Ce fut Valentine elle-même qui proposa à Rohan le
voyage à Stonehenge. Afin de relâcher la pression qu'il maintenait
sur le jeune homme, Paul Flamel s'était délibérément écarté et ne
participerait pas à l'expédition. Valentine et ses parents, Hubert
et Fiona, partiraient seuls pour la Grande-Bretagne.
Le jeune homme s'étonna de cette invitation.
Valentine lui expliqua :
— C'est bientôt la Nuit Courte, la nuit de la
Saint-Jean. A cette occasion, on élève de grands feux et il
est de coutume de sauter à travers. Autrefois, on pensait que
traverser le feu de la Saint-Jean protégeait des attaques du Diable
pendant l'année entière.
— Mais je crois savoir que c'est une fête que
l'on célèbre aussi en France, objecta-t-il.
— Stonehenge, ce n'est pas pareil. Un
amoureux de l'Histoire de ton calibre en a forcément entendu
parler…
— Bien sûr. Ce cercle de pierres levées se
trouve dans la plaine de Salisbury, au sud de l'Angleterre. C'est
un site étonnant, qui n'a pas livré tous ses mystères, et qui
remonte à près de cinq mille ans… Mais qu'allons-nous faire
là-bas ?
— Célébrer un rituel que nous respectons
depuis très longtemps : la fête de la Vie et de la Nature. La
nuit du solstice d'été n'est pas une fête chrétienne à l'origine.
Elle a seulement été récupérée par l'Eglise parce qu'elle n'a
jamais pu la faire disparaître. C'est une fête païenne qui remonte
à la nuit des temps. La nuit du solstice est un moment fabuleux, où
la Terre est au plus près du Soleil. Dans notre famille, nous la
célébrons depuis très longtemps. J'ai pensé que cela te ferait plaisir d'y
participer avec moi. A moins que tu n'aies pas envie de
venir…
Le regard d'or vert qu'elle lui adressa lui fit
couler un torrent de feu dans les veines. Il accepta. Si elle le
lui avait demandé, il l'aurait suivie jusqu'au bout du monde.
Le lendemain, en Angleterre, une voiture de
location de couleur sombre les menait vers Stonehenge. Le cercle de
pierres levées – c'était la traduction littérale du nom du
site – se dressait non loin d'une route relativement
fréquentée. Sans doute avait-il perdu de son mystère ces derniers
temps, tout comme les alignements de Carnac, désormais protégés par
des clôtures afin d'éviter les détériorations occasionnées par les
visiteurs sans scrupules. Il fallait les imaginer débarrassés de
l'empreinte du monde moderne.
Rohan ne se posait pas ce genre de questions. Il
ne songeait qu'à goûter la présence de la belle Valentine à ses
côtés. Depuis le départ, il lui semblait qu'elle avait perdu cette
espèce de réserve qu'elle mettait dans leurs rapports. Tandis qu'à
Peyronne elle maintenait une distance sévère entre eux, elle lui
semblait à présent plus accessible. Au cours du voyage en avion,
elle avait pris place à côté de lui et avait longuement bavardé
avec lui, apparemment heureuse qu'il ait accepté de
l'accompagner.
Par deux fois, elle lui prit la main. Elle ne
semblait pourtant pas avoir peur de l'avion. Stupéfié par cet
attouchement aussi inattendu que léger, il n'avait su comment
réagir, mais son sang s'était mis à bouillir.
Une foule importante se dirigeait vers le site de
Stonehenge en cette fin d'après-midi qu'éclaboussait un soleil
radieux, masqué par moments par des cohortes de nuages translucides
emportés par des vents capricieux. Il régnait sur les lieux une
chaleur presque étouffante. Rohan ne la sentait pas. Il ne quittait
pas Valentine d'une semelle. Le cœur battant la chamade, il
espérait qu'il allait se passer quelque chose entre eux. Jamais
elle n'avait été aussi belle. Elle avait défait ses cheveux,
qu'elle nouait habituellement en une stricte queue de cheval, et
ils flottaient dans la brise tiède de l'été naissant dans la plus
parfaite indiscipline. Hubert
et Fiona se tenaient à l'écart, ce dont Rohan leur était
reconnaissant. Abandonnant la voiture au parking, ils pénétrèrent
sur le site en compagnie de plusieurs dizaines d'autres personnes
venues de tous les horizons. Au loin se dressaient les énormes
monolithes, organisés en cercles concentriques.
— Stonehenge a été construit en quatre
périodes, expliqua Valentine. Les premières pierres ont été
dressées il y a plus de quatre mille huit cents ans. Chacune pèse
environ cinquante tonnes. Mais le plus surprenant est qu'elles
viennent de carrières parfois éloignées de près de deux cent
cinquante kilomètres. Certaines auraient même été apportées
d'Irlande.
— Comment ont-ils fait ?
— Personne ne le sait. Bien que les Celtes
aient toujours considéré ce lieu comme sacré, on sait que ce ne
sont pas eux qui ont édifié Stonehenge. Le site date de bien avant
leur arrivée en Angleterre. Les peuplades qui vivaient à l'époque
de l'érection de ce monument ne comportaient tout au plus que
quelques milliers d'individus. Pourtant, ils ont réussi ce tour de
force. Nous en avons la preuve sous les yeux. C'est pourquoi
Stonehenge reste un mystère, tant pour la méthode employée pour
l'édifier que pour sa raison d'être. Certains pensent qu'il
pourrait s'agir d'un générateur d'énergie tellurique. C'est
d'ailleurs la raison pour laquelle les gens se rassemblent si
nombreux aujourd'hui.
En effet, Rohan constata que nombre de personnes
organisaient des cercles en se tenant la main autour des
monolithes. Puis ils se serraient contre les pierres en psalmodiant
des paroles incompréhensibles. Valentine ajouta :
— Des farfelus pensent que Stonehenge
pourrait être une sorte de balise destinée à des
extraterrestres.
— Et toi, quel est ton avis ? demanda
Rohan.
— Au début des années 1960, un professeur
d'astronomie de Boston, Gerald Hawkins, et un astrophysicien
britannique, Fred Hoyle, ont émis l'hypothèse que Stonehenge était
un système complexe destiné à prévoir les mouvements des étoiles et
des planètes, les solstices et les équinoxes, les éclipses. Les
archéologues ont critiqué cette idée, bien sûr, arguant que ce
monument a été érigé en
quatre phases espacées de plusieurs siècles. Mais il est
incontestable que Stonehenge a un lien avec l'astronomie. Le
système a pu être tout simplement amélioré au fil du temps.
— Donc, pour toi, Stonehenge est un
gigantesque système destiné à calculer la course des astres…
— Exactement.
— Mais qui a pu élaborer un système aussi
complexe il y a cinq mille ans ? L'homme en était encore à
l'âge de pierre…
— Cela ne veut pas dire que les hommes de
cette époque étaient des imbéciles. Ils observaient les cieux
depuis des dizaines de millénaires. Ils avaient eu tout le temps
nécessaire pour en comprendre le fonctionnement.
— Mais cela n'explique pas comment ils ont pu
dresser des pierres aussi lourdes avec les moyens aussi réduits qui
existaient à l'époque.
— Nous savons tellement peu de choses de
l'histoire du monde, Rohan.
Suivant la foule, ils se dirigeaient lentement
vers le monument. Ils franchirent tout d'abord un premier fossé
circulaire large de quatre mètres et profond d'un mètre cinquante.
Ce premier cercle fut suivi de trois autres, creusés de trous à
distance régulière. Dans certains, on avait retrouvé des ossements
humains.
— Stonehenge a servi de lieu de sépulture ou
de sacrifice à l'époque tardive, dit Valentine. Mais autrefois, ces
trous servaient probablement à accueillir des pierres destinées à
calculer l'emplacement des astres. C'est ce qu'a démontré Fred
Hoyle.
Enfin, au centre, venaient deux cercles de pierres
levées dont certaines étaient réunies par des linteaux. Par le
passé, elles avaient dû être toutes reliées de cette manière. Puis,
au centre, deux rangées étaient disposées en fer à cheval. Le cœur
sacré de l'édifice.
Plus impressionné qu'il ne l'aurait imaginé, le
jeune Américain s'approcha des pierres, hautes de plusieurs mètres,
sur lesquelles le soleil faisait jouer une lumière éclatante.
Malgré tous ces gens qui se trouvaient là, un silence étonnant
régnait sur les lieux.
Fébrilement, il saisit la main de Valentine. Il se
passa tout à coup quelque chose d'inexplicable. Alors que la foule
se recueillait, il lui sembla
percevoir un vacarme assourdi, provoqué par des voix venues
d'outre-tombe. C'était comme si une autre foule, invisible, avait
envahi les lieux. Il ne les voyait pas, mais il percevait
d'innombrables présences. Un flot d'émotions, de murmures, de
souvenirs, coula vers lui. Il resta pétrifié. A différentes
périodes, des hommes et des femmes, disparus depuis des
millénaires, étaient venus en ce lieu pour célébrer des cultes
oubliés. Il comprit très vite que Valentine avait dit la vérité.
S'il s'était déroulé plus tard, à l'époque des Celtes, des
cérémonies rituelles dont certaines parfois s'étaient achevées par
des sacrifices humains ou par des obsèques grandioses, à l'origine,
Stonehenge avait bien été une sorte d'observatoire gigantesque,
conçu par un peuple possédant un savoir stupéfiant, dont on avait
perdu toute trace aujourd'hui.
Tout au fond de lui, Rohan ressentit la présence
de Lara, qui semblait percevoir avec lui les vibrations émanant du
lieu sacré. Leur lien se tissait de plus en plus précisément, à tel
point qu'il reçut de sa part plusieurs images, des flashs montrant
un bord de mer, des rochers battus par les vagues. L'endroit où
elle habitait, probablement. Puis il y eut une rupture et la
présence diminua sans pour autant disparaître totalement. Il
comprit qu'elle avait eu peur, qu'il était allé trop loin sous le
coup de l'émotion.
Une émotion qui ne le quittait plus. Il ne vivait
plus seulement au début du vingt et unième siècle. Sa perception
médiumnique lui permettait de recevoir l'écho de scènes qui
s'étaient déroulées à différentes époques, comme s'il recevait les
souvenirs d'innombrables personnes issues de tous les âges du
monde.
Il se mit à respirer plus difficilement. Valentine
l'observait avec un regard inquiet. Puis elle le prit dans ses bras
pour le calmer.
— Détends-toi, souffla-t-elle. Moi aussi je
ressens ces présences. Certainement moins bien que toi, mais je les
ressens.
Ils restèrent un long moment enlacés au cœur du
cercle mystérieux. Peu à peu, Rohan se calma. Le phénomène l'avait
impressionné au début, mais à présent il éprouvait une grande
sérénité, comme s'il avait établi une passerelle entre l'univers
matériel et l'espace spirituel, là où les âmes poursuivaient leur
route vers l'infini, attendant peut-être une nouvelle
réincarnation, ou plus
simplement un contact avec le monde des vivants. Il comprit que la
mort n'était qu'une autre forme de vie, et son prolongement.
— En quoi consiste le rituel ?
demanda-t-il soudain à Valentine.
— Tu le sauras bientôt, répondit-elle avec un
sourire irrésistible. Ne sois pas impatient.
Un peu plus tard, tandis que le soleil descendait
vers l'horizon, plusieurs personnes quittèrent les lieux en
silence. Rohan remarqua parmi elles Fiona et Hubert, qui se
tenaient aussi par la main.
— Nous allons partir, dit Valentine. Le
rituel du solstice sera célébré ailleurs. Autrefois, lorsque la
magie de Stonehenge écartait les curieux, il se tenait ici, au
centre du cercle de pierres. C'est impossible à présent, à cause
des touristes et des farfelus qui squattent le monument toute la
nuit.
— Où allons-nous ?
— L'un de nos amis possède une grande
propriété non loin d'ici. C'est là que nous devons nous
rendre.
Une heure plus tard, la voiture pénétrait dans un
vaste parc servant d'écrin à un petit manoir à l'architecture
d'inspiration élisabéthaine mais dont une partie remontait
probablement à l'époque gothique. Une vingtaine de véhicules
stationnaient déjà sur le terre-plein.
Un personnage surprenant accueillait les visiteurs
en compagnie de son épouse, non moins étonnante que lui. Tous deux
étaient vêtus de longues toges blanches et portaient des couronnes
de fleurs tressées.
— Lord Simus Cavanagh et lady Rosalind, les
désigna Valentine. Les propriétaires du manoir.
L'homme et la femme, dont l'âge pouvait se situer
entre cinquante et soixante ans, faisaient penser à des
hippies.
— Ils ne sont pas toujours vêtus ainsi,
précisa Valentine. Leur tenue est celle que nous allons tous
revêtir pour célébrer la Nuit Courte.
— Hein ?
Elle éclata
de rire devant la mine stupéfaite du jeune homme. Parvenus devant
lord Cavanagh et sa femme, il s'inclina, un peu mal à l'aise. Les
toges de lin étaient légères et quelque peu transparentes et l'on
devinait qu'ils ne portaient rien d'autre par-dessous, ce qui
n'avait l'air de surprendre personne, hormis Rohan.
— Soyez le bienvenu, mon jeune ami,
l'accueillit lord Cavanagh avec jovialité.
Sous la conduite de domestiques impassibles, Rohan
et Valentine furent menés à des chambres dignes de servir de décor
à un film de vampires.
— Ce château est sans doute très ancien, dit
Rohan.
— Plus encore que tu ne le crois, répondit la
jeune fille. Il a été construit sur les ruines d'une ancienne villa
romaine.
— Comme le château de Peyronne !
s'étonna-t-il.
— Exactement. Nos amis affectionnent comme
nous les lieux chargés d'histoire.
Elle ne fit aucun autre commentaire. Tous deux
furent installés dans la même chambre, qui ne comportait qu'un seul
lit.
— Mais… nous allons dormir
ensemble ?
— A moins que cela ne te contrarie,
répondit simplement Valentine. Même si ce manoir est grand, il n'y
a pas assez de chambres pour tous les invités.
Sur le grand lit à baldaquin étaient posées deux
toges de lin blanches, ainsi que des couronnes de fleurs tressées
identiques à celles portées par les propriétaires.
— Il faut vraiment que je passe… ce
machin ?
— Si tu veux participer à la fête, oui. Mais
ce n'est pas obligatoire, tu sais. Tu peux rester ici, si tu
préfères.
Sans plus de façon, elle se défit de tous ses
vêtements, y compris les dessous, puis se glissa dans la salle de
bains pour une douche rafraîchissante. Il faisait une chaleur
étouffante en ce dernier jour de printemps. Rohan ne savait plus
quelle attitude adopter. La nudité ne semblait guère gêner
Valentine.
Elle ressortit quelques minutes plus tard, les
cheveux défaits croulant sur ses épaules. Elle éclata de rire
devant son air un peu coincé.
Il obtempéra. Lorsqu'il ressortit, elle avait
revêtu sa robe, qui laissait deviner ses formes sculpturales sous
le drapé translucide. Elle s'était coiffée de la couronne de
fleurs, mais elle avait aussi passé un masque singulier, une sorte
de loup fait de plumes, qui dissimulait le haut de son visage. Il y
en avait un pour lui également, qu'il n'avait pas remarqué à son
arrivée.
Devant sa mine empruntée, elle l'aida à passer sa
robe.
— Calme-toi, dit-elle, on dirait que tu n'as
jamais vu une fille en petite tenue…
— Mais que va-t-il se passer ?
— C'est la Nuit Courte, dit-elle. C'est une
fête païenne très ancienne, où nous entrons en communion avec la
nature tout entière. Tu dois oublier tout ce que les principes
rigides judéo-chrétiens t'ont incrusté dans la tête, même si tes
parents ne t'avaient donné aucune religion. La nudité est
parfaitement naturelle. Les enfants ne viennent pas au monde tout
habillés, n'est-ce pas ? Les vêtements sont devenus des
secondes peaux, et la marque d'une appartenance sociale. Mais ils
n'existaient pas, à l'origine de l'humanité. Regarde les Indiens de
l'Amazonie. Ils vivent tout nus et cela ne choque personne. Nous
sommes les enfants de la Nature, Rohan, nous faisons partie d'elle.
C'est cette innocence que nous allons retrouver ce soir.
Il acquiesça. Après tout, il existait bien des
camps de naturistes. Et puis, cette robe de lin, même si elle ne
dissimulait pas grand-chose, était tout de même un vêtement. En
revanche, il ne comprenait pas l'utilité du masque. Mais il n'osa
pas poser la question à Valentine.
Lorsqu'il fut prêt, ils rejoignirent les autres,
qui s'étaient installés au milieu du parc, où se dressait un
cromlech, un cercle comportant une douzaine de pierres
levées.
— Il est encore plus ancien que Stonehenge,
déclara Valentine.
Une
soixantaine de personnes s'étaient assises autour du cromlech,
formant un grand cercle. Le parc était immense et cerné par une
forêt de chênes, de châtaigniers et de bouleaux.
Bien qu'il fût tard, le jour n'en finissait pas de
décliner et il régnait sur les lieux une lumière dorée, un peu
surnaturelle. Il était impossible de reconnaître les participants,
qui tous portaient un masque de plumes. On pouvait cependant
distinguer les hommes des femmes, aux silhouettes devinées sous les
robes blanches, et aux loups. Ceux des femmes étaient plus fins,
plus féminins que ceux des hommes, qui rappelaient des têtes de
rapaces.
— Tes parents sont là ?
demanda-t-il.
— Bien sûr. Mais ils ne sont certainement pas
ensemble.
— Pas ensemble ?
— C'est la Nuit Courte, toutes les licences
sont permises, répondit-elle, laconique.
— Je n'ai pas envie que tu me quittes,
répliqua-t-il, inquiet.
— Mais je ne vais pas te quitter, le
rassura-t-elle.
Ils prirent place un peu à l'écart. Un repas fut
servi par les domestiques, composé de salades à base d'artichauts,
d'épinards et de céleri. Suivirent des huîtres et des plats de
poissons épicés au gingembre et au piment. Etait-ce la nourriture,
l'atmosphère de sensualité qui se dégageait de cette assemblée à
peine voilée, ou de la présence à ses côtés de Valentine, dont il
avait envie depuis la première fois qu'il l'avait vue, Rohan
sentait monter en lui des bouffées de chaleur.
Dès le début du repas, des musiciens prirent place
en bordure du cercle de pierres levées. Ils avaient apporté des
djembés et des sortes de pipeaux en os, et ils étaient vêtus de
peaux de bête.
Les joueurs de djembé se mirent à l'ouvrage, en
sourdine au début, puis les battements se firent peu à peu plus
puissants. Un rythme lancinant se répandit dans le crépuscule mauve
et parfumé, tandis que les flûteaux entamaient une mélodie
répétitive qui semblait venir du fond des âges. Un mélange
d'Irlande et d'Afrique qui pénétrait irrésistiblement la chair et
l'esprit, déjà embrumé par les alcools servis dans de petites
coupes.
La musique paraissait s'accorder parfaitement avec
les vibrations de la Terre. Rohan regardait discrètement sa
compagne. Il devinait, sous
l'échancrure de la toge, la forme ronde de ses seins parfaits, et
une liqueur de feu lui coulait dans les veines. Il semblait monter
du sol comme une force irrésistible qui imprégnait peu à peu la
moindre fibre de son corps. Les autres participants se laissaient
aller à se balancer au rythme des tambours et des flûtes. Au-dessus
d'eux s'étirait la draperie d'un ciel où jouaient les derniers
rayons du soleil mourant. Lorsqu'il disparut, les étoiles se mirent
à briller. Elles semblaient plus nombreuses qu'à l'accoutumée. Mais
sans doute était-ce dû à la nouvelle lune proche. Il ne restait
dans le firmament qu'un arc d'une finesse extrême en forme de C.
Les ténèbres s'étaient abattues sur le parc, mais la musique
continuait à jouer. Soudain, au centre du cromlech, un grand feu
apparut, qui illumina le parc. Simultanément, deux couples vêtus
eux aussi de peaux de bête firent leur apparition. Ils entamèrent
alors une danse flamboyante, d'un érotisme échevelé, qui acheva de
mettre les sens de l'assistance en ébullition.
Un autre homme vêtu d'une robe couleur sang avait
fait son apparition près des musiciens, une sorte de barde qui
clamait un poème dans une langue incompréhensible, aux intonations
rauques.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda
Rohan.
— Du gaélique, répondit Valentine. L'ancienne
langue des druides. C'est un poème à la gloire de la Nature. Il dit
que tout en elle est amour, comme le pollen qui s'échappe des
fleurs pour aller fertiliser d'autres fleurs. Il chante aussi les
amours animales et les amours des hommes et des femmes. L'amour est
le moyen d'atteindre à l'extase divine.
Vivement troublé, Rohan commença à se douter de ce
qui allait se passer. Outre les alcools parfumés, on leur avait
offert une tisane épicée, à la subtile odeur de menthe poivrée, à
laquelle se mêlait un soupçon de gingembre. Rohan avait
l'impression d'être en état second. Il ne quittait pas Valentine
des yeux. La jeune fille regardait fixement les danseurs. Tout à
coup, elle se rapprocha de Rohan, saisit doucement sa main qu'elle
invita à emprisonner l'un de ses seins. Puis elle se tourna vers
lui et leurs lèvres se joignirent. Il sentit monter en lui une
envie comme jamais il n'en avait éprouvé.
Autour
d'eux, des couples se formaient, des femmes et des hommes faisaient
glisser leurs toges blanches, sans toutefois ôter leurs masques, et
commençaient à se caresser. Rohan en éprouva une gêne obscure, qui
s'effaça devant la montée impérieuse du désir qui lui nouait les
reins. Il sentit les doigts fins de sa compagne glisser vers son
bas-ventre, effleurer légèrement son sexe gonflé à l'extrême. Puis
elle lui prit la main pour l'inciter à se lever. Décontenancé, il
la suivit. Ils se dirigèrent vers les arbres centenaires qui
cernaient le parc au nord, emportant la couverture sur laquelle ils
avaient pris place autour du cromlech. Rohan nota que d'autres
couples les imitaient. Dans son esprit, il ressentait la présence
étonnée de Lara, qui percevait les échos de son désir. Cette
présence insaisissable accentua encore son excitation.
Ils trouvèrent rapidement un coin d'herbe douce,
uniquement éclairé par les lueurs mouvantes du grand feu, au loin.
Les sens embrasés, Rohan saisit sa compagne par la taille. Avec
agilité, elle fit glisser son vêtement et se retrouva nue dans ses
bras, souple comme une liane, la respiration plus forte. Il ne
comprit pas comment sa robe coula à son tour sur le sol. Les mains
de Valentine se nouèrent derrière sa nuque et elle l'attira à elle
pour l'inciter à s'allonger sur le sol. Dans la pénombre rouge, il
sentit sa lourde chevelure glisser sur sa peau, ses lèvres et sa
langue courir sur son ventre, sur ses bras et ses jambes, s'arrêter
parfois en des endroits douloureusement précis. Il se laissa faire,
imprégné d'un désir qu'il ne pouvait plus maîtriser. Mais il avait
assez d'expérience pour accepter de ne pas brusquer les
choses.
Lorsqu'elle se dressa au-dessus de lui pour un
autre baiser, il voulut lui ôter son masque. Mais elle lui saisit
vivement la main pour l'en empêcher.
— Non, dit-elle. Ce n'est pas à moi que tu
vas faire l'amour. C'est à toutes les femmes du monde en même
temps. C'est la Nuit magique du solstice, la nuit où tout est
permis. A travers toi, je recevrai la semence de tous les
hommes du monde.
Tout en déposant des baisers légers sur sa bouche,
son cou, son torse, elle poursuivit à mots hachés :
— C'est la force de la nature qui passe à
travers nous. Ecoute-la, ressens-la en toi.
L'esprit
enfiévré, il parvint à lui saisir la taille. Il ne pouvait plus
tenir. Alors, elle s'empala sur lui et commença à se mouvoir
lentement, au rythme des djembés dont l'écho leur parvenait à
travers les buissons. Des parfums enivrants montaient de la mousse
et de l'herbe, de l'écorce des arbres centenaires, odeurs subtiles
retenues au sol pendant le jour par la chaleur du soleil. Rohan fit
tout ce qu'il pouvait pour se retenir. Il ne voulait pas la
décevoir. Mais il finit par exploser en elle. Elle poussa un
gémissement de joie. Tandis qu'elle s'effondrait sur lui, repue, il
se souvint de ce que lui avait dit Salomé, quelques semaines plus
tôt. Ce soir, il avait vu la « petite cousine » à
l'œuvre. Jamais il n'avait atteint un tel niveau d'orgasme. Il lui
semblait s'être entièrement déversé en elle, s'être mêlé à elle
d'une manière si intime que plus jamais on ne pourrait les séparer.
Une douce torpeur s'empara de lui. Il se dit qu'il était amoureux.
Comme jamais il ne l'avait été.
Mais elle lui laissa à peine le temps de reprendre
son souffle et noua de nouveau ses jambes autour de ses reins pour
l'amener sur elle.
La nuit dura longtemps, époustouflante,
éreintante, exaltante, auréolée d'un goût de mystère et d'interdit.
La forêt retentissait de gémissements, de cris équivoques. D'autres
étaient restés sur place, autour du cercle de pierres levées,
rendant hommage à la nature dans ce qu'elle avait de plus
éblouissant, l'acte sexuel. Ce n'était pas une orgie, une
bacchanale, c'était tout simplement un hymne à la beauté du monde,
à l'extase merveilleuse apportée par la relation amoureuse, quels
que soient l'âge et la condition.
De l'autre côté de la mer, seule dans sa chambre
de Saint-Guénolé, Lara avait perçu le trouble et l'émotion qui
s'étaient emparés de son visiteur mental, puis l'écho de sa
jouissance l'avait envahie à son tour, et avait éveillé en elle des
ondes de plaisir inattendues, une houle impérieuse qui la laissa
inassouvie. Alors, dans le secret de la nuit noire et chaude, sa
main gauche se referma sur le mamelon de son sein droit tandis que
l'autre s'égarait vers son
ventre. D'ordinaire, elle n'aimait guère ces attouchements
solitaires, dont elle n'usait que pour satisfaire un besoin trop
exigeant. Cette fois, elle éprouva, en écho à celle de son
partenaire invisible, une jouissance extraordinaire qui la laissa
le souffle court.
Lorsque ses sens furent calmés, elle se surprit à
sourire, puis à rire. Tout haut, elle dit :
— Je ne sais pas ce que tu as fabriqué, mon
bonhomme, mais si un jour on réussit à se rencontrer, il faudra que
tu m'expliques ce qui s'est passé cette nuit.
Le petit matin surprit Rohan et Valentine
étroitement mêlés l'un à l'autre, enveloppés dans la couverture
écossaise. Les masques étaient tombés, et Rohan avait enfoui son
visage dans l'épaisse chevelure de sa compagne. Il se sentait vide,
épuisé comme si un rouleau compresseur lui était passé sur les
reins. Mais jamais il n'avait ressenti une telle impression de
plénitude et de sérénité. Il aurait voulu rester là à jamais, lové
contre la tiédeur de ce corps féminin dont il connaissait désormais
tous les secrets.
Une lumière de cristal inondait les grands arbres
et le soleil était déjà haut dans le ciel. Il se redressa sur un
coude et contempla Valentine qui lui tournait le dos. Il gardait
son autre main glissée entre ses cuisses, protégeant jalousement le
sexe délicat de sa compagne. Pour rien au monde il n'aurait voulu
l'enlever. Mais il l'entendit soupirer. Inquiet, il avança la tête
et constata qu'elle avait les yeux ouverts et une mine
soucieuse.
— Ça ne va pas ? demanda-t-il.
Elle se tourna vers lui et lui adressa un sourire
un peu triste.
— Si, ça va.
Elle posa sa main sur la sienne et la caressa avec
tendresse.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle.
As-tu aimé la Nuit Courte ?
— Oui, bien sûr. C'était… magique. J'ai
l'impression d'avoir atteint quelque chose d'infini.
— De divin, précisa-t-elle. L'amour est
d'essence divine. L'hypocrisie et le puritanisme de l'Eglise en ont
fait quelque chose de sale et de méprisable. Mais l'orgasme est un
moyen de toucher à l'absolu.
Les Orientaux le savent, qui ont élevé l'amour au rang d'un art,
avec le Kama-sutra et les autres ouvrages sur les relations
érotiques. Les peuples anciens le savaient aussi, qui avaient
imaginé cette nuit hors du temps pour rendre ainsi hommage à la
nature dans ce qu'elle nous offre de plus magnifique.
Elle s'écarta et s'assit en tailleur, puis son
regard redevint songeur.
— Quelque chose te tracasse ! dit
Rohan.
Elle secoua la tête, puis elle se décida à
parler :
— Oui, il y a quelque chose. Mais tu ne peux
rien faire pour m'aider.
— Demande-moi ! Je ferais n'importe quoi
pour toi.
Elle sourit et lui posa un doigt sur le bout du
nez.
— Ne dis pas ça.
— Dis-moi ! insista-t-il.
— Voilà. Je suis très inquiète. Il faut
impérativement que nous parvenions à localiser la jeune fille dans
laquelle Helka Paakinen s'est réincarnée.
Tout à coup, la présence de Lara, qui s'était
retirée au fond de son esprit, se manifesta de nouveau. Il fut
aussitôt sur ses gardes.
— Pourquoi tiens-tu tellement à la
retrouver ? s'inquiéta-t-il.
Elle le fixa dans les yeux, visiblement
bouleversée.
— Parce qu'elle est en danger de mort. Si
nous ne la trouvons pas rapidement, elle tombera entre les griffes
de l'Ensis Dei et ils la tueront.
— L'Ensis Dei n'existe plus ! Cette
histoire date du seizième siècle…
— Oh si, elle existe encore.
Elle hésita, puis ajouta :
— Ce sont eux qui ont tué tes parents.
Une vive émotion s'empara de Rohan. L'image des
tueurs ressemblant à des moines lui revint. Mais c'était
impossible. Comment une cellule secrète de l'Inquisition
pouvait-elle encore subsister alors que l'Inquisition elle-même
avait disparu depuis plusieurs siècles ?
— Pourquoi ? Pourquoi auraient-ils tué
mes parents ?
— Parce
que ton père devait localiser cette jeune fille. Mais il a été tué
avant d'y parvenir. Voilà pourquoi nous avons besoin de toi. Ton
don de médium est encore plus puissant que le sien. Il faut que tu
nous aides.
— Pourquoi l'Ensis Dei veut-elle
l'éliminer ?
— Parce qu'elle représente un danger à leurs
yeux.
— Lequel ?
Valentine s'était mise à respirer plus vite.
— Ce sont des fanatiques. Ils croient…
qu'elle est l'Antéchrist.
Dérouté, Rohan ne sut que penser.
— L'Antéchrist ? Mais c'est
absurde ! Comment peut-on croire à de telles idioties au vingt
et unième siècle ?
— C'est une très longue histoire. Ecoute, je
ne peux pas t'en dire plus, mais tout cela est extrêmement
important. Nous avons essayé de réunir nos forces pour essayer de
la repérer. En vain. Nous savons seulement qu'elle est vivante,
quelque part. Mais nous sommes incapables de savoir où. Tu es
beaucoup plus puissant que n'importe lequel d'entre nous.
Il y eut un silence. Embarrassé, Rohan
demanda :
— Si vous parvenez à la trouver, que se
passera-t-il ?
— Nous prendrons contact avec elle et nous la
protégerons. Nous en avons les moyens.
— Mais pourquoi est-elle si importante ?
insista-t-il.
Elle hésita, puis répondit :
— Parce que… Parce qu'elle peut amener un
bouleversement qui marquera l'humanité tout entière.
— C'est pour ça qu'ils la considèrent comme
l'Antéchrist ?
— Oui. Mais…
Elle semblait soudain très nerveuse.
— Je ne peux pas t'en dire plus. Tu as déjà
perdu toute ta famille à cause de ça.
Rohan n'osa insister. Elle paraissait complètement
bouleversée.
Il ne savait plus que penser. Ainsi, les prêtres
assassins de l'Ensis Dei existaient encore. C'était invraisemblable
à première vue, mais le carnage dont sa famille avait été victime
lui prouvait que non. Une bouffée de colère l'envahit, dirigée
contre ces êtres insaisissables et lâches.
Puis il
pâlit. Et si Valentine disait la vérité ? Si Lara était
réellement en danger ? Il prit la main de sa compagne.
— Je vais essayer de la localiser,
déclara-t-il.
Elle leva vers lui des yeux humides.
— Tu crois que tu peux y arriver ?
— Je ne sais pas. Mais j'ai… j'ai établi un
contact permanent avec elle. Je sais même son prénom. Elle
s'appelle Lara. J'ignore son nom. Elle vit en moi comme je dois
vivre en elle. Elle était là quand… enfin, cette nuit.
Valentine sourit.
— Elle a dû être surprise.
— Je crois, oui. Mais elle en a profité, elle
aussi.
Il se tut. Il avait parfaitement ressenti le
plaisir solitaire de sa compagne mentale, ce qui avait augmenté
encore son propre plaisir.
— Tu n'as pas de secrets pour elle, remarqua
Valentine.
— C'est difficile, dans ces conditions. Elle
est là à chaque instant. C'est plus que de la télépathie. Elle est
un peu comme… mon double. Ou bien une jumelle. Enfin, je ne sais
pas. Je ressens ses émotions, ses peurs, ses joies, ses angoisses,
ses petits tracas quotidiens. Et elle perçoit les miens.
— Ce doit être désagréable.
— Non, pas vraiment. J'ai l'impression de ne
jamais être seul. Au début, cela me gênait, mais à présent, je suis
heureux qu'elle soit là. Il y a de la complicité entre nous, tu
comprends ?
Elle fit la moue.
— Je devrais être jalouse…
Puis elle se reprit :
— Pourquoi n'en as-tu pas parlé à mon
grand-père avant ? demanda-t-elle.
— Je suis devenu très méfiant. Je me
demandais pourquoi il insistait tellement.
— Je viens de te le dire. Il faut la
retrouver avant les autres. Elle est très importante pour
nous.
— Pour vous ? Mais vous-mêmes, qui
êtes-vous ?
Elle marqua une courte hésitation,
embarrassée.
— Je ne devrais pas te dire tout ça. Mais
enfin voilà : nous appartenons à un groupe qui a des
ramifications dans le monde
entier. Nous sommes avant tout des chercheurs, des historiens qui
ont pris conscience que l'histoire de la Terre est probablement
bien différente de celle que l'on connaît. Tu as pu t'en rendre
compte en étudiant les différents dossiers de ton père. Nous…
recherchons la vérité. Lara est un élément essentiel pour la
connaissance de cette vérité, même si elle l'ignore. C'est enfoui
dans sa mémoire profonde. Ce qu'elle sait apportera la preuve que
les théories défendues par les religions sont fausses. Voilà ce que
craignent ceux de l'Ensis Dei. Voilà pourquoi ils veulent la
tuer.
Elle lui prit les mains.
— Tu dois tout faire pour la sauver, Rohan.
Très vite !
Il hocha la tête.
— C'est bien. Je vais faire mon
possible.