16
Helka Paakinen
— Helka Paakinen était la fille du forgeron de Kurikka, un petit hameau rattaché à la ville proche de Seinäjoki. C'était une jeune fille sans histoire, très jolie mais plutôt réservée, qui prenait soin de ses quatre frères et sœurs depuis que sa mère était décédée. Helka venait alors d'avoir quatorze ans. Les garçons lui tournaient autour, mais elle n'accordait d'importance à aucun d'eux. Elle avait bien trop à faire.
« Helka aurait été une fille tout à fait ordinaire si elle n'avait été hantée par des rêves d'un genre très particulier. Depuis ses premières règles, elle faisait régulièrement des cauchemars qui l'emmenaient dans un monde étrange, totalement différent de celui dans lequel elle vivait. Ces cauchemars prenaient une réalité étonnante et ils se déroulaient toujours rigoureusement de la même manière. Helka en a décrit plusieurs. Parfois, elle survolait un paysage étrange, désolé, sans la moindre végétation, qui s'étendait à perte de vue, sous un ciel sombre qui pourtant n'était pas la nuit. Par endroits, le sol semblait couvert de cendres, du feu coulait à la surface. Dans ces cauchemars, le ciel n'était jamais bleu et le soleil n'existait pas. Les nuages étaient bas et noirs, menaçants, comme si Dieu avait décidé d'étendre la nuit sur le monde. Dans d'autres songes, le paysage changeait, et elle se retrouvait au-dessus d'un pays envahi par les glaces, et couvert de ruines. Des gens hurlaient dans sa direction, levaient les bras vers elle comme si elle avait pu leur venir en aide. Helka disait qu'elle ressentait aussi une terrible sensation de froid. Un froid intense qui mordait les membres, et un vent pire encore que le blizzard qui soufflait sur la plaine finlandaise en hiver. Helka ne s'étonnait pas vraiment de voler. Cela arrive dans les rêves. En revanche, elle a affirmé qu'à chaque fois elle avait l'impression d'être à bord d'une sorte de traîneau volant. Elle avait aussi la sensation de ne pas être seule. Il y avait des présences autour d'elle, qu'elle ne pouvait jamais voir.
« Ces visions effrayaient Helka. A l'église de Kurikka, le prêtre parlait souvent de l'Enfer. Il le décrivait comme un lieu dévoré par les flammes, dans lequel brûlaient les âmes des damnés. Alors, était-ce l'Enfer qu'elle voyait lorsqu'elle survolait les étendues de feu ?
« Au début, elle se demanda si ces rêves inexplicables n'étaient pas dus à la vue du brasier de la forge, où son père Joosep martelait les fers des chevaux et les outils, haches et couteaux des bûcherons, serpes des paysans.
« Ces cauchemars angoissants avaient commencé peu après la mort de sa mère, Jaana. Elle n'avait osé en parler à personne. Son père avait d'autres soucis et ses petits frères et sœurs étaient trop jeunes. D'un naturel solitaire, elle se liait peu avec les autres habitants du village, et elle n'avait aucune amie à qui se confier. Elle garda donc ces rêves pour elle. Mais, avec le temps, ils se firent plus fréquents et plus précis. Un jour, elle décida d'en parler à son père. Joosep ne croyait ni à dieu ni à diable, mais il fut pourtant impressionné. Cela expliquait les gémissements que poussait parfois sa fille au cœur de la nuit. Il avait cru un moment qu'elle était malade et cela l'avait inquiété, parce qu'il n'avait aucune envie de la voir mourir comme sa mère. Non qu'il débordât d'affection pour elle. D'après ce que l'on sait de lui, c'était un homme renfermé et bourru, qui ne se sentait pas capable d'élever seul ses enfants les plus jeunes. Effrayé par ce qu'elle lui avait raconté, il lui conseilla d'en parler au prêtre, car finalement, c'était peut-être bien l'Enfer qu'elle voyait.
« Un nouveau prêtre s'était installé à Kurikka. Helka ne l'aimait pas. L'ancien curé, le père Mokko, était un brave homme, qui parlait du bon Dieu avec bonne humeur. On disait qu'il aimait la bière et qu'il ne respectait guère ses vœux de chasteté. Malheureusement, il était mort la même année que la mère de Helka. Son remplaçant était un nommé Rudolf Kaltmann. Il était arrivé de Suède immédiatement après la mort du père Mokko, envoyé par l'archevêque de Stockholm, qui s'inquiétait du manque de piété des Finlandais. A cette époque, les prêtres étaient la plupart du temps des religieux suédois chargés de combattre les anciennes croyances attachées aux dieux scandinaves, Odin, Thor ou Frigga, que les Finlandais affectionnaient encore.
« A la différence du père Mokko, Rudolf Kaltmann présentait Dieu comme un être perpétuellement en colère, qui épiait tout un chacun afin de traquer la moindre faute. Il exigeait que les villageois viennent se confesser au moins une fois par semaine et imposait des punitions sévères, surtout aux filles, dont il surveillait la vertu. Il ne buvait pas et n'avait pas de maîtresse. Depuis son arrivée, les habitants regrettaient amèrement leur vieux prêtre. Mais il bénéficiait de l'appui des autorités ecclésiastiques du royaume de Suède, et il était hors de question de se révolter.
« Au début, Helka renonça à se confier à lui. Mais, avec le temps, les rêves se firent plus angoissants. L'un d'eux la menait régulièrement au cœur des ruines d'une cité inconnue, dans lesquelles elle marchait, toujours suivie de ses ombres familières. Soudain, surgissant d'un antre ténébreux, quelque chose d'effrayant se jetait sur elle. Elle n'a jamais réussi à dire ce que c'était.
« Lorsqu'elle eut dix-sept ans, ce cauchemar précis revint la hanter de plus en plus souvent. Une nuit, elle eut tellement peur qu'elle se mit à hurler. Son père la trouva en train de claquer des dents et il ne parvint pas à la calmer avant le matin. Ce fut à ce moment-là qu'il décida de la mener au prêtre.
« Cette décision n'aurait pas prêté à conséquence avec un prêtre classique. Malheureusement, Joosep ignorait que Rudolf Kaltmann appartenait à une faction de prêtres extrémistes qui vénéraient la « Sainte Inquisition » et luttaient activement pour lui permettre de s'installer dans les pays scandinaves. Dès qu'il eut entendu les explications de Helka, il décida de l'emmener à Stockholm afin d'y être présentée à ses confrères, qui, à l'exemple de l'Inquisition, traquaient l'hérésie et la sorcellerie sous toutes ses formes. Tous furent immédiatement convaincus que ses visions correspondaient aux régions infernales. Cela ne faisait pas d'elle une sorcière ou une hérétique. Kaltmann ne pouvait nier qu'elle était bonne chrétienne, puisqu'elle se confessait régulièrement et n'avait jamais de bien grands péchés à avouer. De plus, elle élevait ses quatre frères et sœurs avec dévouement et faisait preuve de charité envers les pauvres. Cependant, ces visions intriguèrent tellement les prêtres qui avaient interrogé Helka qu'ils décidèrent de faire venir d'Allemagne des moines dominicains appartenant à l'Inquisition. Les inquisiteurs arrivèrent quelques jours plus tard.
Markus marqua un temps d'arrêt, puis reprit :
— Ce que Rudolf Kaltmann lui-même ignorait, c'est qu'il y avait parmi eux des représentants de l'Ensis Dei, l'ordre secret de l'Inquisition.
Il s'arrêta de nouveau, regarda Paul Flamel et ajouta :
— Il s'agit là d'un funeste concours de circonstances qui mena irrémédiablement la pauvre Helka au bûcher. Car si les inquisiteurs eux-mêmes estimèrent que les cauchemars de la jeune fille ne la désignaient nullement comme hérétique ou magicienne, les moines de l'Ensis Dei l'assimilèrent à une sorte de messagère terrifiante, dont les rêves annonçaient la fin du monde. Ils évoquèrent même l'Antéchrist et exigèrent qu'elle fût soumise à la terrible question, qu'ils pratiquèrent eux-mêmes, avec un luxe de cruauté.
« Ils appliquèrent à la malheureuse Helka toutes les tortures alors en usage contre les sorcières et les hérétiques afin de leur faire avouer leurs prétendus maléfices. Elle dut subir ainsi l'épreuve de la nage, qui consistait à lui attacher les mains et les pieds, puis à la jeter à l'eau. Pour être déclarée innocente, elle devait couler. Si elle surnageait, on estimait que l'eau, préalablement bénite, la rejetait et qu'elle était donc une adoratrice du Diable. Bien entendu, le corps humain étant moins dense que l'eau, il surnageait systématiquement. Dans l'estrapade, on nouait les bras derrière le dos de la victime, puis on lui attachait des pierres aux pieds. Ensuite, on la soulevait brusquement en arrière par les bras plusieurs fois de suite, lui décollant ainsi les omoplates. Je vous laisse imaginer les souffrances endurées. Helka subit également les brodequins, qui broyaient les poignets et les chevilles, ainsi que les poucettes, des aiguilles chauffées au rouge enfoncées sous les ongles. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, l'un des moines dominicains lui appliqua le piquage. Cette épreuve avait pour but de rechercher sur le corps de la sorcière les endroits marqués par le Malin, et qui devaient être insensibles à la douleur. Dans le cas de Helka Paakinen, on sait que les dominicains utilisèrent une pointe rétractable, qui ne provoqua aucune douleur aux endroits touchés. Cette supercherie confirma aux yeux des inquisiteurs eux-mêmes que Helka était bien possédée par le Diable.
« Les membres de l'Ensis Dei exigèrent donc qu'elle soit mise à mort, son corps étant livré aux flammes et ses cendres dispersées dans la mer. Devant la réticence de l'Eglise suédoise, ils arguèrent qu'elle n'était pas une sorcière, mais plutôt une nécromancienne. Ils s'appuyaient sur un article du Deutéronome qui condamnait explicitement les devins. Dans le chapitre 18, versets 10 à 12, il est dit : Qu'on ne trouve parmi vous personne qui offre son fils ou sa fille en sacrifice, ni personne qui s'adonne à la magie ou à la divination, qui observe les présages ou se livre à la sorcellerie, qui jette des sorts ou qui interroge les esprits des morts. Le Seigneur votre dieu a en horreur ceux qui agissent ainsi, et c'est pourquoi il va déposséder les habitants de ce pays lorsque vous arriverez.


« Il est bien évident que, comme tous ceux qui furent accusés de sorcellerie, la pauvre Helka finit par avouer tout ce qu'on lui demandait. Elle était bien une envoyée du Diable et elle devait annoncer la fin du monde, lequel allait se transformer en un champ de ruines. Ces visions n'étaient autres que celles de l'Enfer qui allait bientôt s'abattre sur le monde.
« Elle devait donc être renvoyée d'où elle était venue, et son corps détruit. Ce qui fut fait en novembre 1520, après la sentence de mort rendue par les inquisiteurs. Elle n'avait pas dix-huit ans. Le plus étrange dans cette affaire, c'est que par la suite tous les documents officiels, les comptes rendus scrupuleusement rédigés par les moines dominicains au cours des interrogatoires, tout fut emporté et probablement détruit. L'Ensis Dei ne laissa derrière elle aucune trace de ce crime monstrueux.
Markus Aarlahti se tut. Un long silence suivit ses paroles. Rohan ressentait un malaise dont il n'aurait pu s'expliquer l'origine. Evidemment, le récit du Finlandais était abominable et impressionnant, mais il avait lu bien d'autres rapports sur les procès en sorcellerie au cours de son étude. Les tortures ne faisaient que traduire la cruauté de ces prêtres zélés qui sévirent pendant près de trois siècles en Europe, phénomène de fanatisme qu'on ne rencontra nulle part ailleurs. Pourquoi le procès de Helka Paakinen lui laissait-il une telle douleur dans la poitrine ? C'était comme si l'esprit de la jeune martyre était soudain revenu. Il sentait une présence autour d'eux. Mais elle était différente de celles des autres défunts, qui ne le visitaient qu'au cours de ses rêves. Cette fois, il était parfaitement éveillé. Il se demanda si Paul Flamel n'avait pas anticipé une telle réaction de sa part. Le vieil homme ne cessait de l'observer avec attention. Pourquoi ? Qu'attendait-il ? Cette attitude l'agaça. Il s'adressa à Markus un peu sèchement :
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous dites que tous les documents concernant ce procès ont été supprimés. Dans ce cas, comment pouvez-vous être au courant de ce qui s'est passé, et avec un tel luxe de détails ?
— L'archevêque de Stockholm avait imposé la présence d'un homme, un moine suédois nommé Niels Bergsson. Il n'appartenait pas à l'Inquisition, car l'archevêque n'appréciait pas tellement la présence de ces personnages dans le royaume. Mais il lui était difficile de s'y opposer, car ils se réclamaient du pape lui-même. Les dominicains s'appuyaient sur le terrifiant Malleus Maleficarum, pourtant interdit par l'Eglise dès 1490, mais dont l'Inquisition continuait à se servir pour traquer les sorcières.
« Niels Bergsson a très vite compris que Helka Paakinen était innocente de tous les maux dont on l'accusait. Il en a été scandalisé et s'en est ouvert à l'archevêque, lequel n'a cependant pas jugé utile d'intervenir. Les inquisiteurs avaient accepté sa présence, mais ils avaient interdit à Bergsson de prendre la moindre note. Alors, bravant l'interdiction, Bergsson retranscrivit avec soin tout ce qu'il voyait et entendait au cours de la journée, le soir, chez lui, afin de garder un témoignage. Car il se doutait bien que cette affaire cachait quelque chose de beaucoup plus grave que le procès d'une simple sorcière. Dans son compte rendu, il dénonce avec horreur l'acharnement des moines sur la malheureuse, et leur désir de la voir périr, contre l'avis même de certains membres de l'Inquisition, qui pourtant semblaient leur obéir. Il note également qu'il a entendu, à plusieurs reprises, prononcer le nom « Ensis Dei » pour désigner les prêtres les plus opiniâtres.
Markus se leva et alla prendre un dossier dans un secrétaire. Il en tira deux chemises, en remit une à Rohan et l'autre à Valentine.
— Voici la copie intégrale du compte rendu de Niels Bergsson. Vous pourrez l'étudier tout à loisir.
Le jeune Américain ouvrit son exemplaire. Il contenait des photocopies de feuillets couverts d'une écriture serrée, en suédois du seizième siècle, ainsi qu'une traduction en anglais. Il parcourut rapidement les premières pages. Très vite, il tomba sur des passages décrivant les tortures abominables qu'avait subies la malheureuse Helka. Le malaise s'accentua. Il referma le document et demanda :
— Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi ces prêtres voulaient-ils à toute force la mort de cette jeune fille ?
Paul Flamel intervint :
— Voilà le sujet que je souhaiterais te voir étudier à présent, dit-il. Helka fut-elle condamnée parce qu'elle était sorcière et devineresse, ainsi que le stipule l'acte d'accusation, ou bien à cause de ce qu'elle voyait dans ses rêves ?
Rohan se tourna vers lui.
— Qu'en pensez-vous ? Je suppose que vous avez déjà étudié ces documents vous-même.
— Exactement. J'aurais souhaité entrer en contact avec l'esprit de Helka Paakinen. Malheureusement, je n'y suis pas parvenu. Ton père lui-même a échoué. Mais peut-être y parviendras-tu.
— Entrer en contact avec elle ? C'est impossible…
— Tu dois essayer. Si tu y parviens, nous en saurons plus sur le mystérieux pays qui apparaît dans ces rêves. Lis attentivement ces documents, et laisse ton propre esprit agir.


Le soir même, de retour à l'hôtel, Rohan ne s'attarda pas en compagnie de Paul Flamel et de Valentine. Il savait désormais ce que le vieil homme attendait de lui. Il comptait sur la faculté étrange qu'il possédait pour entrer en contact avec le spectre de Helka Paakinen. Mais pourquoi ? Que pouvait-elle leur apprendre ?
Fâché de se sentir ainsi manipulé, il fut tenté de se coucher et de reporter son étude à plus tard. Mais la curiosité l'emporta et il s'assit à la table de travail pour se plonger dans le récit du moine Bergsson.
La prophetie des glaces
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