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— En Antarctique ? s'exclama Rohan.
— Bien sûr, en Antarctique, mon garçon. La cité de Marakha était située sur ce que l'on appelle aujourd'hui la côte de la Princesse-Martha, à l'ouest de la terre de la Reine-Maud. C'est une zone revendiquée par la Norvège. Aujourd'hui, l'épaisseur de la glace est de plusieurs centaines de mètres et la banquise s'avance de quelques dizaines de kilomètres dans l'océan. Mais à l'époque de Tanithkara, le pays ressemblait un peu à la Scandinavie. Nous allons donc devoir pénétrer à l'intérieur des terres, afin de nous retrouver au-dessus de l'endroit où commence le socle continental. Grâce à un accord passé avec la Norvège, nous y disposons d'une base permanente. Officiellement, elle est censée étudier les phénomènes climatiques, l'évolution du trou de la couche d'ozone et la faune indigène, manchots empereurs et phoques-léopards. Nous avons fondé une organisation, l'Equinoxe, qui regroupe toutes ces activités. Officieusement, la véritable raison d'être de l'Equinoxe est la recherche des ruines de Marakha. Jusqu'à présent, les sondages que nous avons déjà effectués sur place n'ont pas donné de résultats satisfaisants. Bien sûr, nous avons relevé quelques anomalies du terrain, mais elles sont insuffisantes pour nous décider à creuser à un endroit ou un autre.
— Vous voulez creuser ?
— Nous disposons d'une excavatrice très puissante, une machine fabriquée dans le plus grand secret, qui nous permettra de forer une galerie d'accès jusqu'à la surface du continent. Mais pour cela, nous devons d'abord localiser Marakha avec précision.
— Parce que vous espérez trouver encore quelque chose ? s'étonna Lara. La glace a dû tout raboter sur son passage…
— Si l'hypothèse du professeur Hapgood est exacte, il restera des traces du travail humain, si infimes qu'elles soient. C'est là que nous avons besoin de ton aide.
— Vous pensez vraiment que la mémoire de Tanithkara se réveillera plus facilement là-bas ?
Le vieil homme poussa un profond soupir.
— Personne ne peut le dire. Mais si nous ne tentons rien, nous échouerons à coup sûr.
Lara s'en voulut d'avoir douché son enthousiasme. Poursuivre l'expérience lui faisait un peu peur. Les séances d'hypnose l'avaient épuisée. Elle ressentait, elle aussi, une sensation d'échec. L'angoisse ressentie dans le cauchemar des ruines continuait de la hanter. Si elle ne parvenait pas à faire sauter ce verrou mental, elle ne pourrait jamais aller au-delà. Un combat insidieux se livrait en elle. Une partie de son esprit l'appelait à continuer, mais une autre renâclait, par peur de se retrouver de nouveau face à la créature angoissante.
Cependant, il était hors de question de reculer. Si elle réussissait à s'affranchir de sa terreur, ce qu'elle allait rencontrer de l'autre côté dépasserait de loin toutes les découvertes archéologiques réalisées à ce jour. Elle répondit :
— Je vais venir avec vous, monsieur Flamel, et nous réveillerons la mémoire de Tanithkara.


Pendant les deux mois qui suivirent, Lara et Rohan étudièrent les documents se rapportant à l'empire englouti qui avaient pu traverser les millénaires. En réalité, il ne restait pas grand-chose. Le dossier Hedeen aurait sans doute pu apporter des précisions, mais le secret de son écriture s'était perdu. Même si les signes paraissaient désormais familiers à Lara, elle était incapable d'en comprendre la signification. Il en serait sans doute autrement si elle réussissait à réveiller la reine.
On savait seulement que les Hedeeniens connaissaient l'électricité, qu'ils utilisaient des dirigeables, qu'ils avaient domestiqué des animaux comme les lamas, les bœufs et les moutons. Leur empire était divisé en dix royaumes dont le nom de quelques capitales avait traversé le temps : Marakha, Palyghar, Deïphrenos, Malhanga ou Valherme. Mais de leur histoire on ne savait rien. De même, on ignorait complètement ce qui s'était passé à l'époque de Tanithkara. Certains récits plus tardifs évoquaient une lueur aveuglante apparue dans le ciel, d'autres une disparition du Soleil. Mais quel sens donner à ces écrits dont la traduction demeurait incertaine ?
Lara et Rohan se penchèrent également sur l'Antarctique, où ils devaient se rendre pour le début de l'été austral. Ce qui ne signifiait pas pour autant qu'il s'agirait d'une expédition de tout repos. Lara avait dévoré plusieurs ouvrages consacrés au sixième continent, comme l'extraordinaire aventure de sir Ernest Shackleton, dont l'obstination et le courage avaient permis de sauver son équipage d'une mort certaine, ou encore le récit de la conquête du pôle par Amundsen et Scott en 1911. Tous deux y étaient parvenus, mais Scott était mort sur le chemin du retour.
— L'Antarctique a une superficie de quatorze millions de kilomètres carrés, dit-elle. Il est plus grand que l'Europe. Mais quatre-vingt-dix-huit pour cent de sa superficie sont recouverts par les glaces. L'épaisseur moyenne de ces glaces est de mille six cents mètres. C'est le continent le plus élevé au-dessus du niveau de la mer, deux mille trois cents mètres en moyenne. Il n'y a pas de population humaine en dehors des stations scientifiques, qui accueillent en tout entre mille et deux mille personnes à titre provisoire. La faune est surtout composée de manchots et de phoques.
— Pas de quoi attirer les touristes, commenta Rohan qui en grelottait d'avance. Ce n'est pas l'endroit idéal pour passer ses vacances.
— Exact. On y a relevé des températures de moins quatre-vingt-neuf degrés centigrades. Il y fait toujours moins de zéro degré centigrade, à part sur la péninsule de Graham, où on peut atteindre les quinze degrés en été. L'Antarctique, en théorie, n'appartient à personne, depuis le traité de 1959 qui a « gelé » les prétentions territoriales de certaines nations intéressées par la richesse possible du sous-sol. On en a fait une terre internationale, mais les revendications sont toujours là. La France est sur les rangs avec la terre Adélie, et la Norvège avec la terre de la Reine-Maud. Deux millions de kilomètres carrés, soit quatre fois la France.
« La base Equinoxe est située sur le vingtième méridien, à la hauteur du soixante-quinzième parallèle. D'après Paul Flamel, elle peut accueillir jusqu'à deux cents personnes. Cinquante scientifiques, tous des Hosyrhiens, y vivent en permanence. C'est l'une des mieux équipées de l'Antarctique. Officiellement, elle appartient à la Norvège. Mais elle est financée par un fonds commun provenant des fortunes hosyrhiennes réparties un peu partout dans le monde. Elle dispose d'un navire, construit spécialement pour l'étude de la faune sous-marine, qui porte le même nom que l'organisation, l'Equinoxe. C'est sur ce navire que nous embarquerons dès que tout sera prêt.


Ce qui fut fait début octobre. Par un beau matin d'arrière-saison, Paul Flamel, Rohan, Lara, Fiona, Hubert et Valentine quittaient le château de Peyronne en direction de Bordeaux, où était amarré le bateau. Jaugeant un millier de tonneaux, long d'une soixantaine de mètres, l'Equinoxe était équipé en brise-glace. Le pont disposait d'une piste d'atterrissage pour hélicoptère. Le scanner IRMF ainsi que quantité d'autres appareils avaient déjà été embarqués.
Les passagers disposaient de cabines confortables, capables éventuellement de leur assurer un abri si le navire était contraint d'hiverner en Antarctique. Sous la ligne de flottaison, la coque était équipée de sortes de bulles escamotables qui permettaient d'étudier les fonds sous-marins. Lara et Rohan y passaient de longues heures à observer les bancs de poissons ou la course des dauphins qui accompagnaient le navire par jeu. Par chance, le temps se maintint au beau durant toute la traversée.
Au large des côtes d'Afrique, un autre navire vint à la rencontre de l'Equinoxe. Comme Lara s'en étonnait, Paul Flamel expliqua :
— Plusieurs responsables des grandes familles hosyrhiennes ont désiré te rencontrer. Comme il était dangereux de les réunir tous à Peyronne, nous avons décidé d'effectuer cette rencontre en plein océan.
Une vedette amena ainsi une trentaine de personnes de nationalités différentes, qui s'inclinèrent devant Lara, plus gênée que jamais.
Un élément troubla la jeune femme. Lorsque les nouveaux venus saluaient Paul Flamel, ils invoquaient le nom de Lucifer. Inquiète, elle demanda :
— Pourquoi vous saluent-ils ainsi ? Etes-vous des lucifériens ?
Le vieil homme éclata de rire.
— Oui, nous sommes des lucifériens. Mais pas dans le sens où l'entend l'Eglise. En fait, cette appellation est une sorte de défi en réaction à l'intolérance des religions. Ce Lucifer-là n'a rien à voir avec le Diable. Pour les religieux, c'est le nom que la Bible donne à l'ange déchu de la mythologie chrétienne, qui osa défier Dieu et se retrouva projeté dans les profondeurs de l'Enfer. Mais à l'origine Lucifer était le « Porteur de Lumière », celui qui enseigne la Connaissance aux hommes. Ne va pas en déduire que nous croyons que ce personnage existe réellement. Nous ne retenons de lui que le sens symbolique, celui de la Connaissance, par opposition à l'obscurantisme dans lequel les religions entretiennent les peuples depuis des millénaires. C'est une manière de nous élever contre l'histoire de l'arbre de la Connaissance évoqué dans la Bible, auquel Adam et Eve avaient interdiction de toucher. Pour l'Eglise, cette interdiction est très importante. Elle impose aux hommes de ne pas tenter de percer les secrets de la nature, mais aussi les secrets du pouvoir détenu par les prêtres. Selon la légende, Adam et Eve devaient résister à la tentation. Bien entendu, la misogynie des religieux a fait porter à la femme la responsabilité de la transgression de cette interdiction. Ce qui leur a permis de persécuter les filles d'Eve depuis des millénaires. Voilà pourquoi nous avons choisi Lucifer comme symbole.
— Ce qui explique pourquoi le père Paolini prétendait que vous étiez des adorateurs de Lucifer.


Après une traversée sans histoires, l'Equinoxe atteignit les côtes antarctiques à la fin du mois de novembre.
La prophetie des glaces
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