Une onde glaciale parcourut l'échine de
Tanithkara. Elle avait espéré qu'un peu de sagesse reviendrait dans
l'esprit de Sherrès. Mais, comme elle le soupçonnait, les prêtres
de Haan avaient dû le harceler pour qu'il prépare la guerre. Ils
n'avaient sans doute pas eu grand mal à le convaincre. Sherrès
s'était sûrement senti blessé et frustré par son refus de
l'épouser. Il en avait conçu de la haine envers elle, une haine qui
avait occulté ce qui lui restait de bon sens. Et il avait passé
l'hiver à ruminer sa vengeance. Les éléments lui avaient interdit
toute action, et il avait attendu que le temps se montre plus
clément pour envahir la Nauryah.
Elle lâcha un juron digne des filles du port, qui
fit sursauter Rod'Han.
— Quand seront-ils là ?
demanda-t-elle.
— Demain, madame. Après-demain au plus
tard.
— Cela nous laisse à peine le temps de nous
organiser. Heureusement, nous avons construit ce rempart.
Capitaine, rassemblez immédiatement l'état-major.
Moins d'une heure plus tard, tous les chefs
militaires étaient réunis dans la salle du Conseil des pentarques,
dont Tanithkara avait fait son quartier général. Elle exposa
brièvement la situation :
— D'après ce que l'on sait, l'armée ennemie
est deux à trois fois plus nombreuse que la nôtre. Le rempart nous
offre une sécurité relative, à condition de le défendre pied à
pied. Mais notre véritable atout repose sur la détermination de nos
combattants et sur les armes
explosives que nous avons fabriquées cet hiver. Le plan de défense
a déjà été étudié. Chacun de vous sait ce qu'il a à faire. Que l'on
mette les catapultes en place et que chacun prenne ses positions.
Quant à moi, je vais tenter de négocier avec l'ennemi et de le
persuader de retourner chez lui sans combattre.
Sa dernière phrase eut l'effet de la foudre.
Certains crurent qu'ils avaient mal compris.
— Qu'allez-vous faire, madame ? demanda
Rod'Han, inquiet.
— Je vais mener une délégation pour
rencontrer Sherrès et lui demander de renoncer à cette
guerre…
— Vous n'y songez pas ! Ils vous
tueront ! Ces gens n'ont aucun honneur, ils…
— On ne tue pas une ambassadrice, capitaine.
Surtout quand il s'agit d'une reine. J'arborerai l'étendard de la
paix. Il a toujours protégé ceux qui le portaient, même à l'époque
où l'empire d'Hedeen était déchiré par les conflits.
— L'étendard de la paix… Je crains qu'il
n'arrête pas ces fous furieux. Madame, je viens avec vous.
— Soit !
En vérité, il n'y eut pas de combat.
Tandis que les troupes de Marakha se préparaient à
subir un assaut féroce, Tanithkara franchit la porte principale du
rempart dans sa voiture d'apparat, tirée par quatre lamas blancs.
Elle brandissait l'étendard de la paix, une banderole blanche
dépourvue d'armes, symbole de neutralité absolue. Seuls les vingt
hommes de sa garde personnelle, sous les ordres de Rod'Han,
l'escortaient, à pied. Ghoraka et les autres chefs militaires
avaient bien essayé de la dissuader de mettre ainsi sa vie en
danger, mais en vain.
« Il existe une chance d'éviter
l'affrontement, avait-elle répondu. Je me dois de la
tenter. »
Il y avait une telle détermination dans sa voix
que personne n'osa s'opposer à sa décision. On ne discutait pas son
autorité. Et surtout, ceux qui la connaissaient bien se rendaient
compte qu'elle n'entreprenait pas cet acte insensé sans
raison.
Tandis que
la voiture se dirigeait vers l'est, à la rencontre de l'ennemi,
Tanithkara songeait au rêve étrange qui l'avait visitée plus d'un
mois auparavant. Ses étonnantes facultés médiumniques lui
permettaient depuis toute jeune d'entrer en contact avec les morts.
Elle était habituée à ce phénomène, que son père lui avait appris à
contrôler. Cette nuit-là, il s'était passé quelque chose de
différent, comme si elle s'était intimement mêlée à l'Ether. Une
vision phénoménale lui était apparue. Elle s'était retrouvée
au-dessus du volcan géant de Tearoha. Dans son corps même, elle
avait ressenti les forces colossales enfouies sous la surface. Elle
avait éprouvé les contraintes formidables auxquelles était soumise
la vallée des Roches Jaunes. Et elle avait vu. En plusieurs
endroits, la surface avait explosé, libérant des millions de tonnes
de cendres incandescentes qui s'étaient répandues en quelques
secondes dans l'atmosphère. Des nuées ardentes parcouraient la
vallée à une allure phénoménale, se heurtaient, s'affrontaient en
un combat de titans. L'immense plaine s'était transformée en un
brasier gigantesque. Un nuage de feu et de cendre pulvérulente
s'était élevé à plusieurs milliers de pieds, occultant le soleil
levant, puis avait commencé à s'étendre, telle une nappe létale,
dans toutes les directions.
Au matin, Tanithkara n'avait parlé à personne de
ce qu'elle avait vu, de peur de déclencher un phénomène de panique.
Seul Rod'Han, qui veillait sans cesse sur elle, avait remarqué
qu'elle était bouleversée. Mais il n'avait pas osé lui poser de
questions.
Depuis ce jour, Tanithkara attendait la venue du
nuage de cendre. Elle savait qu'il lui faudrait un certain temps
pour parvenir jusqu'en Hedeen, car l'archipel de Tearoha était
distant de plusieurs milliers de kilomètres. Mais rien ne
l'arrêterait.
Lorsqu'on lui avait annoncé l'invasion des
Haaniens, elle s'était livrée à un calcul rapide. L'explosion avait
eu lieu plus d'un mois auparavant. D'après les relevés effectués
lors d'éruptions précédentes, elle savait que le nuage avancerait
d'environ deux cents kilomètres par jour. Il était donc sur le
point d'atteindre l'Hedeen.
Et c'était sur ce phénomène qu'elle comptait.
L'Ether ne pouvait pas lui avoir envoyé ce songe sans raison.
C'était un pari insensé, ce qui expliquait qu'elle n'ait pas voulu
en parler. Mais, au fond
d'elle-même, elle était sûre qu'il allait se passer quelque chose.
Depuis toujours, elle se fiait à son intuition. Les intuitions
étaient des messages envoyés par l'Esprit de la Terre. Elle avait
appris à les écouter, même s'ils n'étaient pas toujours faciles à
interpréter.
A l'est de Marakha, Tanithkara passa au pied
de la montagne de l'Homme Sage, dont le sommet se couvrait
désormais de neiges qui ne fondaient plus, même en été. Puis ce fut
une succession de champs et de forêts clairsemées qui la mena
jusqu'à un plateau parsemé de petits villages dont les habitants,
prévenus de l'invasion, avaient déjà fui vers la ville. Elle décida
de faire halte dans le dernier d'entre eux. Le petit dirigeable de
reconnaissance avait signalé l'ennemi à moins d'une demi-journée de
marche. Il passerait par là dès le lendemain.
Au matin, la surprise se peignit sur les traits de
Sherrès lorsqu'il aperçut Tanithkara, debout, seule, au milieu de
la place du village désert. Elle tenait en main l'étendard de la
paix, que les vents glacés faisaient claquer. Il chercha ses
troupes du regard. Il ne vit qu'une petite escouade de guerriers
qui se tenaient en retrait, sur ordre de la reine.
Elle était folle ! Qu'espérait-elle
donc ? Pensait-elle arrêter sa puissante armée à elle
seule ? Ou bien venait-elle implorer sa clémence… Dans ce cas,
il était trop tard. Elle avait refusé de l'épouser, elle paierait
cet outrage ! Cependant, il ne put s'empêcher de la trouver
incomparablement belle. Il se demanda s'il aurait eu, lui, le
courage d'affronter ainsi l'ennemi. Derrière lui, ses hommes,
stupéfaits, avaient fait halte sans qu'il leur en ait donné
l'ordre.
Tanithkara ne cessait de fixer Sherrès. Ses
talents de médium lui permettaient de capter sans difficulté le
flot d'émotions qui le traversait. Elle devinait son trouble, sa
rancune, sa colère, et sa détermination. Une détermination qui
pourtant s'effritait devant le spectacle insolite qu'elle offrait,
dressée seule face à une armée entière.
Elle
ressentait aussi, près de Sherrès, les pensées haineuses d'un
groupe de prêtres, ceux-là mêmes qui l'avaient accompagné lors de
sa visite précédente. Avec ces individus, il n'y aurait aucun
compromis possible. Elle frémit. Ils ne respecteraient peut-être
même pas l'étendard de la paix. Ces criminels n'avaient qu'une
obsession : détruire tous ceux qui s'opposaient à leur
religion, surtout les Hosyrhiens. Et elle en particulier.
Après une hésitation, Sherrès s'avança au-devant
de Tanithkara. Arrivé à une portée de flèche, il
l'apostropha :
— Il est trop tard pour implorer ma pitié,
reine Tanithkara ! Il fallait accepter de devenir ma femme à
l'automne dernier. C'est toi qui portes la responsabilité de cette
guerre.
— La Nauryah n'a jamais été l'ennemie du
Mahdor, riposta-t-elle d'une voix ferme. Tout ceci est stupide et
porte la marque du fanatisme des prêtres de Haan. Je sais que
beaucoup d'hommes meurent de faim dans ton royaume. Et à cause de
cette guerre dont personne ne veut, hormis eux, beaucoup vont
encore périr par la faute de ces gens-là. Ecoutez-moi, hommes du
Mahdor, nous avons toujours été alliés, et rien ne justifie que
nous soyons devenus ennemis. Le véritable ennemi, c'est le fléau
qui frappe le monde actuellement. C'est lui qu'il faut combattre.
Les habitants de Marakha l'ont fait. Il est temps pour vous d'agir
si vous ne voulez pas être anéantis.
— Tu mens ! éructa Sherrès. Haan sauvera
ceux qui lui rendent hommage. Et il détruira tous les
autres !
Tanithkara poussa un profond soupir. Il n'y avait
aucune discussion possible. Les prêtres l'avaient trop bien
conditionné. Il allait donc falloir se résoudre à combattre. Si au
moins ils avaient attendu la fin de l'été. Alors, Tanithkara et les
siens auraient déjà quitté Marakha.
Cependant, devant cette femme qui se dressait face
à une armée entière, les guerriers du Mahdor hésitaient. Quelques
discussions s'engagèrent. On savait que les habitants de Marakha
disposaient d'une science supérieure. Ils savaient percer les
secrets du ciel et de la terre. Et si elle disait la vérité…
Les prêtres de Haan tentèrent de rameuter leurs
troupes, mais l'attitude de Tanithkara décontenançait le plus grand
nombre. Une majorité qui n'aimait guère les religieux. Il y eut un
long moment d'indécision, au
cours duquel quelques coups et injures furent échangés.
Soudain, un phénomène nouveau se produisit, et
Tanithkara comprit que son intuition ne l'avait pas trompée. Loin
derrière l'armée de Sherrès, le ciel commençait à s'obscurcir à une
vitesse inhabituelle. Lentement, elle leva le bras pour montrer
l'horizon. Etonnés par son manège, de nombreux guerriers
regardèrent dans la direction qu'elle désignait. Il y eut des
exclamations de surprise. Le cœur de la jeune reine se serra. Elle
avait vu juste, malheureusement. Et même si ce cataclysme lui
permettait – peut-être – d'éviter la guerre, ses
conséquences seraient désastreuses.
Elle s'avança vers Sherrès. Déconcerté, celui-ci
ne savait plus quelle attitude adopter. Parvenue devant lui,
Tanithkara déclara :
— Tu dis que ton dieu sauvera seulement les
siens ? Alors, comment va-t-il te sauver de ce qui arrive
derrière toi ?
Sherrès se retourna d'un bloc. Et il vit la
monstrueuse couche noire progresser inexorablement dans leur
direction.
— Ce ne sont que des nuages !
objecta-t-il sans conviction.
— Ce ne sont pas des nuages, et tu le sais
déjà. Je t'avais averti, mais tu n'as pas voulu en tenir compte. Ce
que tu vois là, c'est de la cendre. Une épaisse couche de cendre
provoquée par l'explosion de Tearoha. Ce nuage va recouvrir le ciel
pendant plusieurs années. Il va faire sombre car il n'y aura plus
de soleil. Il n'y aura plus de récoltes car les plantes vont périr
lentement sous la couche de poussière qui va tomber du ciel avec la
pluie. Il faudra porter un masque pour respirer, car cette cendre
est dangereuse si elle pénètre dans les poumons. Les animaux des
troupeaux vont mourir par centaines, par milliers. Et tu veux
toujours livrer ta guerre absurde ? Tu ne crois pas que tu vas
avoir, en tant que roi, d'autres préoccupations plus importantes
pour sauver ton peuple ? Et si tu comptes encore sur le dieu
de tes prêtres, le moment est venu de lui demander d'arrêter ce
fléau.
Sherrès se tourna vers son armée. Tous avaient les
yeux levés vers les cieux. Le voile inquiétant progressait à grande
altitude. Peu à peu, la lumière déclinait à l'orient, plongeant le
monde dans une étrange pénombre grise.
Tanithkara prit la parole :
— Non ! Ceci n'est pas la colère du dieu
Haan ! hurla-t-elle pour se faire entendre des
guerriers.
Passant devant Sherrès, elle s'avança vers l'armée
ennemie.
— Ecoutez-moi, tous ! Ces prêtres vous
mentent. Votre roi connaît la vérité. Là-bas, loin vers l'est, un
volcan géant a explosé. Je l'avais prévenu, mais les prêtres ont
préféré vous envoyer au combat plutôt que de vous préparer à faire
face à ce cataclysme. S'il vous reste encore un peu de jugeote,
vous devez rentrer chez vous pour protéger vos familles et vos
animaux, faire des provisions, vous réfugier dans vos maisons. Il
vous faudra aussi envisager de quitter l'Hedeen, parce que ce pays
va devenir inhabitable. Car ce que les prêtres ne vous ont pas dit,
c'est que la Terre bascule et que ce continent se rapproche
lentement du pôle Sud. Et ça, le dieu Haan n'y pourra rien
changer !
Derrière elle, Sherrès restait pétrifié. Il y
avait quelque chose de surnaturel dans l'attitude de la jeune
femme. Comme si une force supérieure la guidait et la protégeait.
Il se maudit de ne pas avoir suivi ses conseils.
Mais les prêtres ne l'entendaient pas ainsi. L'un
d'eux s'égosilla :
— Ne l'écoutez pas ! Elle ment !
Elle a peur de vous ! Elle a peur de Haan !
Cependant, le courage de Tanithkara démentait ses
paroles. Derrière elle, Rod'Han et ses hommes attendaient, la main
sur la poignée de leur glaive, prêts à se faire tuer pour elle,
mais sachant que tout leur courage serait inutile face à la
multitude. Celle-ci semblait plongée dans l'indécision. Déjà,
quelques soldats commençaient à haranguer les autres. Des cris
hostiles aux prêtres jaillirent, repris en divers endroits. Des
bagarres éclatèrent, qui dégénérèrent très vite. En quelques
instants, l'armée du Mahdor sombra dans la plus totale confusion.
Quelques prêtres tentèrent de calmer les excités. Mal leur en prit.
Le nuage létal qui continuait de progresser commençait à semer la
terreur dans les rangs et certains en rendirent les religieux
responsables. Ivres de rage et de peur, quelques excités
empoignèrent les prêtres et les frappèrent.
— Cessez de vous battre entre vous ! Et
regardez le ciel. Là est votre seul ennemi !
Unique voix féminine dans ce rassemblement
d'hommes, elle agit comme la foudre. Les combats cessèrent.
Lentement, les guerriers rengainèrent leurs armes. Tanithkara
comprit alors qu'elle avait vaincu et revint lentement vers
Sherrès, qui lui adressa un sourire embarrassé.
— Pardonne-moi, Tanith. Je m'en veux de ne
pas t'avoir écoutée plus tôt. J'ai été aveuglé par ces prêtres.
Pardonne-moi, répéta-t-il.
Soudain, il se figea. Et tout alla très vite.
Avant qu'elle ait pu comprendre, il se rua sur elle en hurlant et
la bouscula pour la projeter au sol. Elle cria, entendit un choc
sourd. Sherrès s'était écroulé sur elle. Il eut un hoquet et laissa
échapper un gémissement de douleur. Elle comprit alors ce qui
s'était passé. Ne tenant aucun compte de l'étendard de paix qu'elle
brandissait, l'un des prêtres avait profité d'un moment où elle
avait le dos tourné pour saisir l'arbalète d'un guerrier et tirer
sur elle. Mais le roi avait vu le geste du religieux et s'était
interposé. C'était lui qui avait été touché par le carreau de
métal. Rod'Han et ses gardes accoururent. Tanithkara fit doucement
basculer Sherrès sur le côté. Le trait s'était planté dans sa
poitrine, juste sous le cœur. Le jeune capitaine réagit
immédiatement. Il pointa le doigt sur le prêtre et
hurla :
— Cet homme vient de tuer votre
roi !
Des membres de l'état-major du Mahdor se
précipitèrent vers le souverain tandis que d'autres se saisissaient
de l'assassin. Des glaives se levèrent, s'abattirent. Dans les bras
de Tanithkara, la respiration de Sherrès devenait rauque. Elle lui
caressa le front avec délicatesse. Mais elle avait vu suffisamment
d'hommes mourir pour savoir que Sherrès ne survivrait pas.
— Tu venais pour me tuer et tu t'es sacrifié
pour me sauver, dit-elle.
Il souffla, d'une voix hachée :
— On ne tire pas… sur quelqu'un… qui porte
l'étendard de la paix.
— Ces prêtres… ne respectent rien.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
demanda-t-elle, les yeux brillants.
Elle connaissait déjà la réponse.
— Je t'aime, Tanith. Je t'ai aimée depuis la
première fois où je t'ai vue. Si tu avais accepté de m'épouser, que
de choses nous aurions pu faire ensemble…
— Tu n'aurais jamais dû écouter ces maudits
religieux.
— Je sais.
Ses doigts se crispèrent sur le bras de la jeune
femme, dont les joues ruisselaient de larmes. Le regard de Sherrès
s'accrochait au sien avec l'énergie du désespoir.
— Je ne sais même pas… vers quoi je vais
partir. Ils… ils parlent d'un paradis… où Haan accueille tous ceux
qui l'ont bien servi…
— Il n'existe rien de tel, Sherrès. Ce dieu
Haan n'est qu'une création de leur esprit marqué par la folie. Sois
sans crainte, cependant. Ton âme survivra. Le corps n'est qu'un
véhicule que nous empruntons l'espace d'une vie. Souviens-toi de ce
que nous enseignent les Hosyrhiens, et aussi les prêtres du Soleil.
Tout ne s'arrête pas avec la mort. Il y a un après.
Il se redressa péniblement et prit une profonde
inspiration. Sa respiration s'apaisa quelque peu.
— Alors, j'emporte avec moi l'amour que je
t'ai toujours porté, souffla-t-il. Et je ne regrette pas d'avoir
donné ma vie pour te sauver. Car je sais qu'un destin grandiose
t'attend, Tanith. C'est toi qui sauveras l'Hedeen. Poursuis ton
combat. Et si mon âme peut t'aider là où elle sera, je te jure que
je t'apporterai mon soutien.
Une dernière fois, ses doigts se crispèrent, son
regard s'accrocha à celui de Tanithkara, puis sa tête retomba en
arrière. La jeune femme éclata en sanglots. Tout cela était trop
stupide. Bien sûr, elle n'était pas amoureuse de Sherrès, mais elle
avait éprouvé de l'affection pour lui. Son assurance et sa
suffisance le rendaient agaçant, pourtant, il y avait eu en lui une
véritable générosité. Une générosité et une naïveté que les prêtres
de Haan avaient su mettre à profit pour lui imposer leur religion
maudite. Il avait été manipulé.
Autour
d'elle, ses gardes et les chefs militaires de Sherrès s'étaient
redressés, le visage grave. Par endroits, de violents combats
avaient éclaté entre les partisans des Haaniens et les autres, ceux
qui avaient compris qu'on les avait trompés.
Tanithkara essuya ses larmes, se releva et
s'adressa aux guerriers du Mahdor :
— Qui est le chef, parmi vous, à
présent ?
Un homme s'avança, le regard brillant.
— Moi, madame. Je suis le général
Khoragan.
— Je pense que vous avez compris que cette
guerre est une erreur. Votre roi est mort. Vous devez lui offrir
des funérailles dignes de lui. Que comptez-vous faire ?
— Il n'y aura pas de guerre, madame, je vous
en donne ma parole. Nous allons retourner à Deïphrenos et rendre
hommage à notre souverain.
Il fit signe à ses compagnons, qui soulevèrent le
corps du défunt. Après un dernier salut à Tanithkara, ils
retournèrent vers leur armée en pleine confusion, portant le
cadavre. Sa vue suffit à calmer les esprits. Peu à peu, les combats
cessèrent. Le prêtre criminel avait été tué, mais un autre se
tenait non loin de là, en qui Tanithkara reconnut celui qui l'avait
apostrophée, quelques mois plus tôt. Elle se souvint de son
nom : Nehfyyr. Sans doute était-il leur chef. De loin, il lui
adressa un regard noir, chargé de la haine la plus féroce. Devant
la confusion qui régnait dans l'armée du Mahdor, il savait qu'il
n'avait aucune chance à présent de regrouper ses troupes.
Mais elle devinait qu'il n'avait pas dit son
dernier mot, et qu'elle n'en avait pas terminé avec lui.