Cela faisait à présent un mois que le massacre
avait eu lieu.
Après la découverte de la panic room, Rohan avait décidé de tout faire pour
percer le mystère de cette tragédie. Il n'aurait de cesse qu'il
n'eût vengé les siens. Pour cette raison, il dormait avec son fusil
à pompe à portée de main, dans le bureau même de son grand-père. Il
espérait que celui-ci se manifesterait de nouveau pour
l'éclairer.
Il ne faisait aucun doute que le massacre de sa
famille n'était pas dû au hasard. Son père et son grand-père
s'étaient suicidés pour ne pas parler. Quels secrets auraient-ils
pu révéler ? Etaient-ils dissimulés dans la pièce de
sûreté ? Il avait fouillé les lieux, ouvert les bibliothèques,
examiné tous les dossiers, ils ne contenaient rien
d'extraordinaire, hormis la mystérieuse chemise marquée
Hedeen. Impossible de rien tirer de ce
document-là. Il ne comportait aucune indication, aucune
annotation.
Alors, que penser ? Son père et son
grand-père avaient-ils découvert l'existence d'un système
d'écriture inconnu, créé par un peuple dont on ignorait encore
tout ? C'était peut-être une nouvelle étonnante sur le plan de
l'Histoire, mais cela ne justifiait absolument pas que l'on élimine
toute une famille pour ça, et dans ces conditions épouvantables. Et
cela n'expliquait pas non plus pourquoi Henry et Douglas s'étaient
suicidés avec une capsule de cyanure dissimulée dans une dent
creuse. C'était ce point particulier qui tracassait Rohan. S'ils
portaient des dents truquées, c'était qu'ils avaient envisagé la
possibilité d'avoir à se donner la mort. Pourquoi ?
S'agissait-il
malgré tout, comme il l'avait soupçonné au début, d'un code
secret ? Peut-être certains des ouvrages comportaient-ils des
données cachées, que seul ce code pouvait déchiffrer. Cette
explication ne le satisfaisait pas. Henry et Douglas n'avaient sans
doute rien à voir avec le monde de l'espionnage. Ils aimaient leur
pays. Pourtant, Rohan ne pouvait nier qu'ils ne se liaient guère
avec les gens de Silverton. La famille participait aux fêtes
locales, soutenait les actions caritatives, mais les relations avec
les autres autochtones restaient superficielles.
Certains soirs, l'imagination aidant, il
échafaudait une hypothèse encore plus aventureuse, selon laquelle
le dossier Hedeen comportait des échantillons d'une écriture
extraterrestre. Dans la foulée, il se demandait si sa famille ne
pouvait pas être en relation avec des aliens venus de l'espace ou d'ailleurs. Après tout,
les apparitions d'ovnis non élucidées étaient légion. Ces
réflexions le tenaient éveillé pendant des heures.
Une nuit, vers le milieu d'avril, il avait
longuement exploré l'hypothèse extraterrestre avant de sombrer dans
un sommeil agité. Bien plus tard, il fut réveillé par un crissement
étrange. Instantanément, il fut sur le qui-vive. C'était le bruit
d'un diamant sur une vitre. Quelqu'un essayait de pénétrer dans la
maison ! Rohan maîtrisa la panique qui s'emparait de lui et
saisit son arme. Devant l'une des portes-fenêtres du bureau, une
silhouette se découpait sur le ciel nocturne. Il vit une main
glisser à l'intérieur, puis manœuvrer la poignée. La fenêtre
s'ouvrit, livrant passage à ce qui ressemblait à un fantôme.
L'individu était vêtu d'un long vêtement noir semblable à une robe
de moine ; un capuchon dissimulait entièrement ses traits.
A la lueur blafarde de la pleine lune, le jeune homme aperçut
l'éclat d'une lame dans la nuit. Mû par l'instinct de survie, il
tira. L'homme poussa un hurlement de douleur et fut projeté en
arrière dans un fracas de verre brisé. Un bruit de cavalcade fit
comprendre à Rohan qu'il y en avait d'autres, au moins trois ou
quatre, peut-être plus. Il n'hésita qu'un instant. Malgré sa
volonté farouche de venger sa famille, il n'était pas de taille à
lutter. Sa seule chance de leur échapper consistait à s'enfermer
dans la chambre de sûreté.
Il se précipita vers la bibliothèque et fit jouer
la moulure. Le battant s'ouvrit aussitôt. Avant de s'y glisser, il
entrevit plusieurs spectres
fonçant dans sa direction. Il eut juste le temps de refermer en
appuyant sur le bouton rouge. Des coups furieux et sourds
retentirent sur la bibliothèque. Il dévala l'escalier. Il n'était
pas encore en bas des marches qu'il entendit la vitrine pivoter sur
son socle. Ces salauds avaient dû le voir manœuvrer la moulure. Des
pas précipités résonnèrent. Plus mort que vif, Rohan se retrouva
devant la porte blindée. Il appuya sur le bouton, connut un instant
de terreur totale lorsque le lourd battant refusa de bouger.
Derrière lui, les pas se rapprochaient. Il appuya de nouveau.
Enfin, la porte s'ouvrit. Il s'engouffra à l'intérieur. Le voyant
rouge se mit à clignoter. Il l'enfonça. La porte de métal se
referma dans la seconde. Le cœur battant la chamade, le souffle
court, Rohan entendit des coups sourds de l'autre côté. Les jambes
flageolantes, il s'approcha des caméras de surveillance. L'une
d'elles montrait le bas de l'escalier. Les spectres s'acharnaient
sur les boutons. Mais il avait condamné le mécanisme de
l'intérieur. Ils ne pouvaient rien faire. L'un d'eux sortit un
pistolet et tira plusieurs fois sur le système d'ouverture. Le
jeune homme en perçut le vacarme, étouffé par le blindage.
Les agresseurs étaient bloqués à l'extérieur. Ils
finirent par accepter leur échec et remontèrent dans le bureau,
qu'ils entreprirent de mettre systématiquement à sac, détruisant
les vitrines, projetant les livres précieux de son grand-père sur
le sol avec une sorte de rage frénétique. Visiblement, ces
individus étaient des fous furieux. Dans un angle, Rohan distingua
l'homme qu'il avait touché. Il se tenait le ventre en
gémissant.
Les autres parlaient peu. Hormis leurs cris de
dépit devant la porte blindée, ils communiquaient surtout par
signes. Ils semblaient savoir parfaitement ce qu'ils avaient à
faire. Ce n'étaient pas de stupides adorateurs de Satan, mais de
vrais tueurs professionnels ! Outre des pistolets, tous
portaient des armes blanches, de longs poignards dont ils se
servirent pour lacérer les livres, les rideaux, tout ce qu'ils
trouvaient. Sur un signe de celui qui semblait les commander, deux
individus quittèrent les lieux. Rohan pensa qu'ils le soupçonnaient
d'avoir réussi à sortir de la maison. Il valait donc mieux rester
sur place pour l'instant. Ils avaient peu de chances de trouver
l'autre issue.
Partagé entre
la peur et la colère, il continua à observer les inconnus. Ils se
déplaçaient avec rapidité, en silence, sans jamais échanger de
paroles inutiles. Grâce aux caméras, il en avait dénombré dix. Deux
d'entre eux avaient emporté leur camarade blessé. Quatre autres se
dispersèrent dans les autres pièces. Partout, ils recommencèrent le
même manège, vidant les meubles de leur contenu, vêtements, linge,
livres, vaisselle. Dans la cuisine et la salle à manger, ils
brisèrent toutes les bouteilles qu'ils purent trouver. Rohan était
atterré. Comment des êtres humains pouvaient-ils se comporter
ainsi ?
Leur chef était demeuré dans le bureau. Il
guettait la bibliothèque, dont le battant secret était resté
ouvert. Au cas où Rohan aurait eu l'idée de vouloir revenir. Il
ignorait qu'il l'observait. Le jeune homme tenta de discerner ses
traits, mais le capuchon les dissimulait complètement.
Il hésitait à prévenir Herbert Scott. Les flics de
Silverton n'étaient pas nombreux. Ils risquaient de se faire
massacrer. Il s'abstint.
Une heure s'écoula ainsi, qui parut une éternité
au jeune homme. Enfin, les tueurs revinrent dans le bureau, après
avoir mis la maison à sac. Ceux qui étaient sortis revinrent, munis
de jerricans d'essence. Ils n'avaient donc pas cherché à le
capturer à l'extérieur. Rohan comprit alors pourquoi ils s'étaient
livrés à un tel saccage. Ils voulaient incendier la demeure. Sur
l'ordre de leur chef, ils répandirent de l'essence dans toutes les
pièces du rez-de-chaussée, puis descendirent en verser devant la
porte blindée. Ces ordures comptaient le faire griller. L'angoisse
s'empara de lui à nouveau. La porte résisterait probablement à la
chaleur, mais que se passerait-il si le courant était coupé par
l'incendie ? Il risquait de rester coincé. La ligne de
téléphone elle-même serait détruite.
Terrifié, il vit les tueurs remonter et quitter la
maison. Puis une flamme jaillit. En quelques instants, la
magnifique demeure ne fut plus qu'un gigantesque brasier. Une à
une, les vidéos s'éteignirent, détruites par l'incendie.
Cependant, il constata que celles qui
surveillaient le parc continuaient de fonctionner. Il regarda ses
agresseurs filer vers le mur d'enceinte, puis disparaître. Ils
n'étaient pas passés par le portail d'entrée. Ils savaient sans doute que la police
venait régulièrement. Une voiture devait les attendre sur la route
forestière qui longeait la propriété à l'ouest.
Une odeur d'essence lui parvint, tandis qu'une
chaleur inquiétante envahissait la chambre de sûreté. Il recula. Un
grondement sourd et effrayant lui parvenait, témoignant de
l'incendie qui faisait rage au-dessus. Il n'avait plus le choix, il
devait s'enfuir par la galerie. Suffoquant à cause des fumées qui
commençaient à envahir la pièce, il se rendit dans la dernière
salle et manœuvra l'ouverture de la seconde porte blindée. Elle
refusa de s'ouvrir. Sans doute le feu avait-il détruit le réseau
électrique qui l'alimentait.
L'angoisse lui broya la poitrine. Il était pris au
piège.