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Pendant le voyage du retour, la présence impalpable du fantôme de Helka sembla suivre Rohan, manifestant un comportement tout à fait différent par rapport aux ombres qui le visitaient habituellement pendant son sommeil. Il la ressentait sans difficulté à l'état de veille et surtout, à l'inverse des esprits disparus, qui paraissaient baigner dans la sérénité et la plénitude, Helka semblait en proie à la peur et à l'étonnement.
Rohan ne savait comment interpréter ce nouveau phénomène. Cependant, il s'abstint d'en parler à Paul Flamel. A plusieurs reprises, le vieil homme lui avait demandé s'il percevait quelque chose de particulier. Le jeune homme avait préféré garder pour lui ce qu'il éprouvait. Les questions se bousculaient dans son esprit. Il n'oubliait pas la manière épouvantable dont sa famille avait été exterminée et se méfiait de tout le monde. Flamel lui témoignait de l'amitié et parlait de ses parents avec une certaine affection. Mais n'était-ce pas de la comédie ? Qu'attendait-il exactement de lui ? Quel était son intérêt, dans tout ça ? Pourquoi s'intéressait-il autant à cette obscure sorcière finlandaise du seizième siècle ? Cela faisait cinq cents ans qu'elle avait disparu et tout le monde l'avait oubliée. Qui étaient ces mystérieux prêtres de l'Ensis Dei, et pourquoi s'étaient-ils à ce point acharnés à la détruire ? Cet acharnement avait-il un rapport avec les paysages qu'elle décrivait ? Dans ce cas, était-il possible que cette fille ait vraiment été capable de percevoir les régions infernales ?
Cette idée l'inquiétait. Malgré ce que lui avait affirmé son père, se pouvait-il que l'Enfer existât ? Etaient-ce ces régions mythiques qu'essayait de localiser Paul Flamel ? C'était absurde. L'Enfer n'était qu'une vue de l'esprit, un épouvantail destiné à effrayer les humains en leur faisant croire qu'ils seraient punis après leur mort pour leurs mauvaises actions. Pourtant, un doute insidieux s'était emparé du jeune homme. L'hypothèse de régions infernales accueillant les âmes maudites n'était pas le fait de la seule religion catholique. Elle remontait à la plus haute antiquité. Ainsi, les anciens Egyptiens redoutaient la pesée de leur âme par le dieu Anubis. Si elle se révélait plus lourde que la plume de la déesse de l'harmonie, Maât, ils étaient dévorés par le serpent de Seth, le terrifiant Apophis, et disparaissaient à jamais dans le Néant. Chez les Grecs, les Enfers comportaient un lieu destiné à recevoir les âmes des criminels, des assassins et de ceux qui avaient trahi les leurs. Ce territoire sulfureux avait un nom : Tartare. Là, après le verdict prononcé par les trois juges Eaque, Minos et Rhadamanthe, les damnés subissaient de terribles châtiments. On retrouve aussi l'Enfer chez les Scandinaves, sous la forme d'un royaume souterrain gouverné par la déesse Hel, dont une moitié du visage était vivante et l'autre morte.
Tout cela relevait de la légende. Mais à l'origine de toute légende, il y a bien souvent un fait réel. Alors, où était la vérité ? D'où venaient vraiment les ombres qui entraient en contact avec lui ?
En proie au doute, Rohan s'était replié sur lui-même. Même la présence de Valentine ne parvenait plus à le mettre en confiance. La jeune fille ne disait rien. Elle avait pris place à côté de lui. Il la sentait troublée, concentrée sur quelque chose qu'elle gardait, elle aussi, pour elle-même. Cependant, sa méfiance était telle qu'il résista à l'envie de lui parler. Il observait discrètement Paul Flamel, qui s'agitait avec nervosité sur son siège, devant lui.
Le vieil homme ne l'avait pas emmené en Finlande par hasard. Il savait ce qui allait se passer lorsque Rohan prendrait connaissance des documents concernant Helka Paakinen. Le jeune Américain avait désormais l'impression de sentir un piège inexorable se refermer sur lui.


Plus tard, toujours dans la voiture, Paul Flamel redemanda au jeune Américain s'il ne ressentait vraiment rien. Rohan s'obstina à nier.
— Il faut que tu te concentres, mon garçon, insista Flamel. Je suis sûr que tu as hérité du don de ton père.
— Mais en quoi est-ce si important pour vous ? finit par rétorquer Rohan, agacé. Ce n'est qu'une histoire ancienne.
Flamel ne répondit pas immédiatement. Puis il lâcha :
— Cette histoire est ancienne, mais elle pourrait avoir de très graves répercussions aujourd'hui.
Une onde glaciale coula le long de l'échine de Rohan.
— Est-elle liée à la mort de mes parents ?
Nouvelle hésitation. Puis :
— Oui. Et si tu veux en savoir plus, tu dois faire le maximum pour entrer en contact avec l'âme de Helka Paakinen.
Il se tut. Le ton employé révéla un certain énervement de la part de Paul Flamel. Ou une grande impatience ?


Revenu au château, Rohan s'isola dans sa chambre. Il avait besoin de faire le point. L'insistance de Paul Flamel au sujet de cette fille du seizième siècle avait quelque chose d'irrationnel et d'inquiétant. Par moments, son imagination s'emballait, comme lorsqu'il tentait de trouver une explication au mystère qui planait sur la mort de ses parents, sur la panic room. Il était allé jusqu'à penser qu'il pouvait s'agir d'une histoire d'extraterrestres. Mais il ne croyait pas trop à cette possibilité. Lorsqu'il étudiait l'astronomie, il avait compris que les distances pharamineuses séparant les étoiles rendaient peu probable l'existence d'êtres venus d'ailleurs, même si la vie était sans doute un phénomène répandu dans l'univers.
Se forçant à garder l'esprit calme, il récapitula ce qu'il savait. Il avait découvert que l'étrange écriture du dossier Hedeen avait un rapport singulier avec celle des tablettes de Glozel, qui paraissait remonter très loin dans le temps, peut-être à plus de dix mille ans, si l'on considérait les marques sur les ossements. Certaines espèces ayant résisté à plusieurs glaciations depuis plusieurs centaines de milliers d'années s'étaient curieusement éteintes vers la fin de la glaciation de Würm, apparemment de manière assez brutale. Paradoxalement, les hommes de Cro-Magnon vivaient en Sibérie, une région parmi les plus froides du monde. Là encore, des contacts oniriques établis avec des hommes ayant vécu à cette époque révélaient un paysage plus chaud qu'il n'aurait dû l'être.
Il y avait une certaine cohérence entre ces différentes études : elles évoquaient toutes des périodes de la préhistoire.
Et voilà que son hôte le poussait à nouer un contact mental avec une sorcière morte depuis cinq siècles… Tout cela semblait complètement décousu. Pourtant, son intuition lui soufflait qu'il n'en était rien. Il existait un lien entre tous ces éléments, entre tous les dossiers que Flamel l'avait invité à étudier. Mais lequel ?
Il se demanda un instant si le vieil homme n'essayait pas de l'initier à des mystères ayant trait à la sorcellerie elle-même. Ou à une sorte de religion remontée de la nuit des temps. Cela pouvait paraître absurde, mais l'insistance de Flamel lui était plus que suspecte.
L'idée qu'il avait eue plus tôt revint le hanter. Etait-il possible que l'Enfer existât ? Etaient-ce ces régions infernales que Flamel cherchait à localiser à travers l'esprit de la petite sorcière finlandaise ? Qu'en était-il de ces lieux étranges ? Où se situaient-ils ? Sous la terre ? Ailleurs ? Pouvait-il s'agir d'un espace parallèle ? L'écriture singulière du dossier Hedeen avait-elle un rapport avec tout ça ?
Etait-il en train de tomber sous la coupe d'une secte satanique, ou tout au moins d'adeptes de la sorcellerie ? C'était absurde. Il n'avait rien remarqué dans le château qui pût rappeler de près ou de loin l'atelier d'un sorcier. Mais on ne lui avait pas montré toutes les pièces. Au cours de sa visite, Valentine avait évité d'ouvrir certaines portes.
Il essaya de se raisonner. Flamel et les siens l'avaient accueilli avec gentillesse, et même un peu plus que ça, pour ce qui concernait certains membres féminins. Dans les jours qui suivirent son retour de Finlande, il envisagea de repartir. Mais où aurait-il pu aller ? Il ne connaissait personne en France. Quant à retourner aux Etats-Unis, cela pouvait se révéler dangereux. Les assassins de sa famille étaient peut-être encore à sa recherche. De toute façon, sa demeure était détruite.
Il décida de rester.


Régulièrement, Paul Flamel revenait à la charge. En vain. Rohan répondait qu'il faisait ce qu'il pouvait, sans résultat. Helka Paakinen demeurait inaccessible. Bien sûr, c'était faux. Chaque jour qui passait renforçait le lien impalpable existant entre Rohan et la fille mystérieuse dont il ressentait de plus en plus souvent la présence. Même s'il ne pouvait entrer en contact avec elle, il percevait très clairement sa personnalité. Cette fille avait été Helka Paakinen mais ne s'en souvenait plus. Elle avait aujourd'hui une autre personnalité, qui paraissait avoir tout oublié de son identité passée. Mais le lien qui s'était noué entre eux avait réveillé le souvenir des tortures subies au seizième siècle, et les perturbations qui en avaient résulté avaient renforcé le contact impalpable entre eux.
Parce qu'il ne comprenait pas l'insistance de Flamel, Rohan était résolu à ne rien dire. Sans pouvoir s'expliquer pourquoi, il savait qu'il devait protéger cette inconnue.


Par moments, Paul Flamel semblait sur le point de perdre patience. Il brillait dans son regard une sorte de colère rentrée qui impressionnait le jeune homme. Mais il finissait toujours par faire marche arrière, l'encourageant à se montrer plus persévérant. Rohan était désormais persuadé que le vieil homme savait qu'il avait noué un contact.
Et qu'il lui jouait la comédie.


Ailleurs, en plusieurs endroits du monde…
Une nouvelle fois, les veilleurs hosyrhiens s'étaient réunis par l'intermédiaire du réseau sécurisé. La voix du Grand Maître était chargée d'un mélange de colère et d'angoisse :
— Que Lucifer éclaire votre route, mes frères. Nous sommes à présent pratiquement certains que le fils de Douglas Westwood est capable de localiser la reine. Mais il ne se montre pas coopératif. La mort de sa famille l'a rendu extrêmement méfiant. Nous devons l'inciter à nous aider. Par tous les moyens. Le temps presse. Où en êtes-vous, de votre côté ?
Les réponses furent unanimes.
— Toutes nos tentatives ont échoué, Grand Maître. La seule chose dont nous soyons certains, c'est que la reine est bien revenue à la vie. Nous percevons son esprit, mais nous ne sommes pas assez puissants pour la localiser.
— Alors, il faut impérativement que ce gamin se concentre. La Prophétie des Glaces est en marche, et rien ne doit l'empêcher de se réaliser.
La prophetie des glaces
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