En se rendant chez le notaire, Rohan pensait que
maître Monroe avait d'autres éléments à lui communiquer concernant
la succession. Celle-ci s'était passée sans difficulté, grâce aux
précautions prises par son grand-père Henry. Mais ces précautions
avaient confirmé à Rohan qu'il avait envisagé un tel drame.
Pourquoi ?
Le jeune homme avait hérité de la totalité de la
fortune des siens. Il avait pensé que celle-ci se limitait à la
grande demeure de Silverton et à quelques avoirs en banque, mais il
avait découvert avec stupéfaction qu'il était désormais très riche.
Une fortune investie dans plusieurs pays, sous forme de terrains
agricoles, d'immeubles de rapport, de participations dans des
sociétés non cotées en Bourse. Visiblement, Henry Westwood n'avait
aucune confiance dans le système financier libéral. La liste de ses
biens était très longue et étonnamment diverse. Le notaire l'avait
chiffrée à plus de deux cents millions de dollars. Cette nouvelle
aurait dû le réjouir, tout au moins le consoler. Il n'en avait
conçu qu'une grande amertume. Que lui importait d'être si riche
s'il était seul à en profiter ?
Même si les siens vivaient aisément, il n'aurait
jamais soupçonné que cette fortune fût si importante. Il comprenait
mieux à présent pourquoi le FBI avait nourri des soupçons à son
égard. Cependant, il découvrait sa famille sous un jour inattendu.
Les Westwood auraient pu se passer de travailler. Or, son père
l'avait toujours incité à l'effort, et il exigeait la même
discipline de ses deux autres enfants. Rohan avait toujours été
intéressé par l'histoire et l'archéologie. Comme son père et son
grand-père avant lui. Douglas
l'avait invité à pousser ses études le plus loin possible dans ce
domaine. Ce qu'il avait fait.
A présent, Rohan se demandait comment il
allait employer tout cet argent. Peut-être était-ce pour en parler
que le notaire l'avait convoqué. Comme il l'avait promis, Herbert
Scott l'accompagna à l'étude de maître Monroe, à Seattle.
Celui-ci les reçut immédiatement. Maître Monroe
était un homme replet, au crâne dégarni, dont le regard se cachait
derrière des lunettes rondes. Malgré sa petite taille, il se
dégageait de lui une impression de force tranquille et de ruse,
réfugiée dans ses yeux plissés, marqués par les pattes-d'oie. Il
pouvait avoir entre cinquante et soixante ans. Il accueillit Rohan
avec une certaine familiarité. Il l'avait connu tout petit,
puisqu'il faisait partie des rares personnes à visiter
régulièrement la maison de Silverton.
Un autre homme était présent dans le vaste bureau
de maître Monroe. Un individu âgé, d'une belle prestance, aux
cheveux d'un blanc soigné, vêtu avec recherche d'un costume
impeccablement coupé, qui sortait visiblement de l'atelier d'un
grand couturier. Il s'inclina légèrement devant Rohan lorsqu'il
entra. Son regard reflétait un mélange d'autorité et de
bienveillance. Rohan eut immédiatement l'impression de l'avoir déjà
rencontré.
Le notaire désigna le vieil homme.
— Rohan, tu connais déjà monsieur Paul
Flamel.
Ce dernier s'avança.
— J'étais un ami de ton grand-père,
précisa-t-il.
L'homme parlait un américain très correct, mais ne
pouvait masquer son accent français.
— Je me souviens un peu de vous, répondit
Rohan. Mais cela remonte à quelques années.
— La dernière fois que je suis venu, tu
devais avoir treize ou quatorze ans.
Rohan acquiesça, mais resta sur ses gardes. Il y
avait chez cet homme quelque chose qui l'inquiétait un peu, sans
qu'il sache quoi. Le notaire présenta ensuite le
policier :
— Monsieur Flamel, voici l'inspecteur Scott,
qui a été chargé de l'enquête sur le drame de la famille
Westwood.
Il étudia brièvement le Français. Il fut
immédiatement convaincu qu'un mystère entourait cet homme, un
mystère peut-être lié au massacre.
— Désolé de vous rencontrer dans des
circonstances si douloureuses, répondit le vieil homme. Henry
Westwood était un ami très cher.
— Auriez-vous une idée de la raison pour
laquelle toute cette famille a été exterminée ? demanda Scott
un peu brutalement.
Flamel ne cilla pas.
— Comment pourrais-je en avoir une, monsieur
Scott ? Qui aurait pu s'attendre à une telle
tragédie ?
— Oui, bien sûr, admit Herbert.
— Vos collègues ont-ils une
piste ?
Le flic haussa les épaules.
— S'ils en ont une, ils la gardent secrète,
grommela-t-il. L'enquête privilégie une secte démoniaque. C'est
tout ce que je sais.
— Mais pour votre part, vous n'y croyez pas
trop, reprit le vieil homme en le fixant dans les yeux.
Herbert accusa le coup. L'homme était
subtil.
— En effet, monsieur Flamel. Il y a trop de
choses étranges dans cette histoire.
Il hésita, puis ajouta :
— Je ne devrais pas le dire, puisque mes
supérieurs m'ont ordonné de me taire, mais tant pis. J'ai… enfin,
le médecin légiste a conclu que le père et le grand-père de Rohan
n'étaient pas morts des tortures infligées par leurs tourmenteurs,
mais de l'ingestion d'acide prussique. Tous deux avaient une dent
creuse pleine de cyanure.
— Voilà qui est très étrange, en effet.
D'après vous, ils se seraient suicidés pour ne pas parler.
— Exactement. Mais le FBI refuse de tenir
compte de cet élément. J'aimerais savoir pourquoi.
Pendant un court instant, Flamel eut l'air
profondément abattu, puis il se redressa avec orgueil. Cet homme ne
devait pas souvent céder à la faiblesse.
— Je ne
peux malheureusement vous être d'aucune aide, monsieur Scott,
dit-il d'une voix sourde. Mes relations avec les Westwood étaient
essentiellement fondées sur notre travail commun. Je suis historien
également, spécialisé dans le néolithique. Henry et Douglas ne
manquaient jamais de venir me rendre visite lorsqu'ils venaient en
France. Leur disparition est une perte irréparable.
Ils prirent place dans les fauteuils que leur
proposait maître Monroe, puis Flamel poursuivit :
— Votre présence aux côtés de Rohan m'amène à
penser que vous avez pris soin de lui depuis ce terrible drame,
monsieur Scott. Je veux vous en remercier. La raison de ma présence
ici lui étant liée, j'estime que vous avez le droit de la
connaître.
Il se tourna vers Rohan.
— Mon garçon, l'amitié qui me liait à ton
grand-père et à ton père était d'une qualité rare. Lorsque j'ai
appris ce qui s'est passé, j'ai pensé à toi, et au fait que tu
allais te retrouver seul. Je sais aussi que tu suivais des études
d'archéologie. Je suis donc venu te proposer de te recevoir dans ma
propre famille, avec la possibilité de poursuivre tes études en
France.
Rohan regarda le vieil homme avec méfiance.
Celui-ci sembla deviner ses préventions.
— Ce n'est qu'une suggestion, bien sûr. Je
comprends que la découverte de la fortune de ta famille puisse te
rendre prudent, surtout après ce qui s'est passé. Si cela peut te
rassurer, sache que ma famille est, elle aussi, très riche,
probablement plus encore que la tienne. Tu es majeur, et je
t'assure que je n'interviendrai aucunement sur ce plan-là. Maître
Monroe te conseillera bien plus utilement que moi. Ma proposition
n'a qu'une motivation : t'éviter de te retrouver seul dans un
moment aussi difficile. Je dois cela à mon ami Henry.
Un instant, les yeux du vieil homme s'étaient mis
à briller singulièrement. Il émanait de lui une telle autorité que
Rohan en fut désarçonné. Il se souvenait à présent mieux de Paul
Flamel. Effectivement, son grand-père et lui semblaient liés par
une profonde amitié et une grande complicité.
— J'espère seulement te convaincre de venir
passer quelque temps chez moi. Je possède une grande propriété en
Dordogne. C'est l'une des plus
belles régions de France, qui en compte pourtant beaucoup. Je sais
que tu parles couramment français. Tu ne seras donc pas dépaysé. Et
en ce qui concerne l'archéologie, tu connais sans doute la richesse
du Périgord.
Rohan hocha la tête, dubitatif.
— Je vous remercie de cette proposition,
monsieur Flamel. Je… je vais y réfléchir.
— C'est bien naturel. Je précise que ma
famille compte aussi plusieurs membres du même âge que toi, et qui
seraient heureux de t'accueillir.
Plus tard, Rohan et Paul Flamel se retrouvèrent
dans un restaurant situé sur les rives du lac Washington, à l'est
de la ville. Herbert Scott avait regagné Silverton après que le
Français avait proposé à Rohan de rester un ou deux jours à Seattle
afin qu'ils fissent plus ample connaissance.
— Votre nom me dit quelque chose, dit soudain
Rohan.
— Il n'y a rien d'étonnant à cela. Nicolas
Flamel était le nom d'un célèbre libraire et écrivain du
quatorzième siècle…
— J'y suis ! On parle de lui dans Harry
Potter. On dit qu'il est encore vivant à notre époque grâce à la
Pierre philosophale.
Paul Flamel eut un sourire amusé.
— Il existe en effet de nombreuses légendes
autour de Nicolas Flamel. Mais je peux t'assurer qu'il n'était pas
immortel. En revanche, il fut mon ancêtre.
L'information stupéfia le jeune homme.
— Votre ancêtre ?
— Exactement.
— Alors, d'où viennent ces
légendes ?
— Elles furent inventées de toutes pièces au
dix-septième siècle. Nicolas est né vers 1330, dans une famille
d'origine modeste. Après avoir étudié le latin, il a acheté une
charge de libraire-juré, ce qui lui donnait le droit de créer des
manuscrits de luxe. Il employait plusieurs copistes. A cette
époque, l'imprimerie n'était pas encore inventée et les livres
étaient recopiés à la main. Ils coûtaient aussi cher qu'une maison.
Sa clientèle était composée des familles les plus riches de Paris.
Il faut aussi ajouter que son
épouse, Pernelle, était elle-même fortunée. Tous deux firent
d'excellents placements immobiliers dans la capitale, ce qui accrut
encore leurs biens. Cependant, Nicolas aimait à dire qu'il était
alchimiste et qu'il connaissait le secret de la Pierre
philosophale. On a prétendu plus tard qu'il aurait écrit un ouvrage
intitulé Livre des figures
hiéroglyphiques. Cependant, il est peu vraisemblable que cet
ouvrage soit de lui. En réalité, cette histoire fut imaginée par un
individu nommé Arnaud de la Chevalerie, qui, au début du
dix-septième siècle, déclara qu'il avait traduit un ouvrage en
latin écrit par Nicolas Flamel. Cet ouvrage fut sans doute composé
à partir de livres traitant d'alchimie et publiés au seizième
siècle. Nicolas n'a rien à voir là-dedans, mais cela a suffi à
accréditer sa légende. On prétendit qu'il connaissait le secret de
la transmutation du plomb en or et que c'est de là que provenait sa
fortune. De même, sa longévité étonna ses contemporains. Il vécut
jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans, âge fort avancé pour
l'époque, et dessina lui-même sa propre tombe, qui fut gravée de
symboles d'alchimie. La légende affirme aussi qu'un voleur
s'introduisit dans cette tombe, certain d'y trouver de l'or. Il
n'en trouva pas, mais, chose plus étonnante, le cercueil de Nicolas
était vide. Il n'en fallait pas plus pour que l'on en déduisît que
Nicolas Flamel vivait encore et avait découvert le secret de
l'immortalité.
« Une autre légende affirme qu'il aurait
dirigé pendant dix ans le mystérieux prieuré de Sion, société
secrète prétendument fondée en 1066 au sein de l'ordre des
Templiers, pour protéger le secret d'une descendance mérovingienne
ignorée mais destinée à remonter un jour sur le trône de France. En
vérité, ce prieuré de Sion n'a jamais existé. Il fut imaginé en
1956 par un dénommé Pierre Plantard dans ses Dossiers secrets d'Henri Lobineau. Pierre Plantard,
qui prétendait descendre lui-même des Mérovingiens et s'inscrivait
dans la mouvance d'extrême droite de Vichy, a fini par avouer sa
mystification en 1992. Il est mort en 2000. En 2003, Dan Brown a
utilisé cette mystification pour son roman, le Da Vinci Code, avec une habileté telle que beaucoup
de gens ont cru que ce prieuré existait vraiment. Ainsi naissent
les légendes.
« En revanche, sais-tu que la maison de
Nicolas Flamel existe encore ? Elle est sise au 51 de la
rue de Montmorency, et elle est la plus ancienne maison de Paris. Elle fut
construite en 1407 pour servir d'asile aux pauvres, car Nicolas
Flamel et son épouse Pernelle étaient très charitables.
Aujourd'hui, elle abrite un restaurant.
Rohan contemplait Paul Flamel. Le vieux Français
lui aurait avoué qu'il était lui-même immortel qu'il n'en aurait
pas été autrement étonné. Il y avait quelque chose de mystérieux
chez lui. Après quelques heures passées en sa compagnie, ses
préventions étaient un peu retombées. Flamel était un grand érudit,
ouvert à quantité de sujets. Sa conversation était passionnante, et
il possédait un charme indéniable, doublé d'un humour plutôt
britannique. Il ressemblait un peu à l'acteur Paul Newman,
peut-être à cause de ses yeux d'un bleu-gris très pâle. Rohan se
demandait quel âge il pouvait avoir. Au moins soixante-dix ans,
d'après ses estimations. Il lui faisait penser à son grand-père,
Henry. Lorsqu'il parlait de la préhistoire, il émanait de lui le
même enthousiasme, la même passion.
Cependant, Rohan remarqua très vite que Flamel
paraissait sur ses gardes. Il jetait parfois des coups d'œil
discrets aux alentours. Le jeune homme le lui fit remarquer.
— Je suis désolé, mon garçon, répondit
Flamel. Je ne peux m'empêcher de penser au drame. Tu es le seul
survivant de ta famille, et je suis inquiet pour toi. Le FBI
prétend qu'il s'agit des crimes d'une organisation satanique, mais
je partage l'opinion de ton ami policier. La vérité est sans doute
différente. Des adorateurs du Diable ne se seraient jamais
aventurés jusqu'à une petite ville perdue en lisière d'une forêt
immense pour massacrer une famille choisie au hasard. Ce ne sont
pas non plus des voleurs qui ont commis cette horreur. Je crois
savoir que rien n'a été emporté.
— En effet. Les bijoux de ma mère et de ma
grand-mère ont été éparpillés sur le sol. Comme par dérision. Ce
n'était pas l'argent qui motivait ces salauds.
— Il y a donc autre chose. Quelque chose de
très important, que détenaient Henry et Douglas.
— Et quoi ?
— Je l'ignore. Mais je persiste à penser que
tu cours un grave danger. C'est pour cette raison que je suis venu
te proposer de quitter ce pays
quelque temps. Je sais que ce monsieur Scott veille sur toi, mais
je pense que tu n'es pas vraiment en sécurité à Silverton. Même
avec sa protection. Ceux qui ont tué tes parents étaient des
professionnels du crime, et monsieur Scott ne possède probablement
pas les moyens de s'opposer à eux.
Rohan ne répondit pas. Il avait déjà pensé à cela.
Chaque nuit depuis le massacre, il s'endormait avec un fusil près
de son lit. Même en sachant que la police effectuait des rondes
régulières, il avait peine à trouver le sommeil. Il ne cessait de
revoir la scène horrible découverte à son retour, le lendemain
matin, les corps mutilés et torturés. Parfois, la nuit, il lui
semblait entendre des hurlements de terreur et de souffrance.
En lui étaient nées une haine incommensurable et
une colère aveugle. S'il redoutait le retour des assassins, il
l'espérait également, pour avoir l'occasion de se trouver face à
eux et de les exterminer comme ils l'avaient fait avec sa famille.
Cependant, il savait aussi qu'il n'avait aucune chance devant des
tueurs professionnels et sadiques. Alors, parfois, la peur
l'emportait et il songeait à partir. Il avait envisagé de vendre la
maison. Il en avait parlé à maître Monroe, mais, curieusement,
celui-ci le lui avait déconseillé, arguant que la demeure était
dans la famille depuis plusieurs générations. Rohan lui avait fait
remarquer que la famille Westwood n'existait plus, le notaire lui
avait répondu qu'il était encore en vie et qu'il ne tenait qu'à lui
de la reconstruire. En revanche, il lui avait vivement conseillé
d'accepter la proposition de Paul Flamel.
Cependant, lorsque ce dernier regagna la France,
Rohan refusa de le suivre. Flamel insista, mais le jeune se montra
d'autant plus ferme. Le vieil homme parut abattu, puis accepta la
décision du jeune homme.
— Tu es un homme, Rohan, je ne peux te
forcer. Mais tu cours un grand danger.
— Je sais !
L'avertissement de Paul Flamel le hanta malgré
tout dans les jours qui suivirent. Il aurait pu se rendre à
Seattle, où il possédait un petit studio. Il y habitait lorsqu'il
suivait les cours à l'université. Mais il n'aimait pas la ville. Elevé à
proximité de l'immense forêt Hoh Rain, il n'était à l'aise qu'au
milieu des vastes espaces sylvestres. Et puis, quelque chose le
retenait encore à Silverton. Il n'aurait su dire quoi. Il devinait
que les autres allaient revenir pour le tuer. Malgré cela, il resta
sur place.
Il gardait en lui l'espoir de nouer un contact
spirituel avec les membres de sa famille. Il percevait toujours les
pensées et les émotions de personnes disparues. Pourquoi les siens
ne se manifesteraient-ils pas à lui ?
Au bout de trois semaines, il n'avait reçu aucun
message, pas le moindre petit signe. Puis, une nuit, un rêve
étrange le visita.