Un froid vif et piquant lui brûlait la peau. La
température, exceptionnellement clémente pour l'Antarctique, était
montée jusqu'à moins dix degrés. Emmitouflée dans un anorak épais,
Lara contemplait la base Equinoxe, qu'ils avaient rejointe après un
voyage en snowcats, d'énormes
autoneiges à chenilles. Un soleil bas mais éblouissant inondait les
lieux, cernés par de hautes montagnes recouvertes d'une glace
aveuglante. A cette époque, l'astre du jour ne se couchait
plus. Vers minuit, il s'approchait de l'horizon presque à le
toucher, puis il s'élevait de nouveau, sans jamais pourtant
s'approcher du zénith. A toute heure de ce jour qui durait six
mois, il demeurait éblouissant, sa lumière froide reflétée par la
glace qui s'étendait à perte de vue dans toutes les directions,
hormis vers le sud où, à quelques kilomètres de la base, se
dressait une barrière montagneuse élevée. Surplombant cette étendue
farouche, le ciel se parait d'un bleu profond, comme celui que l'on
peut voir en avion, à haute altitude. Un bleu intense qui
s'adoucissait vers l'horizon pour se muer en un turquoise tendre
taché de nuages rares et étincelants.
Il ne pleuvait jamais en Antarctique, ou si
rarement que ce n'était même pas la peine d'en parler. Certaines
régions du continent austral n'avaient pas connu de précipitations
depuis des millions d'années. L'Antarctique était le plus vaste
désert du monde.
Lara observait la base avec un mélange
d'incrédulité et de fascination. Il s'était passé tellement de
choses en quelques semaines. Sa vie avait été totalement
bouleversée, comme lorsqu'elle avait perdu ses parents, deux ans
auparavant. Cette fois, elle n'avait même plus la ressource de pouvoir retourner chez
elle. Elle savait qu'un ennemi impitoyable l'y attendait pour la
tuer.
Elle n'en avait d'ailleurs pas envie. Elle
appartenait maintenant à un autre monde. Le froid mordant du vent
lui coupait un peu la respiration, mais elle se sentait
parfaitement calme. Une part d'elle-même éprouvait la singulière
impression d'être revenue chez elle. Rohan était à ses côtés, qui
mêlait ses pensées aux siennes. Ils n'avaient pas besoin de parler
pour se comprendre. Mais elle aimait entendre le son de sa
voix.
— On se croirait sur une autre planète,
dit-il tout haut.
Lui aussi se sentait parfaitement bien. Ils
n'avaient pas été longs à prendre leurs marques à la base. On leur
avait donné une chambre où ils s'étaient installés comme s'ils
devaient y vivre le restant de leur vie. En fait, ils se sentaient
partout chez eux dans ce monde pourvu qu'ils fussent
ensemble.
Equinoxe s'étendait sur près de deux hectares et
regroupait un ensemble de bâtiments fonctionnels dont les couleurs
vives, vert ou orange, tranchaient sur le blanc immuable du décor.
De grands hangars taillés pour résister aux blizzards les plus
féroces abritaient les engins de transport et le gros matériel. La
station d'observation météorologique occupait à elle seule
plusieurs bâtisses de dimensions modestes.
Au centre se trouvaient les logements des
scientifiques et des visiteurs. Ils comptaient parmi les plus
confortables des bases antarctiques. Les Hosyrhiens avaient pris en
compte les conditions de vie difficiles subies par ceux qui
demeuraient plusieurs mois sur place, et la partie habitable
offrait de multiples possibilités. Les chambres étaient vastes et
claires, remarquablement équipées. Outre le réfectoire, doté d'une
cuisine où l'on préparait des plats soignés, on trouvait une
bibliothèque fournie, une petite salle de cinéma, des salles de
jeux et un hôpital capable de rivaliser avec les centres de soins
les plus modernes. Le tout était alimenté par une centrale
électrique dont une partie de l'énergie était fournie par une
station de panneaux solaires qui ne fonctionnait à plein rendement
qu'en été. De puissants groupes électrogènes la complétaient
lorsque la nuit polaire plongeait Equinoxe dans les ténèbres.
La base regroupait plusieurs centres d'étude. Un
laboratoire de biologie et un autre de géophysique s'organisaient
autour de la centrale
électrique. Equinoxe comportait même un observatoire astronomique
équipé d'un puissant télescope qui bénéficiait de la pureté du ciel
austral. Mais, à l'inverse de la centrale solaire, il ne
fonctionnait vraiment que pendant la longue nuit d'hiver.
Une grande salle commune permettait de rassembler
la population de la base. C'est là que Paul Flamel, Grand Maître
des Hosyrhiens, réunit ses troupes dès leur arrivée.
Plus de cent cinquante personnes occupaient les
sièges. Il y avait là la trentaine de scientifiques hosyrhiens qui
travaillaient en permanence sur Equinoxe, ainsi que les chefs des
grandes familles venus de différentes parties du monde. Rohan avait
pris place au premier rang, aussitôt rejoint par Valentine.
Paul Flamel se tenait debout sur l'estrade en
compagnie d'une Lara passablement mal à l'aise de se trouver au
centre de l'attention de la foule. Le vieil homme avait peine à
contenir son exaltation.
— Mes amis, dit-il avec un large sourire,
soyez les bienvenus. Ce jour est un jour tout à fait exceptionnel.
Comme vous le savez, notre communauté a quitté ce continent il y a
de cela bien longtemps, à une époque où il n'existait aucune autre
civilisation dans ce monde. Un cataclysme dont nous ignorons tout
nous a obligés à quitter la terre de nos ancêtres, et nous avons
su, pendant les quinze mille années qui se sont écoulées depuis,
maintenir notre cohésion et conserver tant bien que mal leur
héritage. Vous connaissez tous la Prophétie des Glaces, prononcée
par notre reine, la bien-aimée Tanithkara. Elle avait promis de
revenir à la vie lorsque cette prédiction serait sur le point de
s'accomplir. Ce jour tant attendu est enfin arrivé. J'ai le plaisir
de vous présenter la jeune femme dans laquelle Tanithkara s'est
réincarnée. Son nom est Lara Swensson.
Il tendit la main vers elle. Embarrassée, Lara se
leva et s'inclina légèrement pour saluer la foule qui l'observait
avec un mélange de curiosité et d'admiration. Elle n'aimait guère
se retrouver ainsi au centre de l'intérêt, mais elle comprenait
aussi l'émotion intense qui habitait ces gens.
— Lara présente tous les signes prédits par
la Prophétie. Les expériences auxquelles elle s'est soumise avec
générosité et abnégation nous ont déjà amenés à découvrir des
éléments surprenants. Vous
trouverez, dans les dossiers qui vous ont été remis, des copies du
film réalisé à partir de ses rêves, enregistrés grâce au capteur
d'ondes cérébrales IRMF. Les paysages que vous allez voir sont ceux
de ce pays, il y a quinze mille ans, lorsque les glaces ne le
recouvraient pas encore. La voix, cette voix que vous allez
entendre, c'est celle de Tanithkara elle-même. Une voix issue d'un
rêve, et tirée de la mémoire de notre reine, une mémoire conservée
pendant tout ce temps dans l'Ether. Les implications d'une telle
expérience sont innombrables. Car lorsque nous serons capables de
maîtriser parfaitement cette technologie, combien de mystères
historiques parviendrons-nous à résoudre ! La volonté de
connaître, d'explorer ce monde, la recherche, voilà le ciment qui
nous a permis de traverser le temps. La science actuelle nous
permet d'aller beaucoup plus loin dans notre quête. Une quête qui
associe la matière et l'esprit, dans le seul souci de la
Connaissance et de la Sagesse, et non de la rentabilité et du
profit.
« Nous avons décidé de poursuivre nos
recherches à Equinoxe. L'expérience que nous allons mener à partir
de maintenant va bien au-delà de tout ce que nous avons accompli
jusqu'à présent. Lara a accepté de venir ici pour tenter de
réveiller complètement la mémoire de notre lointaine souveraine.
Car malgré nos efforts, nous ne sommes pas encore parvenus à entrer
complètement dans la mémoire de Tanithkara. Pour des raisons que
nous ignorons, nous n'enregistrons que des bribes de souvenirs.
Notre reine a vécu des épreuves difficiles, et l'une d'elles
provoque un blocage mental. Nous espérons que le fait de se trouver
ici, à proximité de ce qui fut sa ville natale, va aider Lara à
réveiller Tanithkara, afin que la Prophétie trouve enfin tout son
sens. Les travaux commenceront dès demain.
Un tonnerre d'applaudissements salua les paroles
de Paul Flamel. Lara fut acclamée longuement.
Au cours de la soirée qui suivit, chacun voulut la
voir, lui parler. Elle ne sut quelle attitude adopter. Elle n'était
pas une reine. Elle avait dû abandonner ses vêtements habituels,
jean et pull, pour passer une robe longue de couleur blanche,
largement décolletée, qui mettait toute sa féminité en valeur.
Rohan veillait sur elle avec un soin jaloux. Leurs esprits ne se quittaient pas.
Lui-même avait revêtu un smoking qu'il portait avec aisance. Tous
deux répondaient avec autant de bonne grâce que possible aux
questions des invités venus de tous les continents. Ils avaient
tenu à faire le voyage afin de rencontrer cette reine mystérieuse
dont parlait la légende. Car Tanithkara, au-delà de la Prophétie,
était une légende, un mythe auquel beaucoup avaient fini par ne
plus croire même parmi les plus proches collaborateurs de Paul
Flamel. Pour la première fois, toute l'aristocratie de la
communauté hosyrhienne se trouvait réunie en un même endroit. Pour
la première fois depuis longtemps, les règles de sécurité avaient
été transgressées. Mais qui viendrait les chercher au cœur de
l'Antarctique ?
La soirée fut animée et joyeuse. Les conversations
avaient lieu en anglais. Rohan se rendait compte qu'un même idéal
rassemblait tous ces inconnus, celui de la quête d'un monde
meilleur. Il se dégageait d'eux une sérénité comme celle qu'il
avait remarquée chez son père et son grand-père. Il sentait qu'il
existait une fraternité et une véritable solidarité entre eux. Pour
autant, ils ne s'estimaient pas d'une essence supérieure. Aux
bribes des conversations qu'il surprit, il comprit que ces gens
avaient atteint un certain niveau de sagesse. Peu à peu, grandit en
lui un véritable sentiment de fierté, à l'idée d'appartenir à cette
communauté.
Mais il n'était pas peu fier non plus de montrer
qu'il était le compagnon de celle qu'ils considéraient comme leur
reine. Fier et très amoureux. Jamais Lara n'avait été aussi belle.
La robe blanche mettait sa poitrine en valeur, une poitrine dont il
connaissait tous les secrets. Et le sourire un peu gêné qu'elle
adressait à ses interlocuteurs l'attendrissait. Peut-être
avait-elle été une reine puissante et respectée autrefois.
Aujourd'hui, elle attirait la protection.
Lorsqu'ils se retrouvèrent tous deux dans leur
chambre, ils firent l'amour une bonne partie de la nuit, avec
exaltation. Si l'on pouvait qualifier de « nuit » la
lumière permanente qui régnait à l'extérieur. Mais la base était
conçue pour reproduire dans les logements le cycle circadien.
Le lendemain, Lara se soumit de nouveau au scanner
IRMF.