Depuis qu'elle avait renoué le contact avec Rohan,
Lara supportait de plus en plus mal son séjour au monastère. Hormis
le père Paolini et les moines, il n'y avait personne. Le prêtre
l'autorisait à faire quelques promenades dans les environs, à
condition de ne pas s'aventurer trop loin. Les frères, qu'elle
apercevait de temps à autre dans l'enceinte du domaine, ne lui
adressaient pas la parole, selon la règle de leur ordre. La seule
personne avec qui elle avait quelques échanges était le père
Paolini, qui partageait ses repas. Il l'interrogeait sur ses
activités, ses recherches historiques, ses lieux de fouille, les
hypothèses qu'elle formait. Lui-même faisait preuve d'une grande
érudition, surtout spécialisée dans les récits hagiographiques du
Moyen Age.
« Une grande période, disait-il, où l'homme
était bien plus libre qu'aujourd'hui, et où la lumière de Dieu
illuminait les consciences. »
Lara s'abstenait de lui dire que le Moyen Age
avait aussi été, entre autres, l'époque de l'extermination des
cathares et des vaudois, dont le seul crime était d'avoir voulu
vivre leur foi différemment. Elle ne se sentait pas de goût pour la
joute théologique.
Le lendemain de son échange avec Rohan, elle lui
demanda :
— Jusqu'à quand vais-je rester
ici ?
— Je vous l'ai dit, ma chère enfant. Jusqu'à
ce que la police ait arrêté les criminels. Il faudra plus qu'une
simple opération de police. Cette organisation est tentaculaire et
bénéficie de fortunes importantes, accumulées au fil des siècles. Elle
attend son heure depuis toujours. Il n'est même pas exclu qu'elle
finisse par découvrir le lieu de votre retraite. C'est même
probable, si leurs médiums parviennent à vous localiser comme ils
l'ont fait en Bretagne.
Lara fit la grimace. La perspective de rester
enfermée dans cette prison qui n'en portait pas le nom ne
l'enchantait pas. Désormais, son seul espoir reposait sur
Rohan.
Après le déjeuner, elle fit une très longue
promenade dans la montagne. Elle s'aventura sur les cimes, d'où
elle jouit de panoramas grandioses sur la vallée en contrebas. Elle
aperçut des petits groupes de bouquetins et de chamois, des aigles
planant majestueusement dans l'air estival. La paix qui se
dégageait des lieux la calma un peu. Cependant, peu désireuse de
retourner s'enfermer entre les murailles sombres, elle ne revint
que lorsque le soleil eut disparu derrière les montagnes. Elle fut
accueillie par un père Paolini en colère.
— Vous m'avez fait peur, ma fille. J'ai cru
qu'il vous était arrivé quelque chose. Vous semblez oublier la
menace qui pèse sur vous.
Elle se rebiffa immédiatement :
— Ecoutez, je veux que les choses soient
claires entre nous. Je suis ici de mon plein gré et j'entends
garder le droit de repartir quand je le souhaiterai, même avant que
l'enquête soit achevée, si j'en juge ainsi. Je n'ai aucun compte à
vous rendre. Hormis ce danger dont j'ignore s'il est réel ou non,
j'ai l'impression que vous avez plus besoin de moi que je n'ai
besoin de vous. Rien ne m'oblige donc à rester ici. A moins
que je ne sois votre prisonnière…
Il se radoucit immédiatement.
— Mais bien sûr que non, ma chère enfant. Je
vous l'ai dit, vous êtes libre de vous en aller quand bon vous
semblera. Seulement, il n'y a que dans ce monastère que je puisse
assurer sérieusement votre sécurité.
— Il est lugubre, ce monastère,
répliqua-t-elle, agacée. Il n'y a personne, hormis vous-même. Pas
un seul individu qui voudrait faire une retraite, et avec qui je
pourrais bavarder. Quant aux moines, ils m'évitent comme la
peste.
Elle haussa les épaules.
— Libre à eux. Mais vous ne m'empêcherez pas
de trouver ça un peu triste. Et même stupide. Quant à moi, j'ai
l'impression que je suis enfermée ici pour plusieurs mois. La
police ne me paraît pas près d'arrêter les coupables. Avez-vous des
informations ?
— Malheureusement non. Mais nous devons leur
faire confiance. Ils connaissent leur travail. J'espère avoir
bientôt de bonnes nouvelles à vous communiquer.
Elle fit une moue sceptique.
— C'est bien, dit-il. Je vais demander à ce
que l'on vous monte des livres et des revues, ainsi qu'un lecteur
de films. Cela vous distraira.
Elle consentit à sourire.
— Vous avez vraiment peur que je
m'échappe.
— Je vous l'ai dit : vous n'êtes
nullement notre prisonnière. Mais j'ai peur pour vous et pour
l'espoir que vous représentez. Il ne faut pas m'en tenir
rigueur.
Elle se radoucit à son tour. Ce brave prêtre
faisait ce qu'il pouvait pour adoucir son sort, et elle devait
convenir qu'elle ne lui facilitait pas la tâche.
— Je ne vous en veux pas, père Paolini. Mais
convenez que ce monastère n'est pas l'endroit rêvé pour une fille
de mon âge, qui ne croit même pas en Dieu.
Il hocha la tête.
— Je vous comprends, mon enfant. Je vais
demander aux frères qu'ils nous préparent le repas. Nous dînerons
dans une heure. Si vous acceptez ma présence, bien sûr.
— Bien sûr. Veuillez me pardonner ma mauvaise
humeur. Je sais que vous cherchez à me protéger. Mais
comprenez-moi, je n'ai pas demandé ce qui m'arrive. J'ai envie de
retrouver ma vie d'avant.
Elle hésita, puis ajouta, songeant à la mort de
Christian :
— Enfin, ce qu'il en reste.
— Faites confiance à Dieu, ma fille.
Le soir même, sans doute épuisée par sa longue
randonnée, elle s'écroula comme une masse.
Le lendemain, elle s'éveilla avec la bouche
pâteuse, comme si elle avait abusé du vin la veille. Elle se
souvint que le père Paolini et elle avaient mis à mort une
bouteille de bordeaux grand cru bourgeois, histoire de faciliter
leurs relations. Quelques douleurs dans le dos et dans les muscles
achevèrent de la démoraliser. Elle se dit que les excursions en
montagne étaient autre chose que les balades au bord de la mer et
elle se força à quelques mouvements de gymnastique afin de
dérouiller ses membres engourdis.
Puis elle entra en contact mental avec
Rohan.
Le jeune homme avait eu quelques difficultés à
localiser le monastère de San Frasco. Celui-ci n'était mentionné
sur aucun guide touristique.
S'il accueille des
retraitants, cela reste confidentiel.
Le père Paolini m'a expliqué
que le monastère n'était connu que dans les milieux religieux. Le
supérieur ne tient pas à accueillir des curieux.
Il t'accueille bien,
toi.
Parce que je représente un
espoir, selon eux. Cela n'empêche pas les moines de m'éviter comme
la peste. Quand comptes-tu arriver ?
Demain. J'ai repéré la route
en lacets qui mène au monastère. Je m'approcherai au plus près avec
ma voiture, en restant hors de vue. Arrange-toi pour descendre en
direction de Frasco.
Le lendemain, Lara quitta le monastère de bonne
heure, nantie de mille recommandations de la part du père Paolini.
Elle n'emporta que le strict minimum dans son sac de voyage,
laissant des affaires afin de donner le change. Puis elle descendit
d'un bon pas la route serpentine menant vers la vallée.
Elle n'eut
pas à aller très loin. A peine cinq cents mètres plus bas,
elle aperçut une petite voiture de sport blanche près de laquelle
se tenait un jeune homme. Elle hâta le pas. Une vive émotion
s'empara d'elle. Elle n'avait jamais vu Rohan. Pourtant, elle avait
l'impression de le connaître depuis toujours. Lorsqu'elle fut près
de lui, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Bien sûr, leur
relation mentale avait tissé entre eux des liens étranges et très
forts, et ils n'avaient guère de secrets l'un pour l'autre. Mais un
sentiment se confirma : celui de se connaître depuis très
longtemps, bien au-delà de la durée d'une simple vie.