20
Le cauchemar de la sorcière avait profondément marqué Lara. Si le rêve ne l'avait plus visitée, les visions qu'elle en conservait demeuraient incrustées dans sa mémoire. Plus étrange encore, la présence impalpable qui avait commencé à se manifester au matin de cette nuit ne la quittait plus. Elle savait qu'il s'agissait d'un homme, sans doute quelqu'un de jeune, et qui ne lui était pas hostile. Le lien qui s'était établi refusait de se dénouer. Elle avait désormais la sensation d'abriter un inconnu au plus profond d'elle-même. Cela l'avait gênée dans les premiers temps, mais elle avait fini par s'y habituer.
Plus désagréable était cette nouvelle impression d'être suivie et épiée sans cesse. Cela avait commencé un peu plus d'une semaine après le cauchemar de la sorcière. Peut-être était-ce dû à ce qu'elle avait subi au cours de cette nuit funeste, mais il s'était installé autour d'elle une atmosphère d'inquiétude permanente. Comme si le monde s'était métamorphosé et qu'une menace pesait sur elle, dont elle ne pouvait déceler l'origine.
Autrefois, lorsqu'un homme se retournait sur elle, elle en était secrètement flattée, même si elle n'y accordait pas beaucoup d'importance. Là, c'était différent. Elle était convaincue que des individus louches l'observaient, la surveillaient, la traquaient. Ils étaient partout, à Quimper lorsqu'elle s'y rendait, à Saint-Guénolé, où elle habitait. Parfois, il lui semblait en reconnaître certains.
Un jour, excédée, elle se retourna vivement vers l'un d'eux, un grand type encapuchonné qui la suivait en roller depuis un certain temps sur un quai de la capitale finistérienne.
— Ça suffit maintenant ! éclata-t-elle. Cessez de me suivre ou j'appelle la police !
Le type fit tomber sa capuche et éclata de rire. C'était un jeune beur au teint bistré et au sourire ravageur. Il écarta les bras dans un geste théâtral et s'exclama, avec l'accent des banlieues :
— Oh, la gazelle ! Calme-toi. Je te trouve juste très jolie, c'est tout. Faut pas le prendre mal ! Y a pas offense !
Puis il recula, sans cesser de lui dédier son sourire étincelant. Elle secoua la tête, agacée, puis reprit son chemin. Le jeune homme revint à la charge :
— T'as l'air d'avoir des problèmes ! Si je peux t'aider…
— Non, ça ira, merci. Excuse-moi !
— Y a pas de mal !
Puis il s'en fut en slalomant entre les passants. Lara poussa un soupir. Elle se demanda si elle devenait paranoïaque. Elle reprit son chemin lentement. Ce fut alors qu'elle remarqua un homme qui l'observait de loin. Lorsqu'elle le regarda, il détourna aussitôt les yeux. Une brusque bouffée d'adrénaline l'envahit. Ce type n'était pas là par hasard, elle en était sûre. Mais peut-être était-ce un simple mateur, ou un timide. Ce n'était pas un gamin, en tout cas. Il pouvait avoir entre quarante et cinquante ans et ressemblait à Monsieur Tout-le-monde.
Décidée à en avoir le cœur net, elle se dirigea ostensiblement vers lui. L'instant d'après, il s'était évanoui dans la foule. Elle poussa un cri de rage et revint vers sa voiture.
Sur la route qui la ramenait à Saint-Guénolé, elle tenta de faire le point. Elle ne devait pas céder à la folie. Ce n'était pas d'aujourd'hui que les hommes la regardaient. Sans doute y était-elle plus sensible depuis que l'inconnu squattait son esprit. Et d'abord, qui était-il, celui-là ? D'où sortait-il ? Pourquoi la hantait-il de cette manière ?
Ce phénomène l'aurait horripilée si elle n'avait senti que son mystérieux visiteur était aussi désemparé qu'elle. Il n'avait pas volontairement créé ce lien, et il n'était pas plus désireux qu'elle de le conserver. Il ne comprenait pas. C'étaient tout au moins les sentiments diffus qu'elle percevait en provenance de lui.
Par moments, elle aurait aimé en savoir plus, établir une véritable communication. Elle aurait su ainsi à quoi s'en tenir. Mais c'était impossible. Le lien était incontrôlable et ne laissait passer que des émotions.
Elle en avait parlé à Christian, qui avait évoqué le phénomène de la télépathie. Elle avait effectué des recherches par Internet sur le sujet. Mais les résultats étaient peu concluants. Les tenants de la science officielle réfutaient son existence, tandis que d'autres, comme les parapsychologues Charles Honorton et Robert Morris, avaient établi un protocole nommé Ganzfeld – ou champ sensoriel uniforme –, afin d'étudier le phénomène de manière rigoureuse. Selon les scientifiques, les résultats restaient douteux et ne prouvaient rien. Certains d'entre eux étaient pourtant surprenants. D'autres chercheurs enfin versaient dans l'ésotérisme le plus farfelu. Il n'en restait pas moins qu'environ une personne sur cent avait l'impression d'entendre des voix, phénomène que la science officielle ne se risquait pas à étudier ou dont elle niait l'existence. Dans ce fatras, il serait impossible de se faire une idée solide tant que les uns et les autres resteraient accrochés à leurs convictions.
Lara apprit donc à vivre avec son visiteur clandestin.


Les inconnus qui l'épiaient revenaient chaque jour. Elle avait très vite écarté l'hypothèse de dragueurs potentiels et devait admettre qu'elle faisait bien l'objet d'une surveillance constante.
Furieuse et angoissée, elle se rendit à la gendarmerie. Elle fut reçue par un gradé qui ne crut pas un instant à ce qu'elle racontait. Doté d'un inénarrable accent du Sud, ce fonctionnaire pas trop zélé, échoué sur les rivages bretons en raison des arcanes d'une administration militaire fantaisiste, la considéra d'un œil égrillard avant de lui asséner qu'il était parfaitement normal qu'elle attire les regards des hommes, avec un minois comme le sien. Le tout ponctué d'une œillade coquine.
— Alors, vous n'allez rien faire ? s'insurgea-t-elle.
— Et que voulez-vous que je fasse, ma belle ? Si je devais arrêter tous les séducteurs, les trois quarts des hommes se retrouveraient derrière les barreaux.
Après un temps, il ajouta, enjôleur :
— Moi y compris, hé !
Elle poussa un soupir agacé et répondit sèchement :
— J'en ai par-dessus la tête des dragueurs, si vous voulez le savoir. Mais s'il m'arrive quelque chose, vous en porterez la responsabilité.
— Oh, la petite dame, faut pas le prendre comme ça, hé !
Elle haussa les épaules et sortit de la gendarmerie. Evidemment, elle aurait dû s'en douter. Il ne fallait pas s'attendre à une quelconque coopération. Déjà, quand une fille se faisait violer, c'était tout juste si elle n'était pas elle-même considérée comme responsable de son drame lorsqu'elle avait le courage de porter plainte. Alors, se plaindre d'être suivie et surveillée !


— Tu devrais retourner voir l'hypnotiseur, lui conseilla Christian, chez qui elle trouvait refuge de plus en plus souvent.
Ils n'avaient jamais reparlé de la nuit hors du temps qui les avait réunis. Parfois, elle restait dormir chez lui, partageait sa couche, mais il ne se passait rien entre eux, même si régulièrement elle se blottissait contre lui. D'ailleurs, Lara n'avait guère envie de faire l'amour avec qui que ce soit. La présence de son visiteur inconnu ne contribuait pas à favoriser ses envies.
— Je vais y réfléchir, répondit-elle.
Mais elle était sceptique quant aux capacités du praticien à la guérir de ses troubles.
La prophetie des glaces
titlepage.xhtml
title.xhtml
copyright.xhtml
9782258082113-1.xhtml
9782258082113-2.xhtml
9782258082113-3.xhtml
9782258082113-4.xhtml
9782258082113-5.xhtml
9782258082113-6.xhtml
9782258082113-7.xhtml
9782258082113-8.xhtml
9782258082113-9.xhtml
9782258082113-10.xhtml
9782258082113-11.xhtml
9782258082113-12.xhtml
9782258082113-13.xhtml
9782258082113-14.xhtml
9782258082113-15.xhtml
9782258082113-16.xhtml
9782258082113-17.xhtml
9782258082113-18.xhtml
9782258082113-19.xhtml
9782258082113-20.xhtml
9782258082113-21.xhtml
9782258082113-22.xhtml
9782258082113-23.xhtml
9782258082113-24.xhtml
9782258082113-25.xhtml
9782258082113-26.xhtml
9782258082113-27.xhtml
9782258082113-28.xhtml
9782258082113-29.xhtml
9782258082113-30.xhtml
9782258082113-31.xhtml
9782258082113-32.xhtml
9782258082113-33.xhtml
9782258082113-34.xhtml
9782258082113-35.xhtml
9782258082113-36.xhtml
9782258082113-37.xhtml
9782258082113-38.xhtml
9782258082113-39.xhtml
9782258082113-40.xhtml
9782258082113-41.xhtml
9782258082113-42.xhtml
9782258082113-43.xhtml
9782258082113-44.xhtml
9782258082113-45.xhtml
9782258082113-46.xhtml
9782258082113-47.xhtml
9782258082113-48.xhtml
9782258082113-49.xhtml
9782258082113-50.xhtml
9782258082113-51.xhtml
9782258082113-52.xhtml
9782258082113-53.xhtml
9782258082113-54.xhtml
9782258082113-55.xhtml
9782258082113-56.xhtml
9782258082113-57.xhtml
9782258082113-58.xhtml
9782258082113-59.xhtml
9782258082113-60.xhtml
9782258082113-61.xhtml
9782258082113-62.xhtml
9782258082113-63.xhtml
9782258082113-64.xhtml
9782258082113-65.xhtml
9782258082113-66.xhtml
9782258082113-67.xhtml
9782258082113-68.xhtml
9782258082113-69.xhtml
9782258082113-70.xhtml
9782258082113-71.xhtml
9782258082113-72.xhtml