26
Château de Peyronne…
Rohan avait perçu le bouleversement et la terreur de Lara. Il avait compris qu'un danger terrible la menaçait. Puis, soudain, tout s'était effacé, comme si brusquement les liens mentaux avaient été coupés. Il en éprouva une grande inquiétude et une étrange sensation de solitude. Il s'était habitué à la présence de sa compagne invisible.
Il ne comprenait pas. Paul Flamel était parti la veille pour la Bretagne en compagnie d'une poignée d'hommes qui s'étaient présentés au domaine le matin même. Avant son départ, il avait dit à Rohan qu'il allait prendre contact avec Lara.
Le soir venu, la télévision faisait ses gros titres du double carnage breton :
« Trois personnes ont été massacrées dans des conditions particulièrement épouvantables cette nuit en Bretagne. Ce matin, une patiente s'est présentée au cabinet du docteur Alain Marchand. Elle l'a trouvé sauvagement assassiné en compagnie de sa secrétaire. Prévenue, la police s'est immédiatement rendue sur les lieux. Les victimes avaient été clouées au mur dans la position d'une croix inversée, et éviscérées. Plus tard dans l'après-midi, c'est le corps d'un peintre de Saint-Guénolé qui a été trouvé à son domicile, lui aussi crucifié à l'envers et vidé de ses entrailles. Sur les deux lieux des crimes, les enquêteurs ont découvert le chiffre du Diable, 666, peint sur les murs à l'aide du sang des malheureux. Ce genre de mise en scène pourrait faire penser à l'action d'un groupe d'adorateurs de Satan, mais la police n'écarte aucune piste. Pour l'instant, le commissaire Raphalen, chargé de l'investigation, se refuse à tout commentaire. »
L'écran montrait des images de la maison du docteur Marchand, à Quimper, puis des vues de Saint-Guénolé et de la maison de l'aquarelliste Christian Pernelle. Pétrifié, Rohan ne pouvait détacher son regard de la télévision. Derrière la demeure en granit du peintre se dessinait une autre maison, entrevue au cours de la nuit où il avait établi un contact très fort avec Lara. Cette maison était la sienne. Il le savait.
Alors, que s'était-il réellement passé, là-bas ? Qui avait pu commettre des crimes aussi abominables ?
Prétextant un malaise, il s'isola dans sa chambre. Taraudé par le doute et l'angoisse, il se concentra pour tenter de rétablir le contact avec Lara. Cependant, malgré tous ses efforts, il n'y parvint pas. Elle avait disparu. Il finit par admettre la terrible vérité : si le contact était rompu, cela voulait dire… qu'elle avait été tuée à son tour ! La police allait retrouver un autre cadavre dans la maison voisine. C'était certain. Bien qu'il ne la connût que par la pensée, il éprouva une impression de déchirure insoutenable, comme si une partie de lui s'en était allée à jamais.
Soudain, une sueur glaciale lui coula le long du dos. Paul Flamel était parti la veille des crimes pour la Bretagne, soi-disant pour établir un contact avec Lara qui était menacée par des ennemis inconnus. Et si cet ennemi inconnu n'était autre que… Paul Flamel lui-même ?
Il demeura abasourdi. Il refusait de croire à cette éventualité. Pourtant, tout concordait, trop bien même. Flamel avait la possibilité matérielle de commettre les crimes. Il avait quitté Peyronne en compagnie de types rien moins qu'inquiétants. Il n'avait fait que les entrevoir lorsque le maître de Peyronne était parti. Mais ils ressemblaient à des tueurs. Ils en avaient l'allure. Des visages durs, fermés, sans états d'âme. Il en était convaincu à présent.
Et c'était lui, Rohan, le responsable ! C'était lui qui avait donné les coordonnées de Lara à Paul Flamel !
Le souffle court, il se releva, marcha de long en large dans sa chambre.
Non, c'était impossible ! Il voyait mal le vieil homme se livrer à un tel carnage. Pour quelles raisons l'aurait-il fait ?
Il regarda autour de lui, fit un violent effort pour calmer son esprit survolté. Au seizième siècle, Helka Paakinen avait été tuée par des membres de l'Ensis Dei. Cette organisation secrète avait-elle survécu depuis le seizième siècle ? Et si oui, se pouvait-il qu'il fût dans son antre ? Paul Flamel en était-il le chef occulte ? C'était absurde, Flamel n'avait jamais eu l'air de cautionner l'action de l'Ensis Dei, au contraire.
A moins d'admettre… qu'il lui avait joué la comédie. Mais dans quel but ?
Rohan se concentra sur ce qu'il savait. Si l'on supposait que Flamel voulait détruire Lara, il était en revanche incapable de la localiser. Rohan se souvint de l'insistance du vieil homme pour l'inciter à la situer. Devant cette insistance, Rohan s'était montré méfiant. Il avait gardé pour lui la qualité du contact établi avec Lara.
Mais Flamel savait qu'il avait hérité du don exceptionnel de son père. Il avait besoin de ce don pour retrouver Lara. Ce qui expliquait pourquoi il avait tant insisté pour qu'il vienne en France. Peut-être même Flamel avait-il organisé l'attaque des faux moines pour l'effrayer et l'amener à accepter son invitation.
Une question douloureuse restait en suspens : quel était le rôle de son père et de son grand-père dans tout ça ? Douglas et Henry étaient-ils, eux aussi, à la recherche de Lara Swensson pour la détruire ? D'après Flamel, Douglas était le plus puissant médium de leur groupe. Mais il avait échoué. Etait-ce pour cette raison qu'il avait été massacré avec toute la famille Westwood ? Rohan avait peine à imaginer que son père et son grand-père aient pu faire partie de l'Ensis Dei. Sans doute n'étaient-ils pas au courant de l'action véritable de Paul Flamel.
Et soudain, une nouvelle idée, encore plus abjecte, lui apparut. Flamel s'était douté que Rohan était sur le point d'établir un contact direct. Mais il savait aussi qu'il gardait pour lui ce qu'il ressentait. Alors, il avait décidé de l'amener malgré lui à révéler ce qu'il savait. Et il avait demandé à sa petite-fille Valentine de tout faire pour le séduire et l'amener à coopérer. Ce qu'elle avait fait au cours de la Nuit Courte. Il se souvint de la comédie qu'elle lui avait jouée, sa tristesse, son angoisse. Rien de tout cela n'était vrai ! Tout était calculé, préparé à l'avance pour le faire craquer.
Il avait été manipulé ! Les deux filles s'étaient bien jouées de lui avec leurs nuits passionnées et torrides ! Il s'était laissé avoir comme un imbécile ! Il avait découvert les coordonnées de Lara. Et il avait envoyé ces criminels vers elle… Et ils l'avaient tuée !
Il s'en voulait à mort. Mais il était trop tard à présent.
Il y avait cependant quelque chose qu'il ne comprenait pas : pourquoi d'autres personnes avaient-elles été tuées, alors que seule Lara était visée ? A moins que ces personnes n'aient eu des liens avec Lara. Elles risquaient alors de dire ce qu'elles savaient. C'était sans doute ça. Tout était lié. Le massacre de sa famille, la manière dont les crimes avaient été perpétrés. Le mode opératoire était identique à Silverton et en Bretagne. Et Paul Flamel était mêlé à tout ça. Cela ne faisait aucun doute.
Un grand froid s'empara de lui. Ainsi, toute cette comédie d'amitié et de chaleureux accueil n'avait été montée que pour l'amener à localiser leur proie. Il eut envie de hurler de rage, et de dépit. Avait-il été stupide ! Lara était morte par sa faute. Il ne la connaissait pas. Pas vraiment. Mais elle avait pris une place singulière dans sa vie, comme une présence furtive et familière, une ombre insolite, avec laquelle il pouvait partager des secrets intimes sans l'avoir jamais rencontrée. Il s'était établi entre eux une confiance, une complicité surprenante, par-delà l'espace et le temps. Jamais il ne retrouverait une relation de cette qualité, qui lui apporterait la sensation exaltante de ne plus être seul. Lara était comme une sœur, une amie, un reflet, un double. Ils se comprenaient sans difficulté parce que c'étaient leurs émotions qu'ils échangeaient sans entrave, sans le truchement maladroit des mots. Et ils s'étaient aimés autrefois, dans un monde hors du temps.
Des larmes de désespoir lui échappèrent, roulèrent sur ses joues. Il les essuya d'un geste rageur.
Il regarda, autour de lui, le décor de cette chambre cossue issue d'un autre âge. Elle lui donnait envie de vomir. Une chose était sûre : il ne pouvait plus rester à Peyronne. Il n'avait aucune envie de revoir Flamel. Et surtout, il se rendait compte qu'il était en danger. Flamel n'avait plus besoin de lui. Il n'avait aucune raison de le garder en vie, bien au contraire. Il était devenu gênant, à présent que Lara avait été éliminée.
Tout à coup, un bruit le fit sursauter. L'esprit en déroute, il vit la silhouette souple de Valentine s'introduire dans sa chambre. La garce ! Elle venait passer la nuit avec lui, comme si de rien n'était. Au prix d'un effort colossal, il maîtrisa la bouffée de colère qui le submergea un court instant, puis se força à sourire. Mais le cœur n'y était pas.
— Excuse-moi, dit-il. Je voudrais rester seul cette nuit. Je… Ne m'en veux pas.
Elle le regarda avec un mélange d'incrédulité et, lui sembla-t-il, de dédain.
— Bien, comme tu veux.
Puis elle haussa les épaules et disparut. Il attendit une bonne heure, afin de s'assurer qu'elle n'allait pas revenir, puis il prépara un sac de voyage dans lequel il glissa quelques affaires et le dossier Hedeen. Au milieu de la nuit, après avoir vérifié que tous les occupants du château étaient endormis, il gagna les garages en rasant les murs comme une ombre. Là, il chargea le coffre de sa voiture et revint dans sa chambre. Si cela avait été possible, il aurait quitté les lieux immédiatement, mais le portail était fermé et il n'avait officiellement aucune raison valable de partir ainsi en pleine nuit. Il ne devait surtout pas attirer l'attention et laisser les autres deviner qu'il avait tout compris.


Le lendemain, il prétexta une course à faire à Sarlat et quitta le château de Peyronne avec la ferme intention de ne jamais plus y revenir.
La prophetie des glaces
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