18
Jamais encore Lara n'avait fait ce cauchemar. Car cette fois il s'agissait vraiment d'un cauchemar. Le décor ne rappelait en rien ce qu'elle avait vu auparavant. A aucun moment les rêves précédents ne lui avaient occasionné de souffrance physique, même lorsque la silhouette mystérieuse se jetait sur elle au moment où elle pénétrait dans les ruines.
Elle se trouvait dans une salle voûtée, entourée de personnages revêtus de tenues ecclésiastiques. Certains lui posaient des questions absurdes, par lesquelles ils laissaient entendre qu'elle était l'Antéchrist, qu'elle était remontée à la surface de la Terre depuis les profondeurs des Enfers pour semer le chaos et la terreur. Le plus terrible était la douleur qui accompagnait ce rêve. Parfois, des lames vives s'enfonçaient sous ses ongles, lui arrachant des hurlements. A d'autres moments, elle avait l'impression d'avoir les pieds et les poings liés et d'être projetée dans l'eau. Ou bien on lui tordait les bras derrière le dos et on la soulevait violemment de terre après lui avoir attaché des poids aux pieds.
Elle s'éveilla d'un coup, arrachée au sommeil par ses propres cris. Il lui fallut plusieurs minutes avant de reprendre son souffle et de recouvrer ses esprits. Mais la terreur rémanente refusait de s'effacer. Que signifiait ce nouveau rêve ?
Elle avait eu la sensation que des hommes d'Eglise lui faisaient un procès, pour une raison qu'elle n'avait pas comprise. Ils l'accusaient d'être une sorcière, ou pire encore, une devineresse, chose formellement interdite par la loi divine, dont la Sainte Bible était la traduction. Curieusement, la langue employée était le suédois, qu'elle parlait couramment puisque c'était la langue de son père. Mais c'était un suédois ancien, presque désuet, qui comportait des expressions inusitées ou oubliées depuis des siècles. Pourtant, elle comprenait parfaitement les lambeaux de phrases qui lui revenaient. De même qu'elle situait l'architecture des bâtiments entrevus. Ce rêve avait sans doute un rapport avec des événements qui s'étaient déroulés quelques siècles plus tôt, en Suède, probablement au quinzième ou au seizième siècle.
Elle ne parvenait pas à se calmer. Des tremblements agitaient son corps, ses dents s'étaient mises à claquer. Elle avait beau se répéter qu'elle ne risquait rien, que tout cela s'était passé il y avait bien longtemps, elle ne parvenait pas à retrouver la paix.
Autour d'elle, sa demeure semblait être devenue hostile, comme si les spectres qui l'avaient tourmentée étaient toujours là, tapis dans l'ombre. Au moindre bruit insolite, bruissement du vent, claquement d'un volet, elle sursautait. Au-dehors sévissait une tempête qui semblait vouloir tout emporter. Par la fenêtre, à la lueur des éclairs, elle voyait les grands arbres se tordre, les branches s'agiter de manière désordonnée. Elle tâta ses membres avec angoisse. Il lui semblait encore ressentir l'écho des douleurs innommables qu'elle avait endurées au cours du cauchemar. Elle avait peur de se rendormir, de crainte de se retrouver au cœur du même enfer. Malgré la chaleur estivale et la tiédeur humide, elle frissonnait. Autour d'elle, la maison était vide. Jamais sa mère ne lui avait autant manqué. Elle aurait voulu courir vers elle, se blottir dans sa chaleur rassurante. Elle éclata en sanglots. Elle était seule. Irrémédiablement.
A la fin, n'y tenant plus, elle s'enveloppa dans une couverture et se dirigea vers la porte d'entrée. Au-dehors, une bourrasque violente lui tordit la poitrine. Des gifles de pluie la cinglèrent. Les cheveux défaits, elle prit son courage à deux mains et courut jusqu'à la maison de Christian. Il était là. Elle avait vu de la lumière la veille. Elle ne pouvait pas rester seule. Elle frappa à la porte avec l'énergie du désespoir. Elle allait le réveiller, mais tant pis. Elle avait trop peur.
— Christian ! Christian !
Il fut là. Les yeux gonflés, il luttait contre le sommeil.
— Qu'est-ce qui t'arrive, ma chérie ? Tu en fais une tête !
Elle se précipita dans ses bras.
— Christian, c'est horrible…
— Allez, viens, entre.
Minée par la fatigue et la peur, elle éclata en sanglots. Le jeune homme l'entraîna dans le salon, meublé avec goût, et la fit asseoir sur un canapé de cuir blanc.
— Excuse-moi, excuse-moi, ne cessait de répéter Lara en claquant toujours des dents.
Il la serra contre lui avec tendresse.
— Là, calme-toi. Je vais te préparer une tisane.
Il allait gagner la cuisine quand elle le retint par le bras.
— Non ! Reste près de moi.
De nouveau, elle se blottit contre lui, recherchant sa chaleur, sa protection.
— Que t'est-il arrivé ?
A mots hachés, elle lui expliqua son dernier cauchemar, les fulgurances de souffrance qui l'avaient accompagné, avec, pour finir, une sensation de terreur absolue lorsqu'elle avait éprouvé la morsure des flammes.
— On aurait dit que j'avais été projetée dans la peau d'une sorcière. Ce cauchemar n'a rien à voir avec les précédents. Là-bas, j'étais comme une reine. Dans celui-ci, j'étais considérée comme une hérétique, une criminelle, alors que je savais au fond de moi que j'étais innocente. C'était horrible.
Elle se remit à trembler, puis se serra de nouveau contre son ami. Ils restèrent un long moment ainsi, serrés l'un contre l'autre. Peu à peu, Lara finit par se calmer. Le parfum d'herbes et de fleurs de Christian avait remplacé les relents de chairs brûlées issus de son cauchemar. Lentement, irrésistiblement, elle sentit naître dans ses reins une envie impérieuse. C'était bien le moment ! Elle secoua la tête, Christian ne pouvait pas l'aimer.
Mais elle se serra encore plus contre lui. Poussée par un appel venu du plus profond de ses entrailles, elle glissa ses mains vers son torse, puis emprisonna son visage. Christian avait cette beauté que l'on accorde aux anges. S'il avait aimé les femmes, il aurait fait des ravages. Dans la pénombre de l'aube naissante, elle plongea ses yeux dans les siens, puis posa ses lèvres sur les siennes.
Il comprit. Ce n'était pas vraiment de l'amour, ce n'était pas une invitation à renier ses préférences. C'était seulement un appel au secours, un besoin de noyer ses angoisses dans la chaleur d'une étreinte qu'elle ne pouvait demander à personne d'autre qu'à lui. Avec une infinie douceur, il répondit à son baiser. Il en ressentit une impression étrange. Les lèvres d'une femme étaient certainement aussi soyeuses que celles d'un homme. Il aurait repoussé toute autre femme que Lara. Mais elle était son amie, et elle avait besoin de lui. Il devait lui offrir ce qu'elle demandait. Il sentit les mains de la jeune femme effleurer son torse, son ventre, son corps l'appeler. Alors, se surprenant lui-même, il laissa ses mains la déshabiller, emprisonner ses seins chauds et vivants comme des oiseaux. Il se fit douceur et tendresse, la laissa le diriger vers elle, en elle, pour une sensation qu'il n'avait encore jamais éprouvée, qu'il n'aurait jamais imaginé pouvoir ressentir avec une femme. Mais cette femme était Lara, son amie, son double. Il l'aimait.


Bien plus tard, Lara se réveilla dans la tiédeur du corps de Christian. Elle se redressa sur un coude et le regarda dormir. Une bouffée de tendresse l'envahit. Pour elle, il avait accepté de franchir les frontières de ses choix sexuels. Elle savait qu'il n'y aurait pas de lendemain. Elle avait eu besoin de lui, besoin de sentir sur elle la force protectrice d'un homme, et il ne l'avait pas abandonnée.
— Merci, murmura-t-elle à voix basse.
Elle se sentait un peu mieux. La frayeur avait fini par se dissiper. Cependant, il lui restait de cette expérience une sensation étrange. Au-delà des visages terrifiants de ses tourmenteurs, elle ressentait, autour d'elle, une autre présence, impalpable, invisible, qui lui semblait aussi perdue qu'elle-même.
Une présence masculine.
Et ce n'était pas Christian…
La prophetie des glaces
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