Jamais encore Lara n'avait fait ce cauchemar. Car
cette fois il s'agissait vraiment d'un cauchemar. Le décor ne
rappelait en rien ce qu'elle avait vu auparavant. A aucun
moment les rêves précédents ne lui avaient occasionné de souffrance
physique, même lorsque la silhouette mystérieuse se jetait sur elle
au moment où elle pénétrait dans les ruines.
Elle se trouvait dans une salle voûtée, entourée
de personnages revêtus de tenues ecclésiastiques. Certains lui
posaient des questions absurdes, par lesquelles ils laissaient
entendre qu'elle était l'Antéchrist, qu'elle était remontée à la
surface de la Terre depuis les profondeurs des Enfers pour semer le
chaos et la terreur. Le plus terrible était la douleur qui
accompagnait ce rêve. Parfois, des lames vives s'enfonçaient sous
ses ongles, lui arrachant des hurlements. A d'autres moments,
elle avait l'impression d'avoir les pieds et les poings liés et
d'être projetée dans l'eau. Ou bien on lui tordait les bras
derrière le dos et on la soulevait violemment de terre après lui
avoir attaché des poids aux pieds.
Elle s'éveilla d'un coup, arrachée au sommeil par
ses propres cris. Il lui fallut plusieurs minutes avant de
reprendre son souffle et de recouvrer ses esprits. Mais la terreur
rémanente refusait de s'effacer. Que signifiait ce nouveau
rêve ?
Elle avait eu la sensation que des hommes d'Eglise
lui faisaient un procès, pour une raison qu'elle n'avait pas
comprise. Ils l'accusaient d'être une sorcière, ou pire encore, une
devineresse, chose formellement interdite par la loi divine, dont
la Sainte Bible était la traduction. Curieusement, la langue
employée était le suédois, qu'elle parlait couramment puisque
c'était la langue de son
père. Mais c'était un suédois ancien, presque désuet, qui
comportait des expressions inusitées ou oubliées depuis des
siècles. Pourtant, elle comprenait parfaitement les lambeaux de
phrases qui lui revenaient. De même qu'elle situait l'architecture
des bâtiments entrevus. Ce rêve avait sans doute un rapport avec
des événements qui s'étaient déroulés quelques siècles plus tôt, en
Suède, probablement au quinzième ou au seizième siècle.
Elle ne parvenait pas à se calmer. Des
tremblements agitaient son corps, ses dents s'étaient mises à
claquer. Elle avait beau se répéter qu'elle ne risquait rien, que
tout cela s'était passé il y avait bien longtemps, elle ne
parvenait pas à retrouver la paix.
Autour d'elle, sa demeure semblait être devenue
hostile, comme si les spectres qui l'avaient tourmentée étaient
toujours là, tapis dans l'ombre. Au moindre bruit insolite,
bruissement du vent, claquement d'un volet, elle sursautait.
Au-dehors sévissait une tempête qui semblait vouloir tout emporter.
Par la fenêtre, à la lueur des éclairs, elle voyait les grands
arbres se tordre, les branches s'agiter de manière désordonnée.
Elle tâta ses membres avec angoisse. Il lui semblait encore
ressentir l'écho des douleurs innommables qu'elle avait endurées au
cours du cauchemar. Elle avait peur de se rendormir, de crainte de
se retrouver au cœur du même enfer. Malgré la chaleur estivale et
la tiédeur humide, elle frissonnait. Autour d'elle, la maison était
vide. Jamais sa mère ne lui avait autant manqué. Elle aurait voulu
courir vers elle, se blottir dans sa chaleur rassurante. Elle
éclata en sanglots. Elle était seule. Irrémédiablement.
A la fin, n'y tenant plus, elle s'enveloppa
dans une couverture et se dirigea vers la porte d'entrée.
Au-dehors, une bourrasque violente lui tordit la poitrine. Des
gifles de pluie la cinglèrent. Les cheveux défaits, elle prit son
courage à deux mains et courut jusqu'à la maison de Christian. Il
était là. Elle avait vu de la lumière la veille. Elle ne pouvait
pas rester seule. Elle frappa à la porte avec l'énergie du
désespoir. Elle allait le réveiller, mais tant pis. Elle avait trop
peur.
— Christian ! Christian !
Il fut là. Les yeux gonflés, il luttait contre le
sommeil.
— Qu'est-ce qui t'arrive, ma chérie ? Tu
en fais une tête !
— Christian, c'est horrible…
— Allez, viens, entre.
Minée par la fatigue et la peur, elle éclata en
sanglots. Le jeune homme l'entraîna dans le salon, meublé avec
goût, et la fit asseoir sur un canapé de cuir blanc.
— Excuse-moi, excuse-moi, ne cessait de
répéter Lara en claquant toujours des dents.
Il la serra contre lui avec tendresse.
— Là, calme-toi. Je vais te préparer une
tisane.
Il allait gagner la cuisine quand elle le retint
par le bras.
— Non ! Reste près de moi.
De nouveau, elle se blottit contre lui,
recherchant sa chaleur, sa protection.
— Que t'est-il arrivé ?
A mots hachés, elle lui expliqua son dernier
cauchemar, les fulgurances de souffrance qui l'avaient accompagné,
avec, pour finir, une sensation de terreur absolue lorsqu'elle
avait éprouvé la morsure des flammes.
— On aurait dit que j'avais été projetée dans
la peau d'une sorcière. Ce cauchemar n'a rien à voir avec les
précédents. Là-bas, j'étais comme une reine. Dans celui-ci, j'étais
considérée comme une hérétique, une criminelle, alors que je savais
au fond de moi que j'étais innocente. C'était horrible.
Elle se remit à trembler, puis se serra de nouveau
contre son ami. Ils restèrent un long moment ainsi, serrés l'un
contre l'autre. Peu à peu, Lara finit par se calmer. Le parfum
d'herbes et de fleurs de Christian avait remplacé les relents de
chairs brûlées issus de son cauchemar. Lentement, irrésistiblement,
elle sentit naître dans ses reins une envie impérieuse. C'était
bien le moment ! Elle secoua la tête, Christian ne pouvait pas
l'aimer.
Mais elle se serra encore plus contre lui. Poussée
par un appel venu du plus profond de ses entrailles, elle glissa
ses mains vers son torse, puis emprisonna son visage. Christian
avait cette beauté que l'on accorde aux anges. S'il avait aimé les
femmes, il aurait fait des ravages. Dans la pénombre de l'aube
naissante, elle plongea ses yeux dans les siens, puis posa ses
lèvres sur les siennes.
Il comprit.
Ce n'était pas vraiment de l'amour, ce n'était pas une invitation à
renier ses préférences. C'était seulement un appel au secours, un
besoin de noyer ses angoisses dans la chaleur d'une étreinte
qu'elle ne pouvait demander à personne d'autre qu'à lui. Avec une
infinie douceur, il répondit à son baiser. Il en ressentit une
impression étrange. Les lèvres d'une femme étaient certainement
aussi soyeuses que celles d'un homme. Il aurait repoussé toute
autre femme que Lara. Mais elle était son amie, et elle avait
besoin de lui. Il devait lui offrir ce qu'elle demandait. Il sentit
les mains de la jeune femme effleurer son torse, son ventre, son
corps l'appeler. Alors, se surprenant lui-même, il laissa ses mains
la déshabiller, emprisonner ses seins chauds et vivants comme des
oiseaux. Il se fit douceur et tendresse, la laissa le diriger vers
elle, en elle, pour une sensation qu'il n'avait encore jamais
éprouvée, qu'il n'aurait jamais imaginé pouvoir ressentir avec une
femme. Mais cette femme était Lara, son amie, son double. Il
l'aimait.
Bien plus tard, Lara se réveilla dans la tiédeur
du corps de Christian. Elle se redressa sur un coude et le regarda
dormir. Une bouffée de tendresse l'envahit. Pour elle, il avait
accepté de franchir les frontières de ses choix sexuels. Elle
savait qu'il n'y aurait pas de lendemain. Elle avait eu besoin de
lui, besoin de sentir sur elle la force protectrice d'un homme, et
il ne l'avait pas abandonnée.
— Merci, murmura-t-elle à voix basse.
Elle se sentait un peu mieux. La frayeur avait
fini par se dissiper. Cependant, il lui restait de cette expérience
une sensation étrange. Au-delà des visages terrifiants de ses
tourmenteurs, elle ressentait, autour d'elle, une autre présence,
impalpable, invisible, qui lui semblait aussi perdue
qu'elle-même.
Une présence masculine.
Et ce n'était pas Christian…