Château de
Peyronne…
Rohan avait perçu le bouleversement et la terreur
de Lara. Il avait compris qu'un danger terrible la menaçait. Puis,
soudain, tout s'était effacé, comme si brusquement les liens
mentaux avaient été coupés. Il en éprouva une grande inquiétude et
une étrange sensation de solitude. Il s'était habitué à la présence
de sa compagne invisible.
Il ne comprenait pas. Paul Flamel était parti la
veille pour la Bretagne en compagnie d'une poignée d'hommes qui
s'étaient présentés au domaine le matin même. Avant son départ, il
avait dit à Rohan qu'il allait prendre contact avec Lara.
Le soir venu, la télévision faisait ses gros
titres du double carnage breton :
« Trois personnes ont été massacrées dans des
conditions particulièrement épouvantables cette nuit en Bretagne.
Ce matin, une patiente s'est présentée au cabinet du docteur Alain
Marchand. Elle l'a trouvé sauvagement assassiné en compagnie de sa
secrétaire. Prévenue, la police s'est immédiatement rendue sur les
lieux. Les victimes avaient été clouées au mur dans la position
d'une croix inversée, et éviscérées. Plus tard dans l'après-midi,
c'est le corps d'un peintre de Saint-Guénolé qui a été trouvé à son
domicile, lui aussi crucifié à l'envers et vidé de ses entrailles.
Sur les deux lieux des crimes, les enquêteurs ont découvert le
chiffre du Diable, 666, peint sur les
murs à l'aide du sang des malheureux. Ce genre de mise en scène
pourrait faire penser à l'action d'un groupe d'adorateurs de Satan,
mais la police n'écarte
aucune piste. Pour l'instant, le commissaire Raphalen, chargé de
l'investigation, se refuse à tout commentaire. »
L'écran montrait des images de la maison du
docteur Marchand, à Quimper, puis des vues de Saint-Guénolé et de
la maison de l'aquarelliste Christian Pernelle. Pétrifié, Rohan ne
pouvait détacher son regard de la télévision. Derrière la demeure
en granit du peintre se dessinait une autre maison, entrevue au
cours de la nuit où il avait établi un contact très fort avec Lara.
Cette maison était la sienne. Il le savait.
Alors, que s'était-il réellement passé,
là-bas ? Qui avait pu commettre des crimes aussi
abominables ?
Prétextant un malaise, il s'isola dans sa chambre.
Taraudé par le doute et l'angoisse, il se concentra pour tenter de
rétablir le contact avec Lara. Cependant, malgré tous ses efforts,
il n'y parvint pas. Elle avait disparu. Il finit par admettre la
terrible vérité : si le contact était rompu, cela voulait
dire… qu'elle avait été tuée à son tour ! La police allait
retrouver un autre cadavre dans la maison voisine. C'était certain.
Bien qu'il ne la connût que par la pensée, il éprouva une
impression de déchirure insoutenable, comme si une partie de lui
s'en était allée à jamais.
Soudain, une sueur glaciale lui coula le long du
dos. Paul Flamel était parti la veille des crimes pour la Bretagne,
soi-disant pour établir un contact avec Lara qui était menacée par
des ennemis inconnus. Et si cet ennemi inconnu n'était autre que…
Paul Flamel lui-même ?
Il demeura abasourdi. Il refusait de croire à
cette éventualité. Pourtant, tout concordait, trop bien même.
Flamel avait la possibilité matérielle de commettre les crimes. Il
avait quitté Peyronne en compagnie de types rien moins
qu'inquiétants. Il n'avait fait que les entrevoir lorsque le maître
de Peyronne était parti. Mais ils ressemblaient à des tueurs. Ils
en avaient l'allure. Des visages durs, fermés, sans états d'âme. Il
en était convaincu à présent.
Et c'était lui, Rohan, le responsable !
C'était lui qui avait donné les coordonnées de Lara à Paul
Flamel !
Le souffle court, il se releva, marcha de long en
large dans sa chambre.
Non, c'était impossible ! Il voyait mal le
vieil homme se livrer à un tel carnage. Pour quelles raisons
l'aurait-il fait ?
Il regarda
autour de lui, fit un violent effort pour calmer son esprit
survolté. Au seizième siècle, Helka Paakinen avait été tuée par des
membres de l'Ensis Dei. Cette organisation secrète avait-elle
survécu depuis le seizième siècle ? Et si oui, se pouvait-il
qu'il fût dans son antre ? Paul Flamel en était-il le chef
occulte ? C'était absurde, Flamel n'avait jamais eu l'air de
cautionner l'action de l'Ensis Dei, au contraire.
A moins d'admettre… qu'il lui avait joué la
comédie. Mais dans quel but ?
Rohan se concentra sur ce qu'il savait. Si l'on
supposait que Flamel voulait détruire Lara, il était en revanche
incapable de la localiser. Rohan se souvint de l'insistance du
vieil homme pour l'inciter à la situer. Devant cette insistance,
Rohan s'était montré méfiant. Il avait gardé pour lui la qualité du
contact établi avec Lara.
Mais Flamel savait qu'il avait hérité du don
exceptionnel de son père. Il avait besoin de ce don pour retrouver
Lara. Ce qui expliquait pourquoi il avait tant insisté pour qu'il
vienne en France. Peut-être même Flamel avait-il organisé l'attaque
des faux moines pour l'effrayer et l'amener à accepter son
invitation.
Une question douloureuse restait en suspens :
quel était le rôle de son père et de son grand-père dans tout
ça ? Douglas et Henry étaient-ils, eux aussi, à la recherche
de Lara Swensson pour la détruire ? D'après Flamel, Douglas
était le plus puissant médium de leur groupe. Mais il avait échoué.
Etait-ce pour cette raison qu'il avait été massacré avec toute la
famille Westwood ? Rohan avait peine à imaginer que son père
et son grand-père aient pu faire partie de l'Ensis Dei. Sans doute
n'étaient-ils pas au courant de l'action véritable de Paul
Flamel.
Et soudain, une nouvelle idée, encore plus
abjecte, lui apparut. Flamel s'était douté que Rohan était sur le
point d'établir un contact direct. Mais il savait aussi qu'il
gardait pour lui ce qu'il ressentait. Alors, il avait décidé de
l'amener malgré lui à révéler ce qu'il savait. Et il avait demandé
à sa petite-fille Valentine de tout faire pour le séduire et
l'amener à coopérer. Ce qu'elle avait fait au cours de la Nuit
Courte. Il se souvint de la comédie qu'elle lui avait jouée, sa
tristesse, son angoisse. Rien de tout cela n'était vrai ! Tout
était calculé, préparé à l'avance pour le faire craquer.
Il avait été
manipulé ! Les deux filles s'étaient bien jouées de lui avec
leurs nuits passionnées et torrides ! Il s'était laissé avoir
comme un imbécile ! Il avait découvert les coordonnées de
Lara. Et il avait envoyé ces criminels vers elle… Et ils l'avaient
tuée !
Il s'en voulait à mort. Mais il était trop tard à
présent.
Il y avait cependant quelque chose qu'il ne
comprenait pas : pourquoi d'autres personnes avaient-elles été
tuées, alors que seule Lara était visée ? A moins que ces
personnes n'aient eu des liens avec Lara. Elles risquaient alors de
dire ce qu'elles savaient. C'était sans doute ça. Tout était lié.
Le massacre de sa famille, la manière dont les crimes avaient été
perpétrés. Le mode opératoire était identique à Silverton et en
Bretagne. Et Paul Flamel était mêlé à tout ça. Cela ne faisait
aucun doute.
Un grand froid s'empara de lui. Ainsi, toute cette
comédie d'amitié et de chaleureux accueil n'avait été montée que
pour l'amener à localiser leur proie. Il eut envie de hurler de
rage, et de dépit. Avait-il été stupide ! Lara était morte par
sa faute. Il ne la connaissait pas. Pas vraiment. Mais elle avait
pris une place singulière dans sa vie, comme une présence furtive
et familière, une ombre insolite, avec laquelle il pouvait partager
des secrets intimes sans l'avoir jamais rencontrée. Il s'était
établi entre eux une confiance, une complicité surprenante,
par-delà l'espace et le temps. Jamais il ne retrouverait une
relation de cette qualité, qui lui apporterait la sensation
exaltante de ne plus être seul. Lara était comme une sœur, une
amie, un reflet, un double. Ils se comprenaient sans difficulté
parce que c'étaient leurs émotions qu'ils échangeaient sans
entrave, sans le truchement maladroit des mots. Et ils s'étaient
aimés autrefois, dans un monde hors du temps.
Des larmes de désespoir lui échappèrent, roulèrent
sur ses joues. Il les essuya d'un geste rageur.
Il regarda, autour de lui, le décor de cette
chambre cossue issue d'un autre âge. Elle lui donnait envie de
vomir. Une chose était sûre : il ne pouvait plus rester à
Peyronne. Il n'avait aucune envie de revoir Flamel. Et surtout, il
se rendait compte qu'il était en danger. Flamel n'avait plus besoin
de lui. Il n'avait aucune raison de le garder en vie, bien au
contraire. Il était devenu gênant, à présent que Lara avait été
éliminée.
Tout à coup,
un bruit le fit sursauter. L'esprit en déroute, il vit la
silhouette souple de Valentine s'introduire dans sa chambre. La
garce ! Elle venait passer la nuit avec lui, comme si de rien
n'était. Au prix d'un effort colossal, il maîtrisa la bouffée de
colère qui le submergea un court instant, puis se força à sourire.
Mais le cœur n'y était pas.
— Excuse-moi, dit-il. Je voudrais rester seul
cette nuit. Je… Ne m'en veux pas.
Elle le regarda avec un mélange d'incrédulité et,
lui sembla-t-il, de dédain.
— Bien, comme tu veux.
Puis elle haussa les épaules et disparut. Il
attendit une bonne heure, afin de s'assurer qu'elle n'allait pas
revenir, puis il prépara un sac de voyage dans lequel il glissa
quelques affaires et le dossier Hedeen. Au milieu de la nuit, après
avoir vérifié que tous les occupants du château étaient endormis,
il gagna les garages en rasant les murs comme une ombre. Là, il
chargea le coffre de sa voiture et revint dans sa chambre. Si cela
avait été possible, il aurait quitté les lieux immédiatement, mais
le portail était fermé et il n'avait officiellement aucune raison
valable de partir ainsi en pleine nuit. Il ne devait surtout pas
attirer l'attention et laisser les autres deviner qu'il avait tout
compris.
Le lendemain, il prétexta une course à faire à
Sarlat et quitta le château de Peyronne avec la ferme intention de
ne jamais plus y revenir.