Tanithkara avait retrouvé son calme. Tout au moins
en surface. Elle avait appris avec son père et son grand-père à
maîtriser ses émotions, afin de ne pas montrer ses faiblesses à ses
adversaires. La partie qui allait se jouer serait rude. Les trois
pentarques avaient tous presque le triple de son âge et ils
jouissaient de l'autorité suprême. Mais ce qu'elle avait vu de
l'armée de Tharkaas lui redonnait confiance.
Introduits par Lazro, trois hommes firent leur
entrée dans la salle. A l'air suffisant et dominateur qu'ils
affichaient, il était visible qu'ils n'entendaient pas être
contredits. Tanithkara les connaissait bien. Ses parents donnaient
régulièrement des réceptions où les pentarques étaient
inévitablement invités. Ils l'avaient connue enfant et pensaient de
ce fait bénéficier d'un ascendant sur elle.
Le seigneur Lhofir, le plus âgé et le plus ventru,
se comportait déjà comme en terrain conquis. Il avait toujours
exercé un ascendant sur les deux autres, mais pliait devant
Tharkaas, dont la personnalité lui en imposait. Tanithkara
n'ignorait rien de la jalousie qu'il nourrissait envers son père.
A présent qu'il avait disparu, il avait beau jeu de manipuler
les seigneurs Khopolep et Beltraan, dont le rang social et la
fortune étaient inférieurs aux siens. Lhofir possédait la deuxième
fortune de la Nauryah, assise sur sa fabrique de pâte à papier,
mais elle ne pouvait rivaliser avec celle de la famille Nephen,
beaucoup plus ancienne et plus diversifiée.
Lhofir et ses compagnons s'avancèrent vers la
jeune femme et inclinèrent la tête suivant l'usage. Tanithkara leur
répondit de même et les
invita à prendre place autour de la table basse où Lazro avait
apporté des boissons. Lhofir prit la parole d'une voix qui se
voulait amicale :
— Ma petite Tanith, l'appelant familièrement
par son diminutif afin d'asseoir d'emblée son ascendant, crois bien
que je compatis à ton immense douleur. Tharkaas et ta mère,
poursuivit-il en omettant délibérément de leur donner leur titre,
étaient pour moi des amis très chers. C'est avec consternation et
tristesse que nous avons appris qu'ils avaient été assassinés il y
a quinze jours.
La mine sucrée du poussah donna à Tanithkara
l'envie de le gifler. Elle le remercia néanmoins de sa compassion
d'un bref signe de tête. Lhofir était stupide. Il n'ignorait
pourtant pas qu'elle était médium et aurait dû se douter qu'elle
percevait les sentiments de ses interlocuteurs au-delà de ce qu'ils
voulaient exprimer. L'hypocrisie du pentarque suintait par tous les
pores de sa peau. Avec la même fourberie, les deux autres
confirmèrent ses propos. Si le sujet n'avait été aussi pénible pour
elle, la jeune femme aurait éclaté de rire. Ils étaient tellement
prévisibles. Elle répondit d'un ton neutre :
— C'est très aimable à vous de venir dès mon
retour me témoigner votre compassion et votre amitié. Mais cela
pouvait attendre demain, ajouta-t-elle.
A l'écart, Pahyren observait la scène avec
attention. Il éprouvait une grande fierté envers sa petite-fille.
Nul n'aurait pu déceler ses sentiments réels. Il attendit la suite
avec impatience.
Lhofir fut un instant désarçonné par le calme et
l'assurance de la jeune femme. Il espérait la trouver dans un état
de profond abattement après la mort de ses parents. Visiblement, il
n'en était rien. Tout au plus devinait-il, à son masque rigide,
qu'elle souffrait intérieurement. Mais elle faisait preuve d'une
maîtrise remarquable, ce qui le contraria. Sa dernière phrase ne
facilitait pas la suite de l'entretien. Rejetant une brusque
bouffée de colère parce qu'il venait de se rendre compte que cette
gamine lui en imposait, tout comme son père, il prit un ton
important :
— Je suppose que l'on t'a déjà mise au
courant des derniers événements…
Tanithkara acquiesça d'un signe de tête.
— Tu
sais donc que la religion haanienne progresse tous les jours
davantage. Dans tous les royaumes, les conversions sont de plus en
plus nombreuses.
Tanithkara eut envie d'ajouter que les gens
agissaient ainsi pour éviter d'être massacrés par les fanatiques,
mais elle s'abstint. Laisser parler l'adversaire, l'amener à
dévoiler ses plans et ses atouts.
— Ton fiancé lui-même, le prince Sherrès,
s'est converti, après le décès de son père.
Tanithkara frémit. Elle fit un violent effort sur
elle-même pour demander calmement :
— A-t-on démasqué l'assassin du roi
Hassyr ?
Lhofir eut un geste évasif.
— Pas encore. L'enquête suit son cours, mais
il est certain qu'il s'agit d'un crime de rôdeurs, comme dans le
cas de tes parents.
— Et du seigneur Farahdan, compléta
Tanithkara. Je trouve tout de même étrange que des voleurs aient
précisément assassiné des personnes puissantes qui affichaient
clairement leur opposition aux Haaniens et leur volonté de les
combattre…
— C'est une coïncidence. Les crimes de
pillards n'ont rien d'extraordinaire. Avec le chaos qui règne
actuellement dans l'empire, beaucoup d'individus échappent à tout
contrôle. La famine les pousse à commettre des actes irréparables.
Dans leur esprit, ce sont les Hosyrhiens qui sont responsables des
catastrophes qui frappent l'Hedeen. Les chefs haaniens n'ont
d'autre objectif que de maintenir l'unité et la cohésion de
l'empire. Ils sont prêts à composer avec les pentarques et les
notables de tous les royaumes…
Tanithkara le coupa sèchement :
— Mais certains notables ne sont pas prêts à
composer avec eux. De là à envisager de se débarrasser d'eux…
— Je t'assure que tu te trompes !
riposta Lhofir sur le même ton, furieux d'avoir été
interrompu.
Tanithkara ne répondit pas. Lhofir, pensant
qu'elle capitulait, la toisa d'un regard hautain et poursuivit
d'une voix ferme :
— Depuis, nous avons pris des mesures de
sécurité. La garde a été renforcée autour des personnes les plus
importantes du pays. Des milices patrouillent non loin de ton
palais.
— J'ai vu.
— Depuis que le prince Sherrès s'est
converti, la paix est revenue à Deïphrenos. Ce qui prouve qu'il a
agi avec sagesse. Car ici, à Marakha, nous ne pouvons en dire
autant. Les habitants sont très attachés à la pensée hosyrhienne.
C'est dans notre ville que viennent se réfugier tous les fuyards
qui tentent d'échapper aux Haaniens…
Le ton méprisant avec lequel il avait désigné ceux
qu'il appelait « fuyards » écœura Tanithkara. Se
pouvait-il que les Haaniens lui fissent peur au point qu'il en vînt
à renier la pensée officielle de la Nauryah ? Elle
riposta :
— J'espère que nous leur accordons le
meilleur accueil.
Embarrassé, Lhofir secoua lentement la tête de
droite à gauche, de cet air de doux reproche que l'on emploie avec
un enfant qui refuse de comprendre.
— Bien sûr, bien sûr ! Nous ne les avons
pas chassés. La Nauryah a une grande tradition d'hospitalité.
Cependant…
— Cependant ?
— Il faut que tu comprennes, Tanith. Nous ne
pouvons aller contre l'inéluctable. Tôt ou tard, les Haaniens
parviendront à imposer leur nouvelle religion partout.
— Y compris à Marakha, c'est bien ce que vous
voulez dire ?
— Ainsi va le monde, Tanith. Il faut
l'accepter. De nouvelles formes de pensées apparaissent, d'autres
disparaissent. Et les Haaniens connaissent un succès grandissant
car ils représentent un grand espoir pour l'Hedeen. L'idée d'un
dieu unique est originale et rencontre un excellent accueil auprès
des peuples. Le culte des anciens dieux est incapable d'expliquer
les malheurs qui frappent actuellement l'empire.
— Mais l'Hosyrhisme le peut, lui, riposta
Tanithkara. Tous ces dérèglements ne sont que les conséquences du
passage de la comète, il y a soixante-dix ans. Cela n'a rien à voir
avec la colère d'un dieu issu d'une petite tribu de guerriers
fanatiques au cerveau engourdi par le froid de la
banquise !
Lhofir fit entendre un claquement de langue
réprobateur.
— Rien
ne le prouve, Tanith ! Et puis, cette explication ne peut
satisfaire que les gens cultivés, pas le peuple. Le peuple a besoin
d'images fortes et d'espoir. L'Hosyrhisme ne lui en apporte
pas.
— Mais il lui apporte la vérité !
Une nouvelle fois, Lhofir secoua la tête avec
condescendance.
— Tu n'es qu'une enfant, Tanith. Tu n'entends
rien à la gouvernance d'un royaume.
La jeune femme se retint d'exploser. Elle avait
envie de le frapper, en raison de son attitude supérieure, et
surtout du mépris qu'il affichait envers les gens modestes. Elle
n'en fit rien. Les propos du pentarque confirmaient l'analyse de
Pahyren. Les puissants de l'Hedeen étaient prêts à composer avec
les Haaniens parce qu'ils y trouvaient leur compte. L'autre
poursuivit :
— Il est impératif, primordial même, de nous
concilier les Haaniens, sous peine de déclencher un conflit dont
nous n'aurions aucune chance de sortir vainqueurs. Ce fut la folie
de ton père de croire qu'une résistance était possible. Il faut se
rendre à l'évidence : nous n'avons pas les moyens de lutter
contre ce raz-de-marée.
Lhofir hésita, puis ajouta :
— Il existe un moyen simple d'offrir un gage
de paix aux Haaniens.
— Lequel ? demanda doucement
Tanithkara.
— Avant sa mort, ton père avait conclu ton
mariage avec le prince Sherrès. Nous savons de source sûre qu'il
est très amoureux de toi. Et toi-même, de ton côté, tu lui as donné
des preuves irréfutables de ton amour.
Encore une fois, Tanithkara dut faire un violent
effort pour se contenir. Ces scélérats savaient déjà qu'elle avait
couché avec Sherrès. Elle ravala sa fureur et répondit d'un ton de
défi :
— Je vois que vous me faites espionner. Mais
c'est exact : je voulais vérifier s'il pouvait faire un amant
acceptable.
La réponse provocatrice perturba les pentarques.
Lhofir se reprit le premier :
— Eh bien, voilà… voilà qui est une bonne
nouvelle.
Tanithkara fit une moue de contrariété.
— Une
bonne nouvelle… je n'en suis pas si sûre. Malgré la très haute
opinion qu'il a de lui-même, Sherrès n'est pas un très bon
amant.
— Ah ? s'inquiéta Lhofir.
Il toussa pour masquer son embarras, puis reprit,
d'un ton péremptoire :
— Tout cela n'a aucune importance. Ton père
avait pris un engagement vis-à-vis du prince Sherrès, il convient
de le respecter. Cette disposition permettra à la Nauryah d'éviter
un affrontement avec les Haaniens.
— Ce qui ne les empêchera pas de pénétrer en
nombre à Marakha.
— Il n'y aura pas de conflit, puisqu'ils
seront nos alliés.
— Mais il leur sera plus facile de massacrer
les Hosyrhiens qui se sont réfugiés ici. Et aussi d'éliminer tous
les Nauryens qui auraient la mauvaise idée de vouloir rester
fidèles à la pensée hosyrhienne.
— Rien ne les empêche de se
convertir !
— Comme vous l'avez fait vous-mêmes, sans
doute.
— Notre choix n'est dicté que par l'intérêt
de ce royaume ! cingla Lhofir. Et puis, la pensée haanienne
est tout à fait digne d'intérêt. Elle garantit l'ordre.
— Et si les Nauryens n'ont aucune envie d'y
adhérer ? riposta Tanithkara sur le même ton.
— On ne leur demandera pas leur avis !
Ou bien il faudra qu'ils tirent les conséquences de leur
décision !
Cette fois, la coupe était pleine. Ce scélérat
était en train de lui dire qu'il était sur le point de livrer le
pays aux Haaniens. C'était une trahison pure et simple. Elle se
tourna vers Khopolep et Beltraan.
— Bien entendu, vous partagez l'avis du
seigneur Lhofir ?
Ils acquiescèrent.
— Il ne sert à rien de vouloir à toute force
s'opposer à un ennemi supérieur en nombre, confirma Beltraan. C'est
pourquoi nous souhaitons vivement que tu respectes l'engagement
pris par ton père. C'est sur toi que repose la paix, ma petite
Tanith.
Elle hocha la tête, puis répliqua
sèchement :
— Une
paix pour laquelle vous êtes prêts à sacrifier tous les Hosyrhiens
qui refuseraient de se soumettre à la loi stupide de ce dieu
sanguinaire. Une paix qui vous permettra également de préserver vos
privilèges.
Pris au dépourvu par son attaque soudaine, Lhofir
la toisa d'un regard noir.
— Je ne te permets pas de juger notre
décision. Dois-je te rappeler qui je suis ? Et qui tu
es ?
— Je sais assez qui vous êtes, seigneur
Lhofir. Un lâche qui trahit son royaume et ses habitants dans le
seul but de sauvegarder ses intérêts !
Il rougit sous l'insulte.
— Comment oses-tu…
Elle le coupa :
— Lorsque j'ai donné mon accord à mon père
pour ce mariage, les choses étaient différentes. Sherrès ne s'était
pas encore converti. A présent, tout a changé. Alors,
écoutez-moi bien, tous les trois ! Il est hors de question que
j'épouse un Haanien. Je considère également Sherrès comme un
traître, tout comme ceux qui, par intérêt ou par lâcheté, refusent
de regarder la vérité en face. Les Haaniens sont nos ennemis, et je
sais que ce sont eux qui ont fait assassiner mes parents, tout
comme le seigneur Farahdan et le roi Hassyr dat Mahdor. Peut-être
même son fils est-il mêlé à ce crime !
— Je ne te permets pas… tenta Lhofir.
— Cela suffit ! hurla-t-elle. Je suis
ici chez moi et vous n'y êtes plus les bienvenus ! Vous allez
donc quitter cette demeure pour ne plus jamais y
revenir !
Lhofir faillit s'étrangler de fureur. Il aurait
voulu répliquer, mais l'autorité de Tanithkara lui rappelait trop
celle de son père.
— Ton insolence…
Il se mit à trembler de fureur et ne put ajouter
une parole. Beltraan vint à son secours :
— Ne te fais aucune illusion, Tanith. Tu n'as
pas le choix. Tu dois obéir aux pentarques. Et ce mariage se fera,
que tu le veuilles ou non. La paix est à ce prix et tu devras te
plier aux ordres du Conseil des Cinq.
— D'une
part, le Conseil des Cinq n'existe plus, répliqua-t-elle. Vous
n'êtes plus que trois, à ce qu'il me semble. D'autre part, je ne
vous autorise plus à m'appeler par mon diminutif. Je suis
Tanithkara Nephen-Thagraan et vous m'appellerez ainsi désormais. De
plus, je crois vous avoir demandé de sortir. Ou bien préférez-vous
que je vous fasse jeter dehors ?
— Jeter dehors ? s'étrangla Lhofir. Tu
oserais…
Pour toute réponse, Tanithkara adressa un signe à
Lazro. Celui-ci fit aussitôt entrer Rod'Han et ses guerriers.
— Capitaine, veuillez raccompagner ces
personnes jusqu'à leur voiture.
— Bien, madame !
— Capitaine, je suis le pentarque Lhofir, et
je vous ordonne d'arrêter cette femme ! Elle vient de se
rendre coupable de rébellion envers le Conseil !
Rod'Han le saisit fermement par le bras et
répliqua :
— Je ne prends mes ordres que de dame
Tanithkara, pentarque Lhofir.
Puis il l'entraîna sans ménagement tandis que ses
hommes faisaient de même avec Beltraan et Khopolep. Avant de
franchir la porte, Lhofir interpella Tanithkara :
— Tu viens de commettre une grave
erreur ! s'égosilla-t-il. Tu nous paieras très cher cet
affront !
Il ne put en dire plus. Rod'Han le poussa
dehors.
Quelques instants plus tard, il revenait,
visiblement ravi de la mission que lui avait confiée la jeune
femme.
— Ils sont partis, madame. Le seigneur Lhofir
n'a cessé de proférer des menaces à votre endroit.
— Je m'en doute.
Elle se tourna vers son grand-père, qui arborait
un large sourire.
— Ah, je peux mourir sans crainte, après
t'avoir vue à l'œuvre, mon enfant. Tu possèdes l'autorité qu'il
faut pour clouer le bec à ces pantins. Cependant, méfie-toi. Ils ne
vont pas en rester là.
— C'est probable.
Elle s'assit près du vieil homme, qui lui prit
affectueusement la main.
— Leur comportement confirme que leur
ralliement au mouvement haanien ne date pas d'hier. La rapidité
avec laquelle le fléau s'est répandu prouve qu'il bénéficiait de
complicités parmi les puissants des différents royaumes, y compris
à Marakha.
— Et cela prouve que ton analyse était juste,
grand-père. Les grands propriétaires voient dans cette religion une
manière de contrôler le peuple. Aujourd'hui, celui-ci ne sait plus
vers quel dieu se tourner. Il est tellement facile aux prêtres
haaniens de promettre que tout s'arrangera sous la protection de
leur divinité monstrueuse !
Elle réfléchit intensément. Pahyren l'observait.
Il devinait les pensées qui s'échafaudaient dans l'esprit survolté
de la jeune femme.
— Que pense le roi Khaldyr ? lui
demanda-t-elle soudain.
— Il n'a plus toute sa tête. Les gens
l'aiment beaucoup. C'est pourquoi les Haaniens le conserveront en
vie. Mais son avis n'a plus aucune valeur.
Tanithkara laissa passer un nouveau silence.
— Les Haaniens ne sont pas encore à Marakha,
déclara-t-elle enfin.
Elle se releva et fit quelques pas tout en
parlant :
— Les pentarques sont des traîtres et des
incapables, prêts à ouvrir les portes de la ville à l'ennemi en
échange de quelques miettes de pouvoir. Le roi n'est plus qu'une
marionnette…
Elle revint vers lui.
— Il n'y a donc plus de gouvernement à
Marakha. Nous devons agir. Et agir rapidement.
Les yeux du vieil homme s'étaient mis à
luire.
— Quelle est ton idée ?
— Nous allons prendre le pouvoir !