Lara avait été discrètement ramenée à Quimper,
dans les locaux de la police judiciaire. Sans être en garde à vue,
elle devait subir des interrogatoires poussés, en tant que témoin
principal. Le commissaire Raphalen trouvait tout de même singulier
que les deux carnages aient été commis sur des personnes qu'elle
connaissait. Afin d'éviter la curiosité des journalistes, il
n'avait pas divulgué son nom à la presse, avec laquelle il s'était
montré particulièrement désagréable. Comme à son habitude. Il
détestait que l'on vienne fourrer son nez dans ses affaires et
n'éprouvait pas une grande estime pour les médias, qu'il accusait
de rechercher sans cesse le sensationnel, quitte à raconter
n'importe quoi. Ce en quoi on ne pouvait lui donner tout à fait
tort.
Lara avait passé la nuit dans une cellule,
surveillée par Sylvie Le Guen, qui était la seule à faire preuve
d'un peu de compassion pour elle. La policière désapprouvait la
manière brutale dont ses chefs traitaient désormais la jeune fille.
Il était visible que Lara n'était en rien responsable de ces
massacres. Elle avait perdu un ami et sa douleur faisait peine à
voir. Depuis la mort de Christian Pernelle, elle demeurait
prostrée, repliée sur elle-même, les yeux rouges et le regard
perdu.
Elle avait répondu comme un zombie aux questions
de Raphalen, qui voulait absolument établir un lien entre elle et
les meurtres. Il s'était convaincu qu'elle faisait partie d'un
groupe de satanistes et entendait bien le prouver. Malheureusement,
les premières recherches sur elle n'avaient rien donné. Sa vie
était limpide. Elle n'avait même jamais eu d'amende pour
stationnement illégal.
Le lendemain
matin, il s'apprêtait à reprendre son interrogatoire lorsqu'il
reçut un appel du ministère de l'Intérieur lui enjoignant de tenir
Lara Swensson à la disposition de deux hommes qui allaient se
présenter à Quimper pour s'assurer de sa personne.
— Cette affaire dépasse les compétences de la
police départementale, commissaire, déclara son correspondant. Elle
regarde la sûreté nationale. Vous voudrez donc bien remettre cette
femme au colonel Barland et à la personne qui l'accompagne. Ils
seront là cet après-midi. Ils sont désormais les seuls habilités à
l'interroger. Vous êtes également prié de ne plus intervenir auprès
d'elle.
Furieux et frustré, Raphalen renonça à ses
interrogatoires à contrecœur. L'appel émanait d'un fonctionnaire
haut placé, dont il devait respecter les ordres sous peine de très
gros ennuis. Il pesta. Evidemment, les pontes de Paris allaient
tirer la couverture à eux, comme d'habitude !
Dans sa cellule, Lara ne s'étonna même pas qu'on
la laisse tranquille. Elle se demandait si elle n'était pas en
train de devenir folle. Il lui fallait faire appel à toute sa
raison pour ne pas sombrer. Elle n'avait pas vu le corps de
Christian. Sylvie Le Guen était ressortie aussitôt de la maison
pour l'empêcher d'entrer. Mais elle avait vu les cadavres
horriblement mutilés du docteur et de sa secrétaire, et elle avait
compris que l'on avait fait subir le même sort à son ami. Elle
avait beaucoup pleuré, au début. A présent, elle n'avait même
plus de larmes. Seulement une terrible sensation de vacuité et
l'impression de marcher au-devant d'un gouffre sans fond. Elle ne
comprenait plus rien à ce qui lui arrivait. Cela avait commencé par
ces rêves étranges. Puis il y avait eu ces hommes qui l'épiaient.
Et la présence insolite dans son esprit d'un garçon dont elle ne
savait rien, sinon son prénom, qu'elle avait perçu au cours d'un
contact particulièrement intense. Et enfin, ces massacres barbares,
et la mort ignominieuse de son meilleur ami. Cela, elle ne pouvait
l'accepter. Elle s'était refermée comme une huître, refusant même
de répondre aux questions du gros flic qui voulait à toute force
qu'elle soit mêlée à cette horreur. Rohan lui-même avait disparu.
Elle ne se rendait pas compte qu'elle l'avait écarté d'elle-même.
Sa seule manière de se protéger était de s'isoler du monde, de
s'enfermer dans un cocon
mental. Une bulle immatérielle à laquelle plus personne n'aurait
accès désormais.
Raphalen s'attendait à recevoir deux individus en
costume, affichant l'air méprisant que les grosses pointures de
Paris adoptaient pour s'adresser à ceux qu'ils considéraient comme
des ploucs de province. Si le colonel Barland correspondait bien à
cette description, l'autre en revanche étonna le commissaire.
C'était un prêtre, apparemment d'un rang élevé.
— Raphalen, voici le père Paolini, qui
m'assiste dans cette enquête.
— Un curé ? s'exclama-t-il, n'ayant pas
pour la religion un respect des plus poussés. Qu'est-ce qu'un curé
vient foutre dans une enquête criminelle ?
Le prêtre resta de marbre, mais le colonel réagit
vigoureusement :
— Raphalen, j'exige un peu plus de respect de
votre part. Le père Paolini est parfaitement qualifié pour étudier
cette affaire. C'est un spécialiste des questions démoniaques. Et
on ne peut nier qu'il s'agisse là d'un cas très particulier de
satanisme.
— Bien, bien, bougonna le commissaire,
baissant pavillon.
Barland poursuivit :
— Nous avons besoin d'une pièce isolée où
nous pourrons mener le premier interrogatoire. Ensuite, nous
emmènerons cette femme.
Quelques minutes plus tard, Lara était introduite
dans une petite salle poussiéreuse, où elle fut accueillie par un
personnage auquel elle était loin de s'attendre. Un religieux. Il
était seul. De petite taille, il affichait un visage rond et
dégarni, à la mine bonhomme, encore adoucie par de petites lunettes
en demi-lune qui lui donnaient l'air de loucher. L'un de ses yeux
paraissait sans vie. Elle comprit qu'il était borgne. Il convia
Lara à prendre place sur l'un des deux sièges et s'assit sur
l'autre, avec un sourire de compassion.
— Ma
chère enfant, je suis le père Jean-Benoît Paolini. Soyez sans
crainte. Je suis là pour vous aider. Je ne vais pas vous interroger
à la manière de nos amis policiers, qui ne se montrent pas toujours
aussi délicats et prévenants qu'ils le devraient. En ce qui me
concerne, je suis plutôt ici pour vous apporter des informations
et, si vous l'acceptez, mon aide. Rassurez-vous, je sais que vous
n'êtes pour rien dans ces crimes odieux. Le commissaire Raphalen
semble persuadé que vous faites partie d'une secte satanique
particulièrement féroce, mais je suis bien placé pour savoir qu'au
contraire c'est vous qui êtes la cible d'une telle secte. Car je ne
peux pas vous cacher que vous courez un grave danger. Ils ont
commencé par éliminer les personnes avec lesquelles vous étiez en
rapport, mais ils vont s'en prendre à vous, car vous représentez
pour eux une menace très grave.
— Moi ? Mais comment ?
Il leva la main.
— Je vais vous donner toutes les
explications, ma fille. Mais tout d'abord, je vais vous poser une
question. Avez-vous entendu parler de la Prophétie des
Glaces ?
— La Prophétie des Glaces ? Qu'est-ce
que c'est que ça ?
— En avez-vous déjà entendu parler ?
insista le prêtre.
— Non, absolument jamais. Vous savez, je
tiens à vous prévenir : je ne suis pas croyante.
Le père Paolini joignit ses mains dans un geste
d'apaisement.
— Cela n'a aucune importance, mon enfant. Les
voies de Dieu sont impénétrables, dit-on. Il peut parfois porter
Son choix sur des personnes qui, a
priori, n'ont rien à voir avec Lui. Mais c'est ainsi et vous
n'y pouvez rien. Vous êtes liée à la Prophétie des Glaces.
— Je ne crois pas aux prophéties, répliqua
Lara, butée.
— Vous en êtes pourtant l'une des pièces
maîtresses, ma fille.
— Expliquez-vous !
— Avez-vous, depuis quelque temps,
l'impression de faire des rêves étranges ?
Lara le regarda avec stupéfaction. Comment
pouvait-il savoir ça ? Elle n'en avait parlé qu'à Christian et
au docteur Marchand.
— C'est le médecin qui vous a prévenu, c'est
ça ?
— Pas
directement. Disons qu'il a participé à un colloque concernant les
mécanismes de l'hypnose, au cours duquel il a évoqué votre cas, qui
le fascinait. Il se trouve que je suis en rapport avec un groupe de
médecins qui font des recherches dans ce domaine. C'est ainsi que
j'ai appris votre existence, ce qui m'a permis d'intervenir juste à
temps. Car je vais pouvoir vous sauver.
— Me sauver ?
— Je veux vous soustraire aux griffes d'une
secte terrifiante, adepte de Lucifer, qui attend le retour de
l'Antéchrist pour déclencher l'Apocalypse.
Dans d'autres circonstances, de tels propos
auraient amené un sourire sur les lèvres de Lara. Mais la vision
des corps éviscérés de Marchand et de sa secrétaire s'imposa à
elle. Elle comprit que le prêtre ne plaisantait pas. Il
poursuivit :
— Cette secte, dite des Hosyrhiens, est un
mouvement extrêmement ancien. On pense qu'il date de bien avant la
venue sur Terre de Notre-Seigneur Jésus-Christ. En fait, leur
existence remonterait aux premiers temps de la civilisation. Et la
Prophétie des Glaces est une annonce effrayante, selon laquelle il
arrivera un temps où les religions disparaîtront pour laisser la
place au Chaos et à la détresse morale. Il semblerait que nous
soyons parvenus aux temps de l'accomplissement de cette prophétie
monstrueuse, qui a rapport avec l'Apocalypse.
Il marqua un temps.
— Dans vos visions, vous voyez très
distinctement un paysage ravagé par le froid, des gens qui
agonisent et qui appellent à l'aide, n'est-ce pas ?
— Oui, c'est ça.
— Vous percevez ce que le monde deviendra si
l'Antéchrist parvient à imposer sa loi sur le monde. Un désert
glacial, où les gens périront par millions. Un grand froid
recouvrira tous les continents et le Maître des Ténèbres régnera
sur ce qu'il restera de l'humanité.
Lara secoua la tête.
— Je ne crois pas à tout ça.
— Je comprends, répondit-il doucement. Vous
êtes jeune. Mais regardez ce qui se passe actuellement. Regardez
les guerres, le matérialisme qui s'est emparé du monde. Les gens
délaissent leur vie
spirituelle pour le profit et la satisfaction de leurs envies. On
veut posséder, et posséder toujours plus. Les églises sont
désertées. Peut-être est-ce la faute des prêtres, je ne sais pas.
Ce n'est pas à moi de juger. Mais on ne peut que constater la
détresse morale dans laquelle sont plongés la plupart des gens, qui
ne savent plus vers quoi se tourner lorsqu'il leur arrive un
malheur. De plus en plus, la pauvreté se répand pendant que les
riches accroissent leur fortune dans des proportions jamais
atteintes. Le chômage se développe parce que les possédants veulent
réaliser toujours plus de bénéfices. Les entreprises délocalisent
vers des pays où les ouvriers sont à peine mieux traités que des
esclaves. Mais la révolte gronde et bientôt, un peu partout,
éclateront des guérillas urbaines qui ébranleront les pouvoirs en
place. La secte des Hosyrhiens attend ce moment depuis longtemps.
D'après eux, des signes se manifesteront. Alors viendra
l'Antéchrist.
— L'Antéchrist ? Vous pensez donc qu'un
tel personnage existe ?
— Ce n'est pas vraiment un personnage, mais
plutôt un symbole. Le symbole du chaos qui est en train de
s'abattre sur le monde.
Lara était déconcertée. Elle ne pouvait certes pas
donner tort au prêtre quant à sa description du monde actuel.
— Mais… quel est mon rôle dans cette
histoire ?
— La Prophétie des Glaces dit que l'avènement
de l'Antéchrist ne se fera que si une femme est sacrifiée, une âme
pure qui aura prédit sa venue dans ses rêves. Une femme qui portera
en elle-même le moyen de détruire les adorateurs de la Bête. Mais
s'ils échouent à la sacrifier, alors, tout retombera, et commencera
une autre ère de paix, de justice et d'amour. Cette femme, c'est
vous.
— Moi ?
— Vos rêves le confirment.
— Mais comment pourrais-je détruire une secte
dont j'ignore jusqu'à l'existence ?
— Je ne sais pas, ma chère enfant. Je ne
possède pas cette information. Mais vous devez, nous devons faire
confiance à la Providence pour que cet aspect de la Prophétie se
réalise. Mon rôle personnel
est de vous mettre à l'abri afin que les Hosyrhiens ne puissent pas
vous atteindre.
— C'est-à-dire ?
— Je suis venu vous proposer de vous réfugier
dans un monastère qui appartient à mon ordre, en Suisse. Là, vous
serez parfaitement en sécurité. Car, même s'ils parvenaient à vous
localiser, ils se heurteraient à forte partie. Mes frères sont
entraînés au combat et aux arts martiaux. De plus, ce monastère est
une véritable forteresse.
— Comment sont-ils parvenus à me
trouver ?
— Nombre de leurs membres possèdent un talent
particulier de médium.
Lara se souvint de l'impression d'être surveillée
qu'elle ressentait depuis quelque temps. Elle s'en ouvrit à
Paolini. Il la détrompa :
— Ce ne sont pas les Hosyrhiens qui vous ont
ainsi surveillée. Après l'information donnée par le docteur
Marchand, les services spéciaux ont, à ma demande, établi autour de
vous une protection rapprochée. Ces hommes avaient pour tâche
d'intervenir si vous étiez menacée par les Hosyrhiens.
Malheureusement, nous n'avons pas prévu qu'ils s'en prendraient
d'abord à votre entourage.
— Pourquoi les ont-ils tués ?
— Pour les empêcher de parler, sans doute.
C'était aussi une manière de vous atteindre, de vous faire du mal.
Ils comptaient ensuite s'attaquer à vous, et vous faire subir le
même sort. Ainsi, à leurs yeux, la Prophétie maudite eût pu se
réaliser.
— C'est insensé.
— Ne perdez pas de vue que ces gens sont de
monstrueux criminels, mon enfant. Heureusement, nous sommes
intervenus à temps. Cependant, je ne peux pas vous forcer. Vous
êtes libre bien sûr de refuser ma proposition. La police ne tardera
pas à vous relâcher, puisque vous êtes innocente. Alors, vous serez
en grand danger. Les services secrets n'ont pas su vous protéger.
Seule, vous ne pourrez rien faire contre ces démons. Pour eux, vous
représentez un danger effrayant, la fin de leur épouvantable
projet.
Lara ne
répondit pas immédiatement. Le prêtre lui inspirait confiance. Il
parlait d'une voix rassurante. Il sourit.
— Vous savez, au monastère, nous respectons
les convictions de chacun. Vous ne serez pas obligée d'assister aux
offices, dit-il. Il y a plus : normalement, les femmes ne sont
pas admises dans ce genre de lieu. Mais celui-ci est particulier.
Il accueille les personnes qui désirent faire une retraite, y
compris les femmes. Il fonctionne un peu comme un hôtel. Et les
non-croyants y sont reçus avec la même considération que les
croyants. Vous aurez un appartement modeste à votre disposition et
vous resterez libre de repartir quand vous le souhaiterez. Il ne
s'agit nullement d'une contrainte. C'est simplement une manière de
vous mettre à l'abri le temps que les autorités aient réussi à
anéantir cette secte épouvantable. Ça ne va pas être facile. Nous
ne savons pas qui ils sont. Nous savons seulement qu'ils disposent
de moyens considérables. Nous resterons sur nos gardes, car ils
sont capables de retrouver votre trace grâce à leurs médiums. C'est
pourquoi il sera plus prudent de ne pas trop sortir du
monastère.
Lara réfléchit. Si elle restait en Bretagne, elle
ne vivrait plus très longtemps. Elle n'avait aucune envie de finir
comme les autres victimes. D'autant plus que, si le prêtre disait
vrai, ils s'acharneraient sur elle encore plus que sur les autres.
Elle frissonna. Enfin, elle se décida :
— J'accepte de vous suivre, père Paolini. Et
je vous remercie de votre aide.
— Vous n'avez pas à me remercier. Croyez-moi,
c'est vous qui aidez le monde en acceptant. Votre vie est très
importante. Bien plus que vous ne le pensez.
Le départ se fit immédiatement. Sylvie Le Guen se
rendit à Saint-Guénolé pour récupérer des affaires pour Lara. Puis,
sous bonne escorte, la voiture du colonel Barland gagna un petit
aéroport militaire où attendait un hélicoptère.