Helka
Paakinen
— Helka Paakinen était la fille du forgeron
de Kurikka, un petit hameau rattaché à la ville proche de
Seinäjoki. C'était une jeune fille sans histoire, très jolie mais
plutôt réservée, qui prenait soin de ses quatre frères et sœurs
depuis que sa mère était décédée. Helka venait alors d'avoir
quatorze ans. Les garçons lui tournaient autour, mais elle
n'accordait d'importance à aucun d'eux. Elle avait bien trop à
faire.
« Helka aurait été une fille tout à fait
ordinaire si elle n'avait été hantée par des rêves d'un genre très
particulier. Depuis ses premières règles, elle faisait
régulièrement des cauchemars qui l'emmenaient dans un monde
étrange, totalement différent de celui dans lequel elle vivait. Ces
cauchemars prenaient une réalité étonnante et ils se déroulaient
toujours rigoureusement de la même manière. Helka en a décrit
plusieurs. Parfois, elle survolait un paysage étrange, désolé, sans
la moindre végétation, qui s'étendait à perte de vue, sous un ciel
sombre qui pourtant n'était pas la nuit. Par endroits, le sol
semblait couvert de cendres, du feu coulait à la surface. Dans ces
cauchemars, le ciel n'était jamais bleu et le soleil n'existait
pas. Les nuages étaient bas et noirs, menaçants, comme si Dieu
avait décidé d'étendre la nuit sur le monde. Dans d'autres songes,
le paysage changeait, et elle se retrouvait au-dessus d'un pays
envahi par les glaces, et couvert de ruines. Des gens hurlaient
dans sa direction, levaient les bras vers elle comme si elle avait
pu leur venir en aide. Helka disait qu'elle ressentait aussi une
terrible sensation de froid. Un froid intense qui mordait les membres, et un vent pire
encore que le blizzard qui soufflait sur la plaine finlandaise en
hiver. Helka ne s'étonnait pas vraiment de voler. Cela arrive dans
les rêves. En revanche, elle a affirmé qu'à chaque fois elle avait
l'impression d'être à bord d'une sorte de traîneau volant. Elle
avait aussi la sensation de ne pas être seule. Il y avait des
présences autour d'elle, qu'elle ne pouvait jamais voir.
« Ces visions effrayaient Helka.
A l'église de Kurikka, le prêtre parlait souvent de l'Enfer.
Il le décrivait comme un lieu dévoré par les flammes, dans lequel
brûlaient les âmes des damnés. Alors, était-ce l'Enfer qu'elle
voyait lorsqu'elle survolait les étendues de feu ?
« Au début, elle se demanda si ces rêves
inexplicables n'étaient pas dus à la vue du brasier de la forge, où
son père Joosep martelait les fers des chevaux et les outils,
haches et couteaux des bûcherons, serpes des paysans.
« Ces cauchemars angoissants avaient commencé
peu après la mort de sa mère, Jaana. Elle n'avait osé en parler à
personne. Son père avait d'autres soucis et ses petits frères et
sœurs étaient trop jeunes. D'un naturel solitaire, elle se liait
peu avec les autres habitants du village, et elle n'avait aucune
amie à qui se confier. Elle garda donc ces rêves pour elle. Mais,
avec le temps, ils se firent plus fréquents et plus précis. Un
jour, elle décida d'en parler à son père. Joosep ne croyait ni à
dieu ni à diable, mais il fut pourtant impressionné. Cela
expliquait les gémissements que poussait parfois sa fille au cœur
de la nuit. Il avait cru un moment qu'elle était malade et cela
l'avait inquiété, parce qu'il n'avait aucune envie de la voir
mourir comme sa mère. Non qu'il débordât d'affection pour elle.
D'après ce que l'on sait de lui, c'était un homme renfermé et
bourru, qui ne se sentait pas capable d'élever seul ses enfants les
plus jeunes. Effrayé par ce qu'elle lui avait raconté, il lui
conseilla d'en parler au prêtre, car finalement, c'était peut-être
bien l'Enfer qu'elle voyait.
« Un nouveau prêtre s'était installé à
Kurikka. Helka ne l'aimait pas. L'ancien curé, le père Mokko, était
un brave homme, qui parlait du bon Dieu avec bonne humeur. On
disait qu'il aimait la bière et qu'il ne respectait guère ses vœux
de chasteté. Malheureusement, il était mort la même année que la
mère de Helka. Son remplaçant
était un nommé Rudolf Kaltmann. Il était arrivé de Suède
immédiatement après la mort du père Mokko, envoyé par l'archevêque
de Stockholm, qui s'inquiétait du manque de piété des Finlandais.
A cette époque, les prêtres étaient la plupart du temps des
religieux suédois chargés de combattre les anciennes croyances
attachées aux dieux scandinaves, Odin, Thor ou Frigga, que les
Finlandais affectionnaient encore.
« A la différence du père Mokko, Rudolf
Kaltmann présentait Dieu comme un être perpétuellement en colère,
qui épiait tout un chacun afin de traquer la moindre faute. Il
exigeait que les villageois viennent se confesser au moins une fois
par semaine et imposait des punitions sévères, surtout aux filles,
dont il surveillait la vertu. Il ne buvait pas et n'avait pas de
maîtresse. Depuis son arrivée, les habitants regrettaient amèrement
leur vieux prêtre. Mais il bénéficiait de l'appui des autorités
ecclésiastiques du royaume de Suède, et il était hors de question
de se révolter.
« Au début, Helka renonça à se confier à lui.
Mais, avec le temps, les rêves se firent plus angoissants. L'un
d'eux la menait régulièrement au cœur des ruines d'une cité
inconnue, dans lesquelles elle marchait, toujours suivie de ses
ombres familières. Soudain, surgissant d'un antre ténébreux,
quelque chose d'effrayant se jetait sur elle. Elle n'a jamais
réussi à dire ce que c'était.
« Lorsqu'elle eut dix-sept ans, ce cauchemar
précis revint la hanter de plus en plus souvent. Une nuit, elle eut
tellement peur qu'elle se mit à hurler. Son père la trouva en train
de claquer des dents et il ne parvint pas à la calmer avant le
matin. Ce fut à ce moment-là qu'il décida de la mener au
prêtre.
« Cette décision n'aurait pas prêté à
conséquence avec un prêtre classique. Malheureusement, Joosep
ignorait que Rudolf Kaltmann appartenait à une faction de prêtres
extrémistes qui vénéraient la « Sainte Inquisition » et
luttaient activement pour lui permettre de s'installer dans les
pays scandinaves. Dès qu'il eut entendu les explications de Helka,
il décida de l'emmener à Stockholm afin d'y être présentée à ses
confrères, qui, à l'exemple de l'Inquisition, traquaient l'hérésie
et la sorcellerie sous toutes ses formes. Tous furent immédiatement
convaincus que ses visions
correspondaient aux régions infernales. Cela ne faisait pas d'elle
une sorcière ou une hérétique. Kaltmann ne pouvait nier qu'elle
était bonne chrétienne, puisqu'elle se confessait régulièrement et
n'avait jamais de bien grands péchés à avouer. De plus, elle
élevait ses quatre frères et sœurs avec dévouement et faisait
preuve de charité envers les pauvres. Cependant, ces visions
intriguèrent tellement les prêtres qui avaient interrogé Helka
qu'ils décidèrent de faire venir d'Allemagne des moines dominicains
appartenant à l'Inquisition. Les inquisiteurs arrivèrent quelques
jours plus tard.
Markus marqua un temps d'arrêt, puis
reprit :
— Ce que Rudolf Kaltmann lui-même ignorait,
c'est qu'il y avait parmi eux des représentants de l'Ensis Dei,
l'ordre secret de l'Inquisition.
Il s'arrêta de nouveau, regarda Paul Flamel et
ajouta :
— Il s'agit là d'un funeste concours de
circonstances qui mena irrémédiablement la pauvre Helka au bûcher.
Car si les inquisiteurs eux-mêmes estimèrent que les cauchemars de
la jeune fille ne la désignaient nullement comme hérétique ou
magicienne, les moines de l'Ensis Dei l'assimilèrent à une sorte de
messagère terrifiante, dont les rêves annonçaient la fin du monde.
Ils évoquèrent même l'Antéchrist et exigèrent qu'elle fût soumise à
la terrible question, qu'ils pratiquèrent eux-mêmes, avec un luxe
de cruauté.
« Ils appliquèrent à la malheureuse Helka
toutes les tortures alors en usage contre les sorcières et les
hérétiques afin de leur faire avouer leurs prétendus maléfices.
Elle dut subir ainsi l'épreuve de la nage, qui consistait à lui attacher les mains et
les pieds, puis à la jeter à l'eau. Pour être déclarée innocente,
elle devait couler. Si elle surnageait, on estimait que l'eau,
préalablement bénite, la rejetait et qu'elle était donc une
adoratrice du Diable. Bien entendu, le corps humain étant moins
dense que l'eau, il surnageait systématiquement. Dans
l'estrapade, on nouait les bras
derrière le dos de la victime, puis on lui attachait des pierres
aux pieds. Ensuite, on la soulevait brusquement en arrière par les
bras plusieurs fois de suite, lui décollant ainsi les omoplates. Je
vous laisse imaginer les souffrances endurées. Helka subit
également les brodequins, qui broyaient
les poignets et les
chevilles, ainsi que les poucettes, des
aiguilles chauffées au rouge enfoncées sous les ongles. Enfin,
comme si cela ne suffisait pas, l'un des moines dominicains lui
appliqua le piquage. Cette épreuve
avait pour but de rechercher sur le corps de la sorcière les
endroits marqués par le Malin, et qui devaient être insensibles à
la douleur. Dans le cas de Helka Paakinen, on sait que les
dominicains utilisèrent une pointe rétractable, qui ne provoqua
aucune douleur aux endroits touchés. Cette supercherie confirma aux
yeux des inquisiteurs eux-mêmes que Helka était bien possédée par
le Diable.
« Les membres de l'Ensis Dei exigèrent donc
qu'elle soit mise à mort, son corps étant livré aux flammes et ses
cendres dispersées dans la mer. Devant la réticence de l'Eglise
suédoise, ils arguèrent qu'elle n'était pas une sorcière, mais
plutôt une nécromancienne. Ils s'appuyaient sur un article du
Deutéronome qui condamnait explicitement les devins. Dans le
chapitre 18, versets 10 à 12, il est dit :
Qu'on ne trouve parmi vous personne qui offre
son fils ou sa fille en sacrifice, ni personne qui s'adonne à la
magie ou à la divination, qui observe les présages ou se livre à la
sorcellerie, qui jette des sorts ou qui interroge les esprits des
morts. Le Seigneur votre dieu a en horreur ceux qui agissent ainsi,
et c'est pourquoi il va déposséder les habitants de ce pays lorsque
vous arriverez.
« Il est bien évident que, comme tous ceux
qui furent accusés de sorcellerie, la pauvre Helka finit par avouer
tout ce qu'on lui demandait. Elle était bien une envoyée du Diable
et elle devait annoncer la fin du monde, lequel allait se
transformer en un champ de ruines. Ces visions n'étaient autres que
celles de l'Enfer qui allait bientôt s'abattre sur le monde.
« Elle devait donc être renvoyée d'où elle
était venue, et son corps détruit. Ce qui fut fait en novembre
1520, après la sentence de mort rendue par les inquisiteurs. Elle
n'avait pas dix-huit ans. Le plus étrange dans cette affaire, c'est
que par la suite tous les documents officiels, les comptes rendus
scrupuleusement rédigés par les moines dominicains au cours des
interrogatoires, tout fut emporté et probablement détruit. L'Ensis
Dei ne laissa derrière elle aucune trace de ce crime
monstrueux.
Markus
Aarlahti se tut. Un long silence suivit ses paroles. Rohan
ressentait un malaise dont il n'aurait pu s'expliquer l'origine.
Evidemment, le récit du Finlandais était abominable et
impressionnant, mais il avait lu bien d'autres rapports sur les
procès en sorcellerie au cours de son étude. Les tortures ne
faisaient que traduire la cruauté de ces prêtres zélés qui sévirent
pendant près de trois siècles en Europe, phénomène de fanatisme
qu'on ne rencontra nulle part ailleurs. Pourquoi le procès de Helka
Paakinen lui laissait-il une telle douleur dans la poitrine ?
C'était comme si l'esprit de la jeune martyre était soudain revenu.
Il sentait une présence autour d'eux. Mais elle était différente de
celles des autres défunts, qui ne le visitaient qu'au cours de ses
rêves. Cette fois, il était parfaitement éveillé. Il se demanda si
Paul Flamel n'avait pas anticipé une telle réaction de sa part. Le
vieil homme ne cessait de l'observer avec attention.
Pourquoi ? Qu'attendait-il ? Cette attitude l'agaça. Il
s'adressa à Markus un peu sèchement :
— Il y a quelque chose que je ne comprends
pas. Vous dites que tous les documents concernant ce procès ont été
supprimés. Dans ce cas, comment pouvez-vous être au courant de ce
qui s'est passé, et avec un tel luxe de détails ?
— L'archevêque de Stockholm avait imposé la
présence d'un homme, un moine suédois nommé Niels Bergsson. Il
n'appartenait pas à l'Inquisition, car l'archevêque n'appréciait
pas tellement la présence de ces personnages dans le royaume. Mais
il lui était difficile de s'y opposer, car ils se réclamaient du
pape lui-même. Les dominicains s'appuyaient sur le terrifiant
Malleus Maleficarum, pourtant interdit
par l'Eglise dès 1490, mais dont l'Inquisition continuait à se
servir pour traquer les sorcières.
« Niels Bergsson a très vite compris que
Helka Paakinen était innocente de tous les maux dont on l'accusait.
Il en a été scandalisé et s'en est ouvert à l'archevêque, lequel
n'a cependant pas jugé utile d'intervenir. Les inquisiteurs avaient
accepté sa présence, mais ils avaient interdit à Bergsson de
prendre la moindre note. Alors, bravant l'interdiction, Bergsson
retranscrivit avec soin tout ce qu'il voyait et entendait au cours
de la journée, le soir, chez lui, afin de garder un témoignage. Car
il se doutait bien que cette affaire cachait quelque chose de
beaucoup plus grave que le
procès d'une simple sorcière. Dans son compte rendu, il dénonce
avec horreur l'acharnement des moines sur la malheureuse, et leur
désir de la voir périr, contre l'avis même de certains membres de
l'Inquisition, qui pourtant semblaient leur obéir. Il note
également qu'il a entendu, à plusieurs reprises, prononcer le nom
« Ensis Dei » pour désigner les prêtres les plus
opiniâtres.
Markus se leva et alla prendre un dossier dans un
secrétaire. Il en tira deux chemises, en remit une à Rohan et
l'autre à Valentine.
— Voici la copie intégrale du compte rendu de
Niels Bergsson. Vous pourrez l'étudier tout à loisir.
Le jeune Américain ouvrit son exemplaire. Il
contenait des photocopies de feuillets couverts d'une écriture
serrée, en suédois du seizième siècle, ainsi qu'une traduction en
anglais. Il parcourut rapidement les premières pages. Très vite, il
tomba sur des passages décrivant les tortures abominables qu'avait
subies la malheureuse Helka. Le malaise s'accentua. Il referma le
document et demanda :
— Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi
ces prêtres voulaient-ils à toute force la mort de cette jeune
fille ?
Paul Flamel intervint :
— Voilà le sujet que je souhaiterais te voir
étudier à présent, dit-il. Helka fut-elle condamnée parce qu'elle
était sorcière et devineresse, ainsi que le stipule l'acte
d'accusation, ou bien à cause de ce qu'elle voyait dans ses
rêves ?
Rohan se tourna vers lui.
— Qu'en pensez-vous ? Je suppose que
vous avez déjà étudié ces documents vous-même.
— Exactement. J'aurais souhaité entrer en
contact avec l'esprit de Helka Paakinen. Malheureusement, je n'y
suis pas parvenu. Ton père lui-même a échoué. Mais peut-être y
parviendras-tu.
— Entrer en contact avec elle ? C'est
impossible…
— Tu dois essayer. Si tu y parviens, nous en
saurons plus sur le mystérieux pays qui apparaît dans ces rêves.
Lis attentivement ces documents, et laisse ton propre esprit
agir.
Le soir
même, de retour à l'hôtel, Rohan ne s'attarda pas en compagnie de
Paul Flamel et de Valentine. Il savait désormais ce que le vieil
homme attendait de lui. Il comptait sur la faculté étrange qu'il
possédait pour entrer en contact avec le spectre de Helka Paakinen.
Mais pourquoi ? Que pouvait-elle leur apprendre ?
Fâché de se sentir ainsi manipulé, il fut tenté de
se coucher et de reporter son étude à plus tard. Mais la curiosité
l'emporta et il s'assit à la table de travail pour se plonger dans
le récit du moine Bergsson.