'après toi ?
— L'éruption va projeter dans l'atmosphère
une quantité phénoménale de cendre qui va se répandre sur toute la
surface de l'hémisphère sud en quelques mois. Elle sera tellement
épaisse qu'elle va masquer le soleil pendant plusieurs années. La
température moyenne va
baisser dans des proportions impossibles à prévoir. Le climat va
changer.
— Et ce phénomène va s'ajouter au glissement
de l'Hedeen en direction du pôle Sud.
— Exactement.
— La vie risque de disparaître…
— Je ne sais pas, père, je ne sais pas.
Elle se découvrit l'envie de pleurer. Elle voulait
bien se battre, mais comment lutter contre des éléments de cette
ampleur ? Elle respira profondément, puis se ressaisit. Il
était hors de question de baisser les bras. Même s'ils devaient
périr, ils lutteraient jusqu'au bout.
— Il ne faut pas nous décourager, père. Rien
ne prouve que ce supervolcan va obligatoirement entrer en éruption.
Ce n'est qu'une hypothèse. Mais une chose est certaine : plus
que jamais nous devons quitter l'Hedeen. Dans tous les cas, ce
continent est condamné. Il nous faut trouver refuge dans
l'hémisphère nord. Si Tearoha explose, les effets de cette
explosion seront moins rigoureux de l'autre côté de la Terre.
— Il faut garder secrète cette nouvelle
information, déclara Tharkaas.
Devant son air sombre, elle devina que le
supervolcan n'était pas la seule cause de son angoisse.
— Qu'y a-t-il, père ?
demanda-t-elle.
Il hésita, puis répondit :
— Il y a eu de nouveaux massacres
d'Hosyrhiens dans les royaumes de l'Ouest. Mais cette fois-ci, les
victimes se comptent par centaines.
— Par centaines ? C'est
abominable ! Cela veut dire que…
— C'est la guerre, oui. Les Haaniens ont
lancé une offensive contre les Hosyrhiens. Les nôtres sont
systématiquement pourchassés et tués. Pour l'instant, cela ne
touche que les royaumes lointains, où les Hosyrhiens ne forment
qu'une petite minorité. Mais cela va s'étendre. Deux universités et
plusieurs bibliothèques ont été saccagées et incendiées. Les
étudiants qui s'y trouvaient ont été capturés et exterminés par des
hordes de fous furieux qui les accusaient d'être la cause des
fléaux qui touchent l'Hedeen.
— Comment est-ce possible ? Quelle folie
a frappé ces gens ?
— La famine et la peur incitent les faibles à
croire ce que leur racontent les prêtres zélés de la religion
haanienne. Bien souvent, les Hosyrhiens vivent dans l'aisance. On
les accuse de s'être enrichis au détriment de ceux qui meurent de
faim. Leurs maisons sont pillées, vidées de leur contenu, les
habitants massacrés dans des conditions horribles. Certains ont été
jetés dans les flammes de leur demeure, d'autres ont été liés à des
poteaux et tués à coups de pierres. Heureusement, les Hosyrhiens
ont compris le danger et beaucoup parviennent à s'échapper. Ces
derniers jours, nous avons accueilli plusieurs centaines de
réfugiés en provenance de ces pays. Ils ont volé des bateaux ou des
dirigeables pour s'enfuir.
Il poussa un soupir de découragement.
— Nous avons sous-estimé l'ampleur de ce
conflit, Tanith. Tout cela va très vite, et cela fait partie d'un
plan mûrement réfléchi. Les Haaniens ont décidé d'anéantir tous les
Hosyrhiens, jusqu'au dernier. Dans les royaumes occidentaux, leurs
prêtres se sont multipliés. Ils investissent les villes et les
villages, s'emparent du pouvoir un peu partout. On commence à en
voir ici même, à Marakha, ainsi qu'à Deïphrenos et Malhanga.
— Mais que font les pentarques ?
s'étonna la jeune femme.
— Pas grand-chose. Ils protestent mollement.
Ils prétendent que les gardes ne sont pas assez nombreux, qu'ils
n'ont pas assez d'armes. En vérité, les pentarques ne sont pas
disposés à combattre. Ils disent qu'ils préfèrent composer avec les
Haaniens afin d'éviter des effusions de sang.
— Des lâches, oui ! gronda Tanithkara.
Cela confirme qu'ils sont de mèche avec leurs chefs…
Tharkaas acquiesça.
— Mon père a raison, hélas. Non seulement les
grands propriétaires ne font rien pour s'opposer à ces assassins,
mais ils les encouragent. Beaucoup approuvent leur religion et
trouvent des terrains d'entente avec les chefs de guerre. C'est ce
qui ressort des récits des réfugiés. Les Hosyrhiens sont l'ennemi
commun. Jusqu'à certains prêtres de la religion du Soleil qui
renient leur croyance et se
rangent au côté des Haaniens. Ils disent que ceux-ci ne sont pas
des envahisseurs, mais des sauveurs.
— Comment peuvent-ils laisser massacrer les
nôtres ? s'insurgea la jeune femme.
— Ils crèvent de trouille et préfèrent hurler
avec les loups. Malheureusement, le dérèglement climatique de plus
en plus flagrant s'accorde trop bien avec les prédictions de
Kholovaar. Les gens ont peur ; ils deviennent plus faciles à
manipuler. On leur a mis dans la tête que tout est de la faute des
Hosyrhiens, qui ont irrité le dieu Haan. Ils voient la
manifestation de sa colère dans la moindre tempête, le moindre
tremblement de terre. Notre situation devient de plus en plus
difficile à tenir, car nous n'avons rien à leur opposer. Rien que
la vérité. Et ce que tu viens de m'apprendre ne va certainement pas
arranger les choses. Ils y verront une confirmation de la fureur de
leur dieu.
— Voilà pourquoi nous devons organiser notre
départ au plus vite, père.
— Malheureusement, nous ne devrons compter
que sur nous-mêmes. J'ai parlé aux pentarques. Comme je le
craignais, seul Farahdan s'est rangé à mon avis. Les trois autres
refusent purement et simplement de me croire. Ils affirment que le
phénomène n'est que temporaire et qu'il va s'arrêter de lui-même.
Lhofir le met même en doute.
Tanithkara explosa :
— Ils sont totalement stupides ! Ce
continent va devenir de plus en plus froid et ils refusent de
l'admettre !
— Ils refusent surtout d'abandonner leurs
privilèges.
— La belle affaire, lorsque les Haaniens
auront envahi la Nauryah !
— Oh, ne te fais pas de souci pour eux. Ils
trouveront un compromis. Au détriment des Hosyrhiens.
— Alors, ce sont les Hosyrhiens que nous
devons sauver en priorité. Les étudiants de l'université, les
maîtres artisans, tous ceux qui nous resteront fidèles. Je vais
repartir dès que possible afin d'explorer cette île dont m'a parlé
Mehranka. Je devrais être de retour dans deux mois au
maximum.
— C'est
bien. Pendant ce temps, je vais tenter de convaincre le Conseil des
Cinq de préparer la guerre en formant une armée. Mais je doute d'y
parvenir.
Le surlendemain, le Baïkhor quittait de nouveau Marakha, en direction
de la partie nord de l'Atl'Han.