6
Désormais, il ne se passait pas une semaine sans que les songes inexplicables ne viennent visiter Lara. Elle était certaine qu'ils étaient tous reliés entre eux. Ils présentaient trop de similitudes.
La nuit précédente, elle était encore retournée dans le pays dévasté par les pluies de cendre. Des villages effondrés, dont les bâtiments paraissaient avoir implosé, étaient recouverts par une couche noirâtre de boue et de glace. Comme la plupart du temps, elle survolait ce paysage dantesque à bord de l'étrange appareil, toujours accompagnée par les présences fantomatiques. Au sol, des mains se tendaient vers elle, des cris jaillissaient, des appels au secours prononcés dans une langue inconnue mais dont elle comprenait le sens. Des silhouettes grises la suppliaient de leur venir en aide, des enfants aux visages émaciés hantaient les ruines en silence, comme des fantômes. Elle devinait leur souffrance, la faim qui les tenaillait. Mais elle était impuissante à répondre à leurs suppliques. Parfois, des projectiles sifflaient dans sa direction, accompagnés de cris de haine et de désespoir.
Lorsqu'elle se réveillait, elle se souvenait de certains mots, dont elle était incapable de déceler l'origine, même si leur sens restait gravé dans sa mémoire. Elle parlait le français, le suédois et l'anglais, mais les mots ne ressemblaient à aucune de ces trois langues. Elle avait tenté de transcrire en phonétique ce qu'elle entendait. Cela donnait un résultat plutôt bizarre, sans aucune signification.
Si elle acceptait l'idée que, pour une raison inconnue, elle recevait les souvenirs d'une autre femme, elle devait aussi admettre que les événements tragiques dont elle était involontairement témoin avaient eu lieu quelque part. Elle avait essayé de reproduire l'architecture des demeures qu'elle entrevoyait. La tâche n'était guère aisée. Elles étaient le plus souvent en ruine, et le peu qui restait intact ne ressemblait à rien de connu. Il ne s'agissait visiblement pas d'une période récente, mais, étudiant elle-même l'histoire antique, elle connaissait assez les architectures des différentes époques pour savoir que celle de ces rêves-souvenirs ne ressemblait à aucune d'elles. Il s'y glissait parfois des éléments qui rappelaient les temples amérindiens, mais ce n'était pas uniquement cela.
Alors, si elle recevait bien des souvenirs, quelle pouvait en être l'origine ? En quels lieux et à quelle époque ces événements dramatiques s'étaient-ils déroulés ? En désespoir de cause, et devant la fréquence accrue du phénomène, elle accepta de rencontrer le médecin hypnotiseur que connaissait Christian.


Alain Marchand officiait à Quimper, non loin de la cathédrale. Christian avait tenu à accompagner Lara, un peu effrayée à l'idée de se retrouver seule entre les mains d'un hypnotiseur, mot auquel elle accolait une connotation de charlatanisme.
— C'est avant tout un médecin, essaya de la rassurer son ami. L'hypnose est un moyen de soigner, et même d'opérer. Marchand est un as. Il est même parfois sollicité pour endormir des patients qui supportent mal les anesthésiants.
L'intérieur du cabinet était cossu, feutré, meublé avec goût, avec une très nette influence chinoise. Les murs clairs s'ornaient de laques et de bibelots comme on en voit dans les restaurants asiatiques. On se serait attendu à rencontrer dans ces lieux un homme aux yeux bridés et de taille modeste. Alain Marchand était au contraire une sorte de géant aux mains de déménageur. Son regard d'un bleu magnétique accentuait l'aspect impressionnant du personnage. Il invita Lara et Christian à prendre place dans des fauteuils confortables. La jeune femme lui expliqua ce qui l'amenait.
— Voilà qui est singulier, dit le praticien en grattant d'un geste familier le petit bouc qui lui ornait le menton. Ces rêves sont trop précis pour n'être que de simples cauchemars. Il y a certainement autre chose.
Il commença par prendre sa tension et son pouls. Mais il n'y avait rien à signaler de ce côté. Marchand s'assit alors face à elle et, en silence, avec des gestes doux, apposa ses mains sur son visage. Une légère torpeur s'empara de Lara.
— Croyez-vous à la réincarnation, mademoiselle ? demanda le médecin.
Christian avait prévenu la jeune femme. Le but de leur visite était de tenter ce que les spécialistes appelaient une « régression » dans les vies antérieures. Mal à l'aise, elle répondit :
— Je… je ne sais pas.
— Tout semble prouver que vous êtes entrée en contact avec une femme que vous avez été dans le passé. La science peine à expliquer ce phénomène. Nous pouvons imaginer, comme le suggère la pensée orientale, que notre âme subit une série de réincarnations. Nous passons ainsi d'une vie à l'autre, et la mort n'est qu'un phénomène qui nous permet de supporter l'immortalité, tout comme le sommeil nous permet de supporter la vie. Mais ce n'est pas la seule explication possible. Peut-être n'avons-nous qu'une seule vie. Dans ce cas, ce phénomène s'apparenterait plutôt à la mise en contact avec la mémoire d'une personne qui n'existe plus, mais dont les souvenirs persistent encore dans une « dimension parallèle » dont nous ignorons tout. Un espace qui conserve l'ensemble des mémoires de tous ceux qui ont vécu depuis le commencement des temps. C'est une autre hypothèse.
— Mais pourquoi moi ? Pourquoi cette femme dont je ne parviens même pas à connaître le nom m'a-t-elle choisie ?
— Je ne pense pas qu'elle vous ait « choisie », au sens où nous l'entendons habituellement. Nous ne sommes qu'aux balbutiements de ces recherches. Actuellement nous ne pouvons que constater le phénomène. Pour ma part, je crois que vous présentez simplement des affinités troublantes avec cette inconnue. Rien de plus. Vous êtes comme une sorte de « récepteur », dans lequel se déversent des bribes de sa mémoire. Nous allons tenter d'y voir plus clair, si vous l'acceptez.
— Pensez-vous que vous réussirez à me débarrasser de ces souvenirs ? demanda Lara, inquiète. Ils me font peur.
— Je ne peux rien vous promettre, mademoiselle. Mais je ferai tout mon possible. Installez-vous confortablement.
Il sortit un pendule de sa poche et lui demanda de le fixer avec attention.
— A présent, vous allez vous concentrer sur l'un de vos cauchemars. Visualisez-le. Ensuite, écoutez bien le son de ma voix. Désormais, vous n'entendez plus que le son de ma voix, rien que le son de ma voix. Je vais lentement compter jusqu'à trois. A trois, vous vous endormirez, et vous nous raconterez ce qui se passe.
Quelques secondes plus tard, Lara se trouvait projetée dans le paysage désolé, noyé sous la cendre et les glaces. Avec application, elle rapporta ce qu'elle voyait, les plaines dévastées, l'impression de voler à bord d'un appareil étrange. Puis d'autres rêves s'imposèrent. Elle décrivit les étendues inquiétantes où affleuraient des nappes de lave, les foules désespérées qui hurlaient dans sa direction, la terrifiante sensation de froid. Cela dura longtemps, la sensation d'un voyage de plusieurs jours.


— A trois, vous vous réveillerez !
Un claquement de doigts résonna dans l'esprit de Lara comme un coup de tonnerre et elle se retrouva face au docteur Marchand, frissonnant encore malgré la chaleur douce qui régnait dans le cabinet. Elle constata aussitôt que Christian et le médecin la contemplaient avec perplexité.
— Alors, qu'ai-je dit ? demanda-t-elle.
— Je n'en sais rien, répondit le docteur. Vous vous êtes exprimée dans une langue totalement inconnue. J'ai essayé de vous faire revenir au français, mais il m'a été complètement impossible de vous faire obéir. Comme si une personnalité différente avait pris possession de votre esprit. Votre voix elle-même avait changé de tonalité. C'est la première fois que j'assiste à un phénomène semblable. C'est un cas… particulièrement troublant et intéressant.
— Vous voulez dire que je suis possédée ?
— Pas vraiment possédée. Vous conservez votre indépendance d'esprit. L'autre personnalité ne se manifeste que pendant votre sommeil, sans prendre le contrôle de votre corps. Elle vous communique seulement ses souvenirs. Je ne pense pas que vous ayez grand-chose à redouter d'elle. En revanche, j'aimerais bien savoir où vivait cette personne.
Il toussota, l'air embarrassé, puis précisa sa pensée :
— Le nom de jeune fille de ma mère était Iribarren. Elle était basque, et c'est une langue que je parle un peu. Il m'a semblé reconnaître certaines intonations, quelques mots. Mais c'est peut-être une coïncidence, car la syntaxe n'y était pas.
Lara secoua la tête.
— Je suis allée deux fois au Pays basque avec mes parents quand j'étais petite, docteur. L'architecture n'a aucun rapport avec ce que je vois. Et je ne crois pas qu'il y ait de volcans en activité du côté de Biarritz.
— Non, bien sûr.
Il réfléchit un court instant et reprit :
— Nous aurions dû enregistrer cette séance. Seriez-vous d'accord pour revenir me voir afin que nous tentions cette expérience ? Je ferais ensuite part de notre étude à des confrères qui pourraient nous apporter leur aide.
Lara fit la moue.
— Je… je reprendrai rendez-vous, dit-elle.
— Comme il vous plaira.


Une fois sortie du cabinet, elle resta silencieuse, près d'un Christian un peu embarrassé. Il comprenait qu'elle n'ait pas envie de servir de cobaye à une armée de médecins enthousiasmés par un cas étrange.
Cependant, cette expérience avait profondément troublé la jeune femme. Le but de sa visite à l'hypnotiseur avait été, dans un premier temps de l'aider à se débarrasser de ces rêves épuisants. A présent, elle ne savait plus que penser. Sous hypnose, ces souvenirs étranges s'étaient faits plus précis, et une émotion intense ne la quittait plus. Sans pouvoir expliquer pourquoi, elle n'avait plus l'intention de les chasser. Elle était désormais persuadée qu'ils revêtaient une très grande importance, quelque chose qui la dépassait elle-même, un secret dont elle était dépositaire et qui remontait à la nuit des temps.
La prophetie des glaces
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