Désormais, il ne se passait pas une semaine sans
que les songes inexplicables ne viennent visiter Lara. Elle était
certaine qu'ils étaient tous reliés entre eux. Ils présentaient
trop de similitudes.
La nuit précédente, elle était encore retournée
dans le pays dévasté par les pluies de cendre. Des villages
effondrés, dont les bâtiments paraissaient avoir implosé, étaient
recouverts par une couche noirâtre de boue et de glace. Comme la
plupart du temps, elle survolait ce paysage dantesque à bord de
l'étrange appareil, toujours accompagnée par les présences
fantomatiques. Au sol, des mains se tendaient vers elle, des cris
jaillissaient, des appels au secours prononcés dans une langue
inconnue mais dont elle comprenait le sens. Des silhouettes grises
la suppliaient de leur venir en aide, des enfants aux visages
émaciés hantaient les ruines en silence, comme des fantômes. Elle
devinait leur souffrance, la faim qui les tenaillait. Mais elle
était impuissante à répondre à leurs suppliques. Parfois, des
projectiles sifflaient dans sa direction, accompagnés de cris de
haine et de désespoir.
Lorsqu'elle se réveillait, elle se souvenait de
certains mots, dont elle était incapable de déceler l'origine, même
si leur sens restait gravé dans sa mémoire. Elle parlait le
français, le suédois et l'anglais, mais les mots ne ressemblaient à
aucune de ces trois langues. Elle avait tenté de transcrire en
phonétique ce qu'elle entendait. Cela donnait un résultat plutôt
bizarre, sans aucune signification.
Si elle acceptait l'idée que, pour une raison
inconnue, elle recevait les souvenirs d'une autre femme, elle
devait aussi admettre que les événements tragiques dont elle était
involontairement témoin
avaient eu lieu quelque part. Elle avait essayé de reproduire
l'architecture des demeures qu'elle entrevoyait. La tâche n'était
guère aisée. Elles étaient le plus souvent en ruine, et le peu qui
restait intact ne ressemblait à rien de connu. Il ne s'agissait
visiblement pas d'une période récente, mais, étudiant elle-même
l'histoire antique, elle connaissait assez les architectures des
différentes époques pour savoir que celle de ces rêves-souvenirs ne
ressemblait à aucune d'elles. Il s'y glissait parfois des éléments
qui rappelaient les temples amérindiens, mais ce n'était pas
uniquement cela.
Alors, si elle recevait bien des souvenirs, quelle
pouvait en être l'origine ? En quels lieux et à quelle époque
ces événements dramatiques s'étaient-ils déroulés ? En
désespoir de cause, et devant la fréquence accrue du phénomène,
elle accepta de rencontrer le médecin hypnotiseur que connaissait
Christian.
Alain Marchand officiait à Quimper, non loin de la
cathédrale. Christian avait tenu à accompagner Lara, un peu
effrayée à l'idée de se retrouver seule entre les mains d'un
hypnotiseur, mot auquel elle accolait une connotation de
charlatanisme.
— C'est avant tout un médecin, essaya de la
rassurer son ami. L'hypnose est un moyen de soigner, et même
d'opérer. Marchand est un as. Il est même parfois sollicité pour
endormir des patients qui supportent mal les anesthésiants.
L'intérieur du cabinet était cossu, feutré, meublé
avec goût, avec une très nette influence chinoise. Les murs clairs
s'ornaient de laques et de bibelots comme on en voit dans les
restaurants asiatiques. On se serait attendu à rencontrer dans ces
lieux un homme aux yeux bridés et de taille modeste. Alain Marchand
était au contraire une sorte de géant aux mains de déménageur. Son
regard d'un bleu magnétique accentuait l'aspect impressionnant du
personnage. Il invita Lara et Christian à prendre place dans des
fauteuils confortables. La jeune femme lui expliqua ce qui
l'amenait.
— Voilà qui est singulier, dit le praticien
en grattant d'un geste familier le petit bouc qui lui ornait le
menton. Ces rêves sont trop
précis pour n'être que de simples cauchemars. Il y a certainement
autre chose.
Il commença par prendre sa tension et son pouls.
Mais il n'y avait rien à signaler de ce côté. Marchand s'assit
alors face à elle et, en silence, avec des gestes doux, apposa ses
mains sur son visage. Une légère torpeur s'empara de Lara.
— Croyez-vous à la réincarnation,
mademoiselle ? demanda le médecin.
Christian avait prévenu la jeune femme. Le but de
leur visite était de tenter ce que les spécialistes appelaient une
« régression » dans les vies antérieures. Mal à l'aise,
elle répondit :
— Je… je ne sais pas.
— Tout semble prouver que vous êtes entrée en
contact avec une femme que vous avez été dans le passé. La science
peine à expliquer ce phénomène. Nous pouvons imaginer, comme le
suggère la pensée orientale, que notre âme subit une série de
réincarnations. Nous passons ainsi d'une vie à l'autre, et la mort
n'est qu'un phénomène qui nous permet de supporter l'immortalité,
tout comme le sommeil nous permet de supporter la vie. Mais ce
n'est pas la seule explication possible. Peut-être n'avons-nous
qu'une seule vie. Dans ce cas, ce phénomène s'apparenterait plutôt
à la mise en contact avec la mémoire d'une personne qui n'existe
plus, mais dont les souvenirs persistent encore dans une
« dimension parallèle » dont nous ignorons tout. Un
espace qui conserve l'ensemble des mémoires de tous ceux qui ont
vécu depuis le commencement des temps. C'est une autre
hypothèse.
— Mais pourquoi moi ? Pourquoi cette
femme dont je ne parviens même pas à connaître le nom m'a-t-elle
choisie ?
— Je ne pense pas qu'elle vous ait
« choisie », au sens où nous l'entendons habituellement.
Nous ne sommes qu'aux balbutiements de ces recherches. Actuellement
nous ne pouvons que constater le phénomène. Pour ma part, je crois
que vous présentez simplement des affinités troublantes avec cette
inconnue. Rien de plus. Vous êtes comme une sorte de
« récepteur », dans lequel se déversent des bribes de sa
mémoire. Nous allons tenter d'y voir plus clair, si vous
l'acceptez.
— Pensez-vous que vous réussirez à me
débarrasser de ces souvenirs ? demanda Lara, inquiète. Ils me
font peur.
— Je ne
peux rien vous promettre, mademoiselle. Mais je ferai tout mon
possible. Installez-vous confortablement.
Il sortit un pendule de sa poche et lui demanda de
le fixer avec attention.
— A présent, vous allez vous concentrer
sur l'un de vos cauchemars. Visualisez-le. Ensuite, écoutez bien le
son de ma voix. Désormais, vous n'entendez plus que le son de ma
voix, rien que le son de ma voix. Je vais lentement compter jusqu'à
trois. A trois, vous vous endormirez, et vous nous raconterez
ce qui se passe.
Quelques secondes plus tard, Lara se trouvait
projetée dans le paysage désolé, noyé sous la cendre et les glaces.
Avec application, elle rapporta ce qu'elle voyait, les plaines
dévastées, l'impression de voler à bord d'un appareil étrange. Puis
d'autres rêves s'imposèrent. Elle décrivit les étendues
inquiétantes où affleuraient des nappes de lave, les foules
désespérées qui hurlaient dans sa direction, la terrifiante
sensation de froid. Cela dura longtemps, la sensation d'un voyage
de plusieurs jours.
— A trois, vous vous
réveillerez !
Un claquement de doigts résonna dans l'esprit de
Lara comme un coup de tonnerre et elle se retrouva face au docteur
Marchand, frissonnant encore malgré la chaleur douce qui régnait
dans le cabinet. Elle constata aussitôt que Christian et le médecin
la contemplaient avec perplexité.
— Alors, qu'ai-je dit ?
demanda-t-elle.
— Je n'en sais rien, répondit le docteur.
Vous vous êtes exprimée dans une langue totalement inconnue. J'ai
essayé de vous faire revenir au français, mais il m'a été
complètement impossible de vous faire obéir. Comme si une
personnalité différente avait pris possession de votre esprit.
Votre voix elle-même avait changé de tonalité. C'est la première
fois que j'assiste à un phénomène semblable. C'est un cas…
particulièrement troublant et intéressant.
— Vous voulez dire que je suis
possédée ?
— Pas vraiment possédée. Vous conservez votre
indépendance d'esprit. L'autre personnalité ne se manifeste que
pendant votre sommeil, sans prendre le contrôle de votre corps.
Elle vous communique seulement
ses souvenirs. Je ne pense pas que vous ayez grand-chose à redouter
d'elle. En revanche, j'aimerais bien savoir où vivait cette
personne.
Il toussota, l'air embarrassé, puis précisa sa
pensée :
— Le nom de jeune fille de ma mère était
Iribarren. Elle était basque, et c'est une langue que je parle un
peu. Il m'a semblé reconnaître certaines intonations, quelques
mots. Mais c'est peut-être une coïncidence, car la syntaxe n'y
était pas.
Lara secoua la tête.
— Je suis allée deux fois au Pays basque avec
mes parents quand j'étais petite, docteur. L'architecture n'a aucun
rapport avec ce que je vois. Et je ne crois pas qu'il y ait de
volcans en activité du côté de Biarritz.
— Non, bien sûr.
Il réfléchit un court instant et
reprit :
— Nous aurions dû enregistrer cette séance.
Seriez-vous d'accord pour revenir me voir afin que nous tentions
cette expérience ? Je ferais ensuite part de notre étude à des
confrères qui pourraient nous apporter leur aide.
Lara fit la moue.
— Je… je reprendrai rendez-vous,
dit-elle.
— Comme il vous plaira.
Une fois sortie du cabinet, elle resta
silencieuse, près d'un Christian un peu embarrassé. Il comprenait
qu'elle n'ait pas envie de servir de cobaye à une armée de médecins
enthousiasmés par un cas étrange.
Cependant, cette expérience avait profondément
troublé la jeune femme. Le but de sa visite à l'hypnotiseur avait
été, dans un premier temps de l'aider à se débarrasser de ces rêves
épuisants. A présent, elle ne savait plus que penser. Sous
hypnose, ces souvenirs étranges s'étaient faits plus précis, et une
émotion intense ne la quittait plus. Sans pouvoir expliquer
pourquoi, elle n'avait plus l'intention de les chasser. Elle était
désormais persuadée qu'ils revêtaient une très grande importance,
quelque chose qui la dépassait elle-même, un secret dont elle était
dépositaire et qui remontait à la nuit des temps.