Le cauchemar de la sorcière avait profondément
marqué Lara. Si le rêve ne l'avait plus visitée, les visions
qu'elle en conservait demeuraient incrustées dans sa mémoire. Plus
étrange encore, la présence impalpable qui avait commencé à se
manifester au matin de cette nuit ne la quittait plus. Elle savait
qu'il s'agissait d'un homme, sans doute quelqu'un de jeune, et qui
ne lui était pas hostile. Le lien qui s'était établi refusait de se
dénouer. Elle avait désormais la sensation d'abriter un inconnu au
plus profond d'elle-même. Cela l'avait gênée dans les premiers
temps, mais elle avait fini par s'y habituer.
Plus désagréable était cette nouvelle impression
d'être suivie et épiée sans cesse. Cela avait commencé un peu plus
d'une semaine après le cauchemar de la sorcière. Peut-être était-ce
dû à ce qu'elle avait subi au cours de cette nuit funeste, mais il
s'était installé autour d'elle une atmosphère d'inquiétude
permanente. Comme si le monde s'était métamorphosé et qu'une menace
pesait sur elle, dont elle ne pouvait déceler l'origine.
Autrefois, lorsqu'un homme se retournait sur elle,
elle en était secrètement flattée, même si elle n'y accordait pas
beaucoup d'importance. Là, c'était différent. Elle était convaincue
que des individus louches l'observaient, la surveillaient, la
traquaient. Ils étaient partout, à Quimper lorsqu'elle s'y rendait,
à Saint-Guénolé, où elle habitait. Parfois, il lui semblait en
reconnaître certains.
Un jour, excédée, elle se retourna vivement vers
l'un d'eux, un grand type encapuchonné qui la suivait en roller
depuis un certain temps sur un quai de la capitale
finistérienne.
Le type fit tomber sa capuche et éclata de rire.
C'était un jeune beur au teint bistré et au sourire ravageur. Il
écarta les bras dans un geste théâtral et s'exclama, avec l'accent
des banlieues :
— Oh, la gazelle ! Calme-toi. Je te
trouve juste très jolie, c'est tout. Faut pas le prendre mal !
Y a pas offense !
Puis il recula, sans cesser de lui dédier son
sourire étincelant. Elle secoua la tête, agacée, puis reprit son
chemin. Le jeune homme revint à la charge :
— T'as l'air d'avoir des problèmes ! Si
je peux t'aider…
— Non, ça ira, merci. Excuse-moi !
— Y a pas de mal !
Puis il s'en fut en slalomant entre les passants.
Lara poussa un soupir. Elle se demanda si elle devenait
paranoïaque. Elle reprit son chemin lentement. Ce fut alors qu'elle
remarqua un homme qui l'observait de loin. Lorsqu'elle le regarda,
il détourna aussitôt les yeux. Une brusque bouffée d'adrénaline
l'envahit. Ce type n'était pas là par hasard, elle en était sûre.
Mais peut-être était-ce un simple mateur, ou un timide. Ce n'était
pas un gamin, en tout cas. Il pouvait avoir entre quarante et
cinquante ans et ressemblait à Monsieur Tout-le-monde.
Décidée à en avoir le cœur net, elle se dirigea
ostensiblement vers lui. L'instant d'après, il s'était évanoui dans
la foule. Elle poussa un cri de rage et revint vers sa
voiture.
Sur la route qui la ramenait à Saint-Guénolé, elle
tenta de faire le point. Elle ne devait pas céder à la folie. Ce
n'était pas d'aujourd'hui que les hommes la regardaient. Sans doute
y était-elle plus sensible depuis que l'inconnu squattait son
esprit. Et d'abord, qui était-il, celui-là ? D'où
sortait-il ? Pourquoi la hantait-il de cette
manière ?
Ce phénomène l'aurait horripilée si elle n'avait
senti que son mystérieux visiteur était aussi désemparé qu'elle. Il
n'avait pas volontairement créé ce lien, et il n'était pas plus
désireux qu'elle de le conserver. Il ne comprenait pas. C'étaient
tout au moins les sentiments diffus qu'elle percevait en provenance
de lui.
Par moments, elle aurait aimé en savoir plus,
établir une véritable communication. Elle aurait su ainsi à quoi
s'en tenir. Mais c'était
impossible. Le lien était incontrôlable et ne laissait passer que
des émotions.
Elle en avait parlé à Christian, qui avait évoqué
le phénomène de la télépathie. Elle avait effectué des recherches
par Internet sur le sujet. Mais les résultats étaient peu
concluants. Les tenants de la science officielle réfutaient son
existence, tandis que d'autres, comme les parapsychologues Charles
Honorton et Robert Morris, avaient établi un protocole nommé
Ganzfeld – ou champ sensoriel
uniforme –, afin d'étudier le phénomène de manière rigoureuse.
Selon les scientifiques, les résultats restaient douteux et ne
prouvaient rien. Certains d'entre eux étaient pourtant surprenants.
D'autres chercheurs enfin versaient dans l'ésotérisme le plus
farfelu. Il n'en restait pas moins qu'environ une personne sur cent
avait l'impression d'entendre des voix, phénomène que la science
officielle ne se risquait pas à étudier ou dont elle niait
l'existence. Dans ce fatras, il serait impossible de se faire une
idée solide tant que les uns et les autres resteraient accrochés à
leurs convictions.
Lara apprit donc à vivre avec son visiteur
clandestin.
Les inconnus qui l'épiaient revenaient chaque
jour. Elle avait très vite écarté l'hypothèse de dragueurs
potentiels et devait admettre qu'elle faisait bien l'objet d'une
surveillance constante.
Furieuse et angoissée, elle se rendit à la
gendarmerie. Elle fut reçue par un gradé qui ne crut pas un instant
à ce qu'elle racontait. Doté d'un inénarrable accent du Sud, ce
fonctionnaire pas trop zélé, échoué sur les rivages bretons en
raison des arcanes d'une administration militaire fantaisiste, la
considéra d'un œil égrillard avant de lui asséner qu'il était
parfaitement normal qu'elle attire les regards des hommes, avec un
minois comme le sien. Le tout ponctué d'une œillade coquine.
— Alors, vous n'allez rien faire ?
s'insurgea-t-elle.
— Et que voulez-vous que je fasse, ma
belle ? Si je devais arrêter tous les séducteurs, les trois
quarts des hommes se retrouveraient derrière les barreaux.
Après un temps, il ajouta, enjôleur :
— Moi y compris, hé !
— J'en ai par-dessus la tête des dragueurs,
si vous voulez le savoir. Mais s'il m'arrive quelque chose, vous en
porterez la responsabilité.
— Oh, la petite dame, faut pas le prendre
comme ça, hé !
Elle haussa les épaules et sortit de la
gendarmerie. Evidemment, elle aurait dû s'en douter. Il ne fallait
pas s'attendre à une quelconque coopération. Déjà, quand une fille
se faisait violer, c'était tout juste si elle n'était pas elle-même
considérée comme responsable de son drame lorsqu'elle avait le
courage de porter plainte. Alors, se plaindre d'être suivie et
surveillée !
— Tu devrais retourner voir l'hypnotiseur,
lui conseilla Christian, chez qui elle trouvait refuge de plus en
plus souvent.
Ils n'avaient jamais reparlé de la nuit hors du
temps qui les avait réunis. Parfois, elle restait dormir chez lui,
partageait sa couche, mais il ne se passait rien entre eux, même si
régulièrement elle se blottissait contre lui. D'ailleurs, Lara
n'avait guère envie de faire l'amour avec qui que ce soit. La
présence de son visiteur inconnu ne contribuait pas à favoriser ses
envies.
— Je vais y réfléchir, répondit-elle.
Mais elle était sceptique quant aux capacités du
praticien à la guérir de ses troubles.