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A Peyronne, la famille au grand complet les attendait avec impatience. Les hommes de main de Paul Flamel étaient déjà arrivés et s'étaient installés dans les dépendances. Même s'il était probable que l'Ensis Dei avait été semée, il valait mieux rester sur ses gardes. Le domaine fut mis sous surveillance maximale.
Rohan ressentit un petit pincement au cœur en revoyant Valentine. Après les révélations du vieil homme, il comprenait mieux pourquoi elle avait agi ainsi. Le sourire triste qu'elle lui adressa le bouleversa.
Lara fut reçue comme une reine, ce qui la contraria un peu. Chacun s'inclina devant elle avec un respect auquel elle n'avait pas été préparée. Elevée par ses parents dans l'idée qu'hommes et femmes naissaient égaux, cette déférence soudaine la gênait. Ce fut Fiona, la mère de Valentine, qui la mit à l'aise.
— Il te faut comprendre pourquoi nous réagissons ainsi, Lara. Cela fait quinze mille ans que nos ancêtres attendent la résurrection de la reine Tanithkara. C'est elle que nous saluons en toi.
— Quinze mille ans ? Vous savez, j'ai du mal à y croire.
— Tu comprendras mieux lorsque tu auras étudié les documents, et notamment le livre du professeur Hapgood.


Lara et Rohan se plongèrent dans l'étude des documents en question dès le lendemain. Ils y passèrent la nuit, malgré l'aspect ardu du livre de Charles Hapgood, les Cartes des anciens rois des mers. Il s'agissait d'une édition française, préfacée par Rémy Chauvin et dont l'avant-propos était rédigé par Paul-Emile Victor.
L'ouvrage était complexe, mais passionnant. Charles Hapgood, né en 1904 et mort en 1982, était un universitaire américain, diplômé en 1932 en histoire médiévale et moderne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fit partie du contre-espionnage, au sein de l'OSS et de la CIA, et il travailla pour la Maison Blanche, en tant qu'agent de liaison. Après la guerre, il occupa une chaire d'histoire à l'université de Springfield, dans le Massachusetts. Passionné par l'énigme de l'Atlantide, il publia un premier livre en 1955, The Earth's Shifting Crust (Les Déplacements de la croûte terrestre), dans lequel il avançait l'hypothèse que le déplacement des plaques tectoniques avait provoqué, au cours des millions d'années, des modifications de l'emplacement des pôles. A l'époque, ses idées avaient suscité de vives polémiques et un rejet de la part des géologues orthodoxes. Mais Albert Einstein en avait écrit la préface, peu avant sa mort, lui témoignant ainsi son admiration et son soutien.
Ce fut à l'université de Springfield que Charles Hapgood eut connaissance de ce que l'on appelait les « Cartes impossibles ».
L'histoire commençait par la découverte, en 1929, dans l'ancien palais impérial de Constantinople, devenue Istanbul, d'un fragment de carte datant de l'an 919 de l'Hégire, c'est-à-dire l'année 1513 de l'ère chrétienne. Cette carte décrivait, avec une précision remarquable pour l'époque, les côtes de l'Europe et de l'Afrique à l'est, et les côtes orientales de l'Amérique du Sud à l'ouest. Elle attira immédiatement l'attention, car les longitudes indiquées se révélèrent très correctes, ce qui était d'autant plus étonnant que les navigateurs du début du seizième siècle ignoraient comment les évaluer. Aucun instrument ne le leur permettait. Le chronomètre fut inventé deux siècles et demi plus tard. Ceci constituait le premier mystère. En ce qui concerne la latitude, le cas est différent, puisqu'on pouvait l'établir par rapport aux observations astronomiques. Cependant, même l'établissement de ces latitudes restait sujet à caution à l'époque de Christophe Colomb.
Les autres cartes du seizième siècle, comme celles de Juan de la Cosa, de Bartholomeo Colombus, de Robert Thorne ou encore de Ptolomaeus Basilae, établies entre 1500 et 1540, restent très grossières par rapport à celle de l'amiral turc Piri Re'is. Aucune ne peut laisser supposer que la trigonométrie sphérique ait été utilisée, ce qui semble au contraire être le cas pour la carte du cartographe turc.
Autre élément surprenant, après une étude approfondie, la forme donnée à l'Amérique du Sud semblait correspondre à une projection du monde ayant pour centre la ville du Caire. Cela n'avait rien de surprenant, sachant que Piri Re'is avait été nommé gouverneur de cette ville par le sultan. Mais encore fallait-il connaître la trigonométrie.
La carte comporte nombre d'erreurs manifestes, preuve que Piri Re'is ne maîtrisait pas totalement son sujet. Ainsi, il appelle Cuba Hispaniola, qui était en réalité le nom de Haïti et de la République dominicaine. De même, l'Amazone y est représentée deux fois. Mais sur l'une des représentations il fait figurer la grande île de Marajó, qui se trouve à l'embouchure du fleuve. Or, cette île ne fut explorée qu'en 1543. Elle ne pouvait donc pas figurer sur une carte de 1513. Plus étonnante encore était la représentation des îles Falkland, qui ne furent découvertes qu'en 1592.
Curieusement, une île sans nom, baptisée simplement Numéro 93, apparaît sur la carte de Piri Re'is, près des îlots Saint-Pierre et Saint-Paul, sur l'équateur. Une telle île n'existe plus de nos jours, mais on en retrouve pourtant la trace sur d'autres cartes, notamment celle du Français Philippe Buache, présentée en 1737, à l'Académie des Sciences, sous la forme d'une île submergée. On la retrouve également sur une carte du Portugais Reinel, datée de 1510. La forme est différente à chaque fois ; en revanche l'emplacement est rigoureusement identique. Il semblait donc que cette île avait effectivement existé. Sur la carte de Piri Re'is, elle était représentée avec beaucoup de détails, probablement à une époque où elle était encore émergée. Sur les deux autres, on n'en conservait que le souvenir. Or, cette île 93 correspondait à la dorsale atlantique. Lorsque l'on sait que, dix mille ans plus tôt, le niveau des mers était plus bas de plusieurs dizaines de mètres, on peut se demander comment un cartographe du seizième siècle avait pu avoir connaissance d'une île disparue depuis des millénaires. De même pour Reinel et Buache.
Mais le plus stupéfiant était le sud de la carte, qui représentait un découpage d'une partie de l'Antarctique, et plus particulièrement de la terre de la Reine-Maud. Or, l'Antarctique ne fut abordé qu'en 1818, soit trois siècles après l'établissement de la carte de Piri Re'is. Cet élément n'était cependant pas extraordinaire en lui-même, puisque nombre de cartographes du quinzième et du seizième siècle croyaient en l'existence d'un grand continent situé au sud. Selon eux, l'hémisphère nord comportait plus de terres émergées que l'hémisphère sud et ce continent hypothétique permettait, à les en croire, d'expliquer l'équilibre du globe terrestre. Mais comment expliquer une telle précision sur cette carte du seizième siècle ?
Dans les années 1930, les savants qui étudièrent la carte furent d'abord étonnés, puis conclurent qu'il était impossible d'établir une telle carte en 1513. En revanche, compte tenu des connaissances acquises au cours des siècles suivants, elle devenait possible. Ils déclarèrent donc qu'il s'agissait là d'un faux, remarquable, certes, mais un faux tout de même.
On se désintéressa donc de la carte de Piri Re'is. Jusqu'à ce que, en 1949, une expédition suédo-anglo-norvégienne se rendît en Antarctique pour y étudier la terre de la Reine-Maud, sise à l'est du cap Horn. Les savants effectuèrent des relevés séismologiques qui permirent de découvrir, sous l'épais manteau de glace, l'existence d'un véritable continent. Et l'on s'aperçut avec stupeur que le découpage de la terre de la Reine-Maud sans les glaces correspondait singulièrement à la carte de Piri Re'is. Entre-temps, des études avaient été menées sur le parchemin et les encres de la carte, qui avaient établi de manière irréfutable que le fragment était authentique, ce qui déconcerta grandement les scientifiques. Les plus conservateurs décidèrent purement et simplement d'ignorer son existence. Pour eux, il ne s'agissait que d'une coïncidence extraordinaire.
Cela aurait pu être le cas si la carte de Piri Re'is avait été unique. Mais il en existait d'autres. L'une d'elles se révéla encore plus étonnante. Etablie en 1531 par le Finlandais Oronteus Finaeus, elle représentait le monde sous un angle complètement différent des cartes modernes. Les deux pôles y étaient situés sur une ligne médiane, le nord à gauche et le sud à droite.
Comme l'écrit le professeur Hapgood :
« La forme générale du continent était étonnamment proche de son pourtour sur nos cartes modernes. La position du pôle Sud, presque au centre du continent, semblait à peu près juste. Les chaînes de montagnes qui bordaient les côtes suggéraient celles qui ont été récemment découvertes dans l'Antarctique. […] Les chaînes de montagnes étaient individualisées, certaines étant côtières et d'autres pas. Des rivières coulaient de la plupart d'entre elles vers la mer […]. Cela suggérait évidemment que les côtes avaient dû être libres de glace quand fut dessinée la carte originelle. »
— Mais c'est impossible ! s'écria Rohan au cœur de la nuit. Toutes les études montrent que l'Antarctique est recouvert par les glaces depuis plusieurs millions d'années…
— Pourtant, rétorqua Lara, le tracé de la carte de Finaeus est étonnamment proche de la réalité.
— Comment a-t-il pu établir une telle carte en 1531 ? A partir de quoi ?
— Piri Re'is fait état de cartes datant de l'époque d'Alexandre le Grand, au quatrième siècle avant Jésus-Christ.
— En admettant même que des navigateurs de l'Antiquité aient été capables de s'aventurer jusqu'en Antarctique, ce qui reste à prouver, ils n'auraient découvert qu'un continent recouvert par les glaces, eux aussi. Et ils n'auraient pas pu en tracer un contour aussi précis. Ces cartes nécessitent une connaissance de la trigonométrie sphérique. Or, celle-ci a été imaginée par le Grec Hipparque, au deuxième siècle avant l'ère chrétienne. Alexandre a régné au quatrième siècle avant Jésus-Christ. Ses navigateurs, et a fortiori ceux qui les ont précédés, ne pouvaient donc pas dresser de cartes aussi rigoureuses.
— La seule explication est qu'il a existé, bien avant cette période hellénique, bien avant les premières grandes civilisations, des navigateurs qui parcouraient le monde et qui connaissaient déjà la trigonométrie.
— Ce qui veut dire…
— Que les descendants des Hosyrhiens ont transmis ces informations à des navigateurs, à différentes époques. Eux seuls possédaient cette connaissance.
— Mais cela n'explique pas comment l'Hedeen a pu se trouver en Antarctique.
Lara ne répondit pas. Quelque chose en elle lui soufflait qu'il existait une explication. Ils reprirent leur lecture.
Ce ne fut qu'à l'aube qu'ils parvinrent enfin à sa conclusion, et à l'hypothèse émise par le professeur Hapgood. Là, ils restèrent pétrifiés.


Car cette hypothèse défiait l'imagination.
La prophetie des glaces
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