22
Ce fut Valentine elle-même qui proposa à Rohan le voyage à Stonehenge. Afin de relâcher la pression qu'il maintenait sur le jeune homme, Paul Flamel s'était délibérément écarté et ne participerait pas à l'expédition. Valentine et ses parents, Hubert et Fiona, partiraient seuls pour la Grande-Bretagne.
Le jeune homme s'étonna de cette invitation. Valentine lui expliqua :
— C'est bientôt la Nuit Courte, la nuit de la Saint-Jean. A cette occasion, on élève de grands feux et il est de coutume de sauter à travers. Autrefois, on pensait que traverser le feu de la Saint-Jean protégeait des attaques du Diable pendant l'année entière.
— Mais je crois savoir que c'est une fête que l'on célèbre aussi en France, objecta-t-il.
— Stonehenge, ce n'est pas pareil. Un amoureux de l'Histoire de ton calibre en a forcément entendu parler…
— Bien sûr. Ce cercle de pierres levées se trouve dans la plaine de Salisbury, au sud de l'Angleterre. C'est un site étonnant, qui n'a pas livré tous ses mystères, et qui remonte à près de cinq mille ans… Mais qu'allons-nous faire là-bas ?
— Célébrer un rituel que nous respectons depuis très longtemps : la fête de la Vie et de la Nature. La nuit du solstice d'été n'est pas une fête chrétienne à l'origine. Elle a seulement été récupérée par l'Eglise parce qu'elle n'a jamais pu la faire disparaître. C'est une fête païenne qui remonte à la nuit des temps. La nuit du solstice est un moment fabuleux, où la Terre est au plus près du Soleil. Dans notre famille, nous la célébrons depuis très longtemps. J'ai pensé que cela te ferait plaisir d'y participer avec moi. A moins que tu n'aies pas envie de venir…
Le regard d'or vert qu'elle lui adressa lui fit couler un torrent de feu dans les veines. Il accepta. Si elle le lui avait demandé, il l'aurait suivie jusqu'au bout du monde.


Le lendemain, en Angleterre, une voiture de location de couleur sombre les menait vers Stonehenge. Le cercle de pierres levées – c'était la traduction littérale du nom du site – se dressait non loin d'une route relativement fréquentée. Sans doute avait-il perdu de son mystère ces derniers temps, tout comme les alignements de Carnac, désormais protégés par des clôtures afin d'éviter les détériorations occasionnées par les visiteurs sans scrupules. Il fallait les imaginer débarrassés de l'empreinte du monde moderne.
Rohan ne se posait pas ce genre de questions. Il ne songeait qu'à goûter la présence de la belle Valentine à ses côtés. Depuis le départ, il lui semblait qu'elle avait perdu cette espèce de réserve qu'elle mettait dans leurs rapports. Tandis qu'à Peyronne elle maintenait une distance sévère entre eux, elle lui semblait à présent plus accessible. Au cours du voyage en avion, elle avait pris place à côté de lui et avait longuement bavardé avec lui, apparemment heureuse qu'il ait accepté de l'accompagner.
Par deux fois, elle lui prit la main. Elle ne semblait pourtant pas avoir peur de l'avion. Stupéfié par cet attouchement aussi inattendu que léger, il n'avait su comment réagir, mais son sang s'était mis à bouillir.
Une foule importante se dirigeait vers le site de Stonehenge en cette fin d'après-midi qu'éclaboussait un soleil radieux, masqué par moments par des cohortes de nuages translucides emportés par des vents capricieux. Il régnait sur les lieux une chaleur presque étouffante. Rohan ne la sentait pas. Il ne quittait pas Valentine d'une semelle. Le cœur battant la chamade, il espérait qu'il allait se passer quelque chose entre eux. Jamais elle n'avait été aussi belle. Elle avait défait ses cheveux, qu'elle nouait habituellement en une stricte queue de cheval, et ils flottaient dans la brise tiède de l'été naissant dans la plus parfaite indiscipline. Hubert et Fiona se tenaient à l'écart, ce dont Rohan leur était reconnaissant. Abandonnant la voiture au parking, ils pénétrèrent sur le site en compagnie de plusieurs dizaines d'autres personnes venues de tous les horizons. Au loin se dressaient les énormes monolithes, organisés en cercles concentriques.
— Stonehenge a été construit en quatre périodes, expliqua Valentine. Les premières pierres ont été dressées il y a plus de quatre mille huit cents ans. Chacune pèse environ cinquante tonnes. Mais le plus surprenant est qu'elles viennent de carrières parfois éloignées de près de deux cent cinquante kilomètres. Certaines auraient même été apportées d'Irlande.
— Comment ont-ils fait ?
— Personne ne le sait. Bien que les Celtes aient toujours considéré ce lieu comme sacré, on sait que ce ne sont pas eux qui ont édifié Stonehenge. Le site date de bien avant leur arrivée en Angleterre. Les peuplades qui vivaient à l'époque de l'érection de ce monument ne comportaient tout au plus que quelques milliers d'individus. Pourtant, ils ont réussi ce tour de force. Nous en avons la preuve sous les yeux. C'est pourquoi Stonehenge reste un mystère, tant pour la méthode employée pour l'édifier que pour sa raison d'être. Certains pensent qu'il pourrait s'agir d'un générateur d'énergie tellurique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les gens se rassemblent si nombreux aujourd'hui.
En effet, Rohan constata que nombre de personnes organisaient des cercles en se tenant la main autour des monolithes. Puis ils se serraient contre les pierres en psalmodiant des paroles incompréhensibles. Valentine ajouta :
— Des farfelus pensent que Stonehenge pourrait être une sorte de balise destinée à des extraterrestres.
— Et toi, quel est ton avis ? demanda Rohan.
— Au début des années 1960, un professeur d'astronomie de Boston, Gerald Hawkins, et un astrophysicien britannique, Fred Hoyle, ont émis l'hypothèse que Stonehenge était un système complexe destiné à prévoir les mouvements des étoiles et des planètes, les solstices et les équinoxes, les éclipses. Les archéologues ont critiqué cette idée, bien sûr, arguant que ce monument a été érigé en quatre phases espacées de plusieurs siècles. Mais il est incontestable que Stonehenge a un lien avec l'astronomie. Le système a pu être tout simplement amélioré au fil du temps.
— Donc, pour toi, Stonehenge est un gigantesque système destiné à calculer la course des astres…
— Exactement.
— Mais qui a pu élaborer un système aussi complexe il y a cinq mille ans ? L'homme en était encore à l'âge de pierre…
— Cela ne veut pas dire que les hommes de cette époque étaient des imbéciles. Ils observaient les cieux depuis des dizaines de millénaires. Ils avaient eu tout le temps nécessaire pour en comprendre le fonctionnement.
— Mais cela n'explique pas comment ils ont pu dresser des pierres aussi lourdes avec les moyens aussi réduits qui existaient à l'époque.
— Nous savons tellement peu de choses de l'histoire du monde, Rohan.
Suivant la foule, ils se dirigeaient lentement vers le monument. Ils franchirent tout d'abord un premier fossé circulaire large de quatre mètres et profond d'un mètre cinquante. Ce premier cercle fut suivi de trois autres, creusés de trous à distance régulière. Dans certains, on avait retrouvé des ossements humains.
— Stonehenge a servi de lieu de sépulture ou de sacrifice à l'époque tardive, dit Valentine. Mais autrefois, ces trous servaient probablement à accueillir des pierres destinées à calculer l'emplacement des astres. C'est ce qu'a démontré Fred Hoyle.
Enfin, au centre, venaient deux cercles de pierres levées dont certaines étaient réunies par des linteaux. Par le passé, elles avaient dû être toutes reliées de cette manière. Puis, au centre, deux rangées étaient disposées en fer à cheval. Le cœur sacré de l'édifice.
Plus impressionné qu'il ne l'aurait imaginé, le jeune Américain s'approcha des pierres, hautes de plusieurs mètres, sur lesquelles le soleil faisait jouer une lumière éclatante. Malgré tous ces gens qui se trouvaient là, un silence étonnant régnait sur les lieux.
Fébrilement, il saisit la main de Valentine. Il se passa tout à coup quelque chose d'inexplicable. Alors que la foule se recueillait, il lui sembla percevoir un vacarme assourdi, provoqué par des voix venues d'outre-tombe. C'était comme si une autre foule, invisible, avait envahi les lieux. Il ne les voyait pas, mais il percevait d'innombrables présences. Un flot d'émotions, de murmures, de souvenirs, coula vers lui. Il resta pétrifié. A différentes périodes, des hommes et des femmes, disparus depuis des millénaires, étaient venus en ce lieu pour célébrer des cultes oubliés. Il comprit très vite que Valentine avait dit la vérité. S'il s'était déroulé plus tard, à l'époque des Celtes, des cérémonies rituelles dont certaines parfois s'étaient achevées par des sacrifices humains ou par des obsèques grandioses, à l'origine, Stonehenge avait bien été une sorte d'observatoire gigantesque, conçu par un peuple possédant un savoir stupéfiant, dont on avait perdu toute trace aujourd'hui.
Tout au fond de lui, Rohan ressentit la présence de Lara, qui semblait percevoir avec lui les vibrations émanant du lieu sacré. Leur lien se tissait de plus en plus précisément, à tel point qu'il reçut de sa part plusieurs images, des flashs montrant un bord de mer, des rochers battus par les vagues. L'endroit où elle habitait, probablement. Puis il y eut une rupture et la présence diminua sans pour autant disparaître totalement. Il comprit qu'elle avait eu peur, qu'il était allé trop loin sous le coup de l'émotion.
Une émotion qui ne le quittait plus. Il ne vivait plus seulement au début du vingt et unième siècle. Sa perception médiumnique lui permettait de recevoir l'écho de scènes qui s'étaient déroulées à différentes époques, comme s'il recevait les souvenirs d'innombrables personnes issues de tous les âges du monde.
Il se mit à respirer plus difficilement. Valentine l'observait avec un regard inquiet. Puis elle le prit dans ses bras pour le calmer.
— Détends-toi, souffla-t-elle. Moi aussi je ressens ces présences. Certainement moins bien que toi, mais je les ressens.
Ils restèrent un long moment enlacés au cœur du cercle mystérieux. Peu à peu, Rohan se calma. Le phénomène l'avait impressionné au début, mais à présent il éprouvait une grande sérénité, comme s'il avait établi une passerelle entre l'univers matériel et l'espace spirituel, là où les âmes poursuivaient leur route vers l'infini, attendant peut-être une nouvelle réincarnation, ou plus simplement un contact avec le monde des vivants. Il comprit que la mort n'était qu'une autre forme de vie, et son prolongement.
— En quoi consiste le rituel ? demanda-t-il soudain à Valentine.
— Tu le sauras bientôt, répondit-elle avec un sourire irrésistible. Ne sois pas impatient.
Un peu plus tard, tandis que le soleil descendait vers l'horizon, plusieurs personnes quittèrent les lieux en silence. Rohan remarqua parmi elles Fiona et Hubert, qui se tenaient aussi par la main.
— Nous allons partir, dit Valentine. Le rituel du solstice sera célébré ailleurs. Autrefois, lorsque la magie de Stonehenge écartait les curieux, il se tenait ici, au centre du cercle de pierres. C'est impossible à présent, à cause des touristes et des farfelus qui squattent le monument toute la nuit.
— Où allons-nous ?
— L'un de nos amis possède une grande propriété non loin d'ici. C'est là que nous devons nous rendre.


Une heure plus tard, la voiture pénétrait dans un vaste parc servant d'écrin à un petit manoir à l'architecture d'inspiration élisabéthaine mais dont une partie remontait probablement à l'époque gothique. Une vingtaine de véhicules stationnaient déjà sur le terre-plein.
Un personnage surprenant accueillait les visiteurs en compagnie de son épouse, non moins étonnante que lui. Tous deux étaient vêtus de longues toges blanches et portaient des couronnes de fleurs tressées.
— Lord Simus Cavanagh et lady Rosalind, les désigna Valentine. Les propriétaires du manoir.
L'homme et la femme, dont l'âge pouvait se situer entre cinquante et soixante ans, faisaient penser à des hippies.
— Ils ne sont pas toujours vêtus ainsi, précisa Valentine. Leur tenue est celle que nous allons tous revêtir pour célébrer la Nuit Courte.
— Hein ?
Elle éclata de rire devant la mine stupéfaite du jeune homme. Parvenus devant lord Cavanagh et sa femme, il s'inclina, un peu mal à l'aise. Les toges de lin étaient légères et quelque peu transparentes et l'on devinait qu'ils ne portaient rien d'autre par-dessous, ce qui n'avait l'air de surprendre personne, hormis Rohan.
— Soyez le bienvenu, mon jeune ami, l'accueillit lord Cavanagh avec jovialité.
Sous la conduite de domestiques impassibles, Rohan et Valentine furent menés à des chambres dignes de servir de décor à un film de vampires.
— Ce château est sans doute très ancien, dit Rohan.
— Plus encore que tu ne le crois, répondit la jeune fille. Il a été construit sur les ruines d'une ancienne villa romaine.
— Comme le château de Peyronne ! s'étonna-t-il.
— Exactement. Nos amis affectionnent comme nous les lieux chargés d'histoire.
Elle ne fit aucun autre commentaire. Tous deux furent installés dans la même chambre, qui ne comportait qu'un seul lit.
— Mais… nous allons dormir ensemble ?
— A moins que cela ne te contrarie, répondit simplement Valentine. Même si ce manoir est grand, il n'y a pas assez de chambres pour tous les invités.
Sur le grand lit à baldaquin étaient posées deux toges de lin blanches, ainsi que des couronnes de fleurs tressées identiques à celles portées par les propriétaires.
— Il faut vraiment que je passe… ce machin ?
— Si tu veux participer à la fête, oui. Mais ce n'est pas obligatoire, tu sais. Tu peux rester ici, si tu préfères.
Sans plus de façon, elle se défit de tous ses vêtements, y compris les dessous, puis se glissa dans la salle de bains pour une douche rafraîchissante. Il faisait une chaleur étouffante en ce dernier jour de printemps. Rohan ne savait plus quelle attitude adopter. La nudité ne semblait guère gêner Valentine.
Elle ressortit quelques minutes plus tard, les cheveux défaits croulant sur ses épaules. Elle éclata de rire devant son air un peu coincé.
— Allez, détends-toi, dit-elle. Et va prendre une douche. On nous attend pour le dîner.
Il obtempéra. Lorsqu'il ressortit, elle avait revêtu sa robe, qui laissait deviner ses formes sculpturales sous le drapé translucide. Elle s'était coiffée de la couronne de fleurs, mais elle avait aussi passé un masque singulier, une sorte de loup fait de plumes, qui dissimulait le haut de son visage. Il y en avait un pour lui également, qu'il n'avait pas remarqué à son arrivée.
Devant sa mine empruntée, elle l'aida à passer sa robe.
— Calme-toi, dit-elle, on dirait que tu n'as jamais vu une fille en petite tenue…
— Mais que va-t-il se passer ?
— C'est la Nuit Courte, dit-elle. C'est une fête païenne très ancienne, où nous entrons en communion avec la nature tout entière. Tu dois oublier tout ce que les principes rigides judéo-chrétiens t'ont incrusté dans la tête, même si tes parents ne t'avaient donné aucune religion. La nudité est parfaitement naturelle. Les enfants ne viennent pas au monde tout habillés, n'est-ce pas ? Les vêtements sont devenus des secondes peaux, et la marque d'une appartenance sociale. Mais ils n'existaient pas, à l'origine de l'humanité. Regarde les Indiens de l'Amazonie. Ils vivent tout nus et cela ne choque personne. Nous sommes les enfants de la Nature, Rohan, nous faisons partie d'elle. C'est cette innocence que nous allons retrouver ce soir.
Il acquiesça. Après tout, il existait bien des camps de naturistes. Et puis, cette robe de lin, même si elle ne dissimulait pas grand-chose, était tout de même un vêtement. En revanche, il ne comprenait pas l'utilité du masque. Mais il n'osa pas poser la question à Valentine.


Lorsqu'il fut prêt, ils rejoignirent les autres, qui s'étaient installés au milieu du parc, où se dressait un cromlech, un cercle comportant une douzaine de pierres levées.
— Il est encore plus ancien que Stonehenge, déclara Valentine.
Une soixantaine de personnes s'étaient assises autour du cromlech, formant un grand cercle. Le parc était immense et cerné par une forêt de chênes, de châtaigniers et de bouleaux.
Bien qu'il fût tard, le jour n'en finissait pas de décliner et il régnait sur les lieux une lumière dorée, un peu surnaturelle. Il était impossible de reconnaître les participants, qui tous portaient un masque de plumes. On pouvait cependant distinguer les hommes des femmes, aux silhouettes devinées sous les robes blanches, et aux loups. Ceux des femmes étaient plus fins, plus féminins que ceux des hommes, qui rappelaient des têtes de rapaces.
— Tes parents sont là ? demanda-t-il.
— Bien sûr. Mais ils ne sont certainement pas ensemble.
— Pas ensemble ?
— C'est la Nuit Courte, toutes les licences sont permises, répondit-elle, laconique.
— Je n'ai pas envie que tu me quittes, répliqua-t-il, inquiet.
— Mais je ne vais pas te quitter, le rassura-t-elle.
Ils prirent place un peu à l'écart. Un repas fut servi par les domestiques, composé de salades à base d'artichauts, d'épinards et de céleri. Suivirent des huîtres et des plats de poissons épicés au gingembre et au piment. Etait-ce la nourriture, l'atmosphère de sensualité qui se dégageait de cette assemblée à peine voilée, ou de la présence à ses côtés de Valentine, dont il avait envie depuis la première fois qu'il l'avait vue, Rohan sentait monter en lui des bouffées de chaleur.
Dès le début du repas, des musiciens prirent place en bordure du cercle de pierres levées. Ils avaient apporté des djembés et des sortes de pipeaux en os, et ils étaient vêtus de peaux de bête.
Les joueurs de djembé se mirent à l'ouvrage, en sourdine au début, puis les battements se firent peu à peu plus puissants. Un rythme lancinant se répandit dans le crépuscule mauve et parfumé, tandis que les flûteaux entamaient une mélodie répétitive qui semblait venir du fond des âges. Un mélange d'Irlande et d'Afrique qui pénétrait irrésistiblement la chair et l'esprit, déjà embrumé par les alcools servis dans de petites coupes.
La musique paraissait s'accorder parfaitement avec les vibrations de la Terre. Rohan regardait discrètement sa compagne. Il devinait, sous l'échancrure de la toge, la forme ronde de ses seins parfaits, et une liqueur de feu lui coulait dans les veines. Il semblait monter du sol comme une force irrésistible qui imprégnait peu à peu la moindre fibre de son corps. Les autres participants se laissaient aller à se balancer au rythme des tambours et des flûtes. Au-dessus d'eux s'étirait la draperie d'un ciel où jouaient les derniers rayons du soleil mourant. Lorsqu'il disparut, les étoiles se mirent à briller. Elles semblaient plus nombreuses qu'à l'accoutumée. Mais sans doute était-ce dû à la nouvelle lune proche. Il ne restait dans le firmament qu'un arc d'une finesse extrême en forme de C. Les ténèbres s'étaient abattues sur le parc, mais la musique continuait à jouer. Soudain, au centre du cromlech, un grand feu apparut, qui illumina le parc. Simultanément, deux couples vêtus eux aussi de peaux de bête firent leur apparition. Ils entamèrent alors une danse flamboyante, d'un érotisme échevelé, qui acheva de mettre les sens de l'assistance en ébullition.
Un autre homme vêtu d'une robe couleur sang avait fait son apparition près des musiciens, une sorte de barde qui clamait un poème dans une langue incompréhensible, aux intonations rauques.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Rohan.
— Du gaélique, répondit Valentine. L'ancienne langue des druides. C'est un poème à la gloire de la Nature. Il dit que tout en elle est amour, comme le pollen qui s'échappe des fleurs pour aller fertiliser d'autres fleurs. Il chante aussi les amours animales et les amours des hommes et des femmes. L'amour est le moyen d'atteindre à l'extase divine.
Vivement troublé, Rohan commença à se douter de ce qui allait se passer. Outre les alcools parfumés, on leur avait offert une tisane épicée, à la subtile odeur de menthe poivrée, à laquelle se mêlait un soupçon de gingembre. Rohan avait l'impression d'être en état second. Il ne quittait pas Valentine des yeux. La jeune fille regardait fixement les danseurs. Tout à coup, elle se rapprocha de Rohan, saisit doucement sa main qu'elle invita à emprisonner l'un de ses seins. Puis elle se tourna vers lui et leurs lèvres se joignirent. Il sentit monter en lui une envie comme jamais il n'en avait éprouvé.
Autour d'eux, des couples se formaient, des femmes et des hommes faisaient glisser leurs toges blanches, sans toutefois ôter leurs masques, et commençaient à se caresser. Rohan en éprouva une gêne obscure, qui s'effaça devant la montée impérieuse du désir qui lui nouait les reins. Il sentit les doigts fins de sa compagne glisser vers son bas-ventre, effleurer légèrement son sexe gonflé à l'extrême. Puis elle lui prit la main pour l'inciter à se lever. Décontenancé, il la suivit. Ils se dirigèrent vers les arbres centenaires qui cernaient le parc au nord, emportant la couverture sur laquelle ils avaient pris place autour du cromlech. Rohan nota que d'autres couples les imitaient. Dans son esprit, il ressentait la présence étonnée de Lara, qui percevait les échos de son désir. Cette présence insaisissable accentua encore son excitation.
Ils trouvèrent rapidement un coin d'herbe douce, uniquement éclairé par les lueurs mouvantes du grand feu, au loin. Les sens embrasés, Rohan saisit sa compagne par la taille. Avec agilité, elle fit glisser son vêtement et se retrouva nue dans ses bras, souple comme une liane, la respiration plus forte. Il ne comprit pas comment sa robe coula à son tour sur le sol. Les mains de Valentine se nouèrent derrière sa nuque et elle l'attira à elle pour l'inciter à s'allonger sur le sol. Dans la pénombre rouge, il sentit sa lourde chevelure glisser sur sa peau, ses lèvres et sa langue courir sur son ventre, sur ses bras et ses jambes, s'arrêter parfois en des endroits douloureusement précis. Il se laissa faire, imprégné d'un désir qu'il ne pouvait plus maîtriser. Mais il avait assez d'expérience pour accepter de ne pas brusquer les choses.
Lorsqu'elle se dressa au-dessus de lui pour un autre baiser, il voulut lui ôter son masque. Mais elle lui saisit vivement la main pour l'en empêcher.
— Non, dit-elle. Ce n'est pas à moi que tu vas faire l'amour. C'est à toutes les femmes du monde en même temps. C'est la Nuit magique du solstice, la nuit où tout est permis. A travers toi, je recevrai la semence de tous les hommes du monde.
Tout en déposant des baisers légers sur sa bouche, son cou, son torse, elle poursuivit à mots hachés :
— C'est la force de la nature qui passe à travers nous. Ecoute-la, ressens-la en toi.
L'esprit enfiévré, il parvint à lui saisir la taille. Il ne pouvait plus tenir. Alors, elle s'empala sur lui et commença à se mouvoir lentement, au rythme des djembés dont l'écho leur parvenait à travers les buissons. Des parfums enivrants montaient de la mousse et de l'herbe, de l'écorce des arbres centenaires, odeurs subtiles retenues au sol pendant le jour par la chaleur du soleil. Rohan fit tout ce qu'il pouvait pour se retenir. Il ne voulait pas la décevoir. Mais il finit par exploser en elle. Elle poussa un gémissement de joie. Tandis qu'elle s'effondrait sur lui, repue, il se souvint de ce que lui avait dit Salomé, quelques semaines plus tôt. Ce soir, il avait vu la « petite cousine » à l'œuvre. Jamais il n'avait atteint un tel niveau d'orgasme. Il lui semblait s'être entièrement déversé en elle, s'être mêlé à elle d'une manière si intime que plus jamais on ne pourrait les séparer. Une douce torpeur s'empara de lui. Il se dit qu'il était amoureux. Comme jamais il ne l'avait été.
Mais elle lui laissa à peine le temps de reprendre son souffle et noua de nouveau ses jambes autour de ses reins pour l'amener sur elle.


La nuit dura longtemps, époustouflante, éreintante, exaltante, auréolée d'un goût de mystère et d'interdit. La forêt retentissait de gémissements, de cris équivoques. D'autres étaient restés sur place, autour du cercle de pierres levées, rendant hommage à la nature dans ce qu'elle avait de plus éblouissant, l'acte sexuel. Ce n'était pas une orgie, une bacchanale, c'était tout simplement un hymne à la beauté du monde, à l'extase merveilleuse apportée par la relation amoureuse, quels que soient l'âge et la condition.


De l'autre côté de la mer, seule dans sa chambre de Saint-Guénolé, Lara avait perçu le trouble et l'émotion qui s'étaient emparés de son visiteur mental, puis l'écho de sa jouissance l'avait envahie à son tour, et avait éveillé en elle des ondes de plaisir inattendues, une houle impérieuse qui la laissa inassouvie. Alors, dans le secret de la nuit noire et chaude, sa main gauche se referma sur le mamelon de son sein droit tandis que l'autre s'égarait vers son ventre. D'ordinaire, elle n'aimait guère ces attouchements solitaires, dont elle n'usait que pour satisfaire un besoin trop exigeant. Cette fois, elle éprouva, en écho à celle de son partenaire invisible, une jouissance extraordinaire qui la laissa le souffle court.
Lorsque ses sens furent calmés, elle se surprit à sourire, puis à rire. Tout haut, elle dit :
— Je ne sais pas ce que tu as fabriqué, mon bonhomme, mais si un jour on réussit à se rencontrer, il faudra que tu m'expliques ce qui s'est passé cette nuit.


Le petit matin surprit Rohan et Valentine étroitement mêlés l'un à l'autre, enveloppés dans la couverture écossaise. Les masques étaient tombés, et Rohan avait enfoui son visage dans l'épaisse chevelure de sa compagne. Il se sentait vide, épuisé comme si un rouleau compresseur lui était passé sur les reins. Mais jamais il n'avait ressenti une telle impression de plénitude et de sérénité. Il aurait voulu rester là à jamais, lové contre la tiédeur de ce corps féminin dont il connaissait désormais tous les secrets.
Une lumière de cristal inondait les grands arbres et le soleil était déjà haut dans le ciel. Il se redressa sur un coude et contempla Valentine qui lui tournait le dos. Il gardait son autre main glissée entre ses cuisses, protégeant jalousement le sexe délicat de sa compagne. Pour rien au monde il n'aurait voulu l'enlever. Mais il l'entendit soupirer. Inquiet, il avança la tête et constata qu'elle avait les yeux ouverts et une mine soucieuse.
— Ça ne va pas ? demanda-t-il.
Elle se tourna vers lui et lui adressa un sourire un peu triste.
— Si, ça va.
Elle posa sa main sur la sienne et la caressa avec tendresse.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle. As-tu aimé la Nuit Courte ?
— Oui, bien sûr. C'était… magique. J'ai l'impression d'avoir atteint quelque chose d'infini.
— De divin, précisa-t-elle. L'amour est d'essence divine. L'hypocrisie et le puritanisme de l'Eglise en ont fait quelque chose de sale et de méprisable. Mais l'orgasme est un moyen de toucher à l'absolu. Les Orientaux le savent, qui ont élevé l'amour au rang d'un art, avec le Kama-sutra et les autres ouvrages sur les relations érotiques. Les peuples anciens le savaient aussi, qui avaient imaginé cette nuit hors du temps pour rendre ainsi hommage à la nature dans ce qu'elle nous offre de plus magnifique.
Elle s'écarta et s'assit en tailleur, puis son regard redevint songeur.
— Quelque chose te tracasse ! dit Rohan.
Elle secoua la tête, puis elle se décida à parler :
— Oui, il y a quelque chose. Mais tu ne peux rien faire pour m'aider.
— Demande-moi ! Je ferais n'importe quoi pour toi.
Elle sourit et lui posa un doigt sur le bout du nez.
— Ne dis pas ça.
— Dis-moi ! insista-t-il.
— Voilà. Je suis très inquiète. Il faut impérativement que nous parvenions à localiser la jeune fille dans laquelle Helka Paakinen s'est réincarnée.
Tout à coup, la présence de Lara, qui s'était retirée au fond de son esprit, se manifesta de nouveau. Il fut aussitôt sur ses gardes.
— Pourquoi tiens-tu tellement à la retrouver ? s'inquiéta-t-il.
Elle le fixa dans les yeux, visiblement bouleversée.
— Parce qu'elle est en danger de mort. Si nous ne la trouvons pas rapidement, elle tombera entre les griffes de l'Ensis Dei et ils la tueront.
— L'Ensis Dei n'existe plus ! Cette histoire date du seizième siècle…
— Oh si, elle existe encore.
Elle hésita, puis ajouta :
— Ce sont eux qui ont tué tes parents.
Une vive émotion s'empara de Rohan. L'image des tueurs ressemblant à des moines lui revint. Mais c'était impossible. Comment une cellule secrète de l'Inquisition pouvait-elle encore subsister alors que l'Inquisition elle-même avait disparu depuis plusieurs siècles ?
— Pourquoi ? Pourquoi auraient-ils tué mes parents ?
— Parce que ton père devait localiser cette jeune fille. Mais il a été tué avant d'y parvenir. Voilà pourquoi nous avons besoin de toi. Ton don de médium est encore plus puissant que le sien. Il faut que tu nous aides.
— Pourquoi l'Ensis Dei veut-elle l'éliminer ?
— Parce qu'elle représente un danger à leurs yeux.
— Lequel ?
Valentine s'était mise à respirer plus vite.
— Ce sont des fanatiques. Ils croient… qu'elle est l'Antéchrist.
Dérouté, Rohan ne sut que penser.
— L'Antéchrist ? Mais c'est absurde ! Comment peut-on croire à de telles idioties au vingt et unième siècle ?
— C'est une très longue histoire. Ecoute, je ne peux pas t'en dire plus, mais tout cela est extrêmement important. Nous avons essayé de réunir nos forces pour essayer de la repérer. En vain. Nous savons seulement qu'elle est vivante, quelque part. Mais nous sommes incapables de savoir où. Tu es beaucoup plus puissant que n'importe lequel d'entre nous.
Il y eut un silence. Embarrassé, Rohan demanda :
— Si vous parvenez à la trouver, que se passera-t-il ?
— Nous prendrons contact avec elle et nous la protégerons. Nous en avons les moyens.
— Mais pourquoi est-elle si importante ? insista-t-il.
Elle hésita, puis répondit :
— Parce que… Parce qu'elle peut amener un bouleversement qui marquera l'humanité tout entière.
— C'est pour ça qu'ils la considèrent comme l'Antéchrist ?
— Oui. Mais…
Elle semblait soudain très nerveuse.
— Je ne peux pas t'en dire plus. Tu as déjà perdu toute ta famille à cause de ça.
Rohan n'osa insister. Elle paraissait complètement bouleversée.
Il ne savait plus que penser. Ainsi, les prêtres assassins de l'Ensis Dei existaient encore. C'était invraisemblable à première vue, mais le carnage dont sa famille avait été victime lui prouvait que non. Une bouffée de colère l'envahit, dirigée contre ces êtres insaisissables et lâches.
Puis il pâlit. Et si Valentine disait la vérité ? Si Lara était réellement en danger ? Il prit la main de sa compagne.
— Je vais essayer de la localiser, déclara-t-il.
Elle leva vers lui des yeux humides.
— Tu crois que tu peux y arriver ?
— Je ne sais pas. Mais j'ai… j'ai établi un contact permanent avec elle. Je sais même son prénom. Elle s'appelle Lara. J'ignore son nom. Elle vit en moi comme je dois vivre en elle. Elle était là quand… enfin, cette nuit.
Valentine sourit.
— Elle a dû être surprise.
— Je crois, oui. Mais elle en a profité, elle aussi.
Il se tut. Il avait parfaitement ressenti le plaisir solitaire de sa compagne mentale, ce qui avait augmenté encore son propre plaisir.
— Tu n'as pas de secrets pour elle, remarqua Valentine.
— C'est difficile, dans ces conditions. Elle est là à chaque instant. C'est plus que de la télépathie. Elle est un peu comme… mon double. Ou bien une jumelle. Enfin, je ne sais pas. Je ressens ses émotions, ses peurs, ses joies, ses angoisses, ses petits tracas quotidiens. Et elle perçoit les miens.
— Ce doit être désagréable.
— Non, pas vraiment. J'ai l'impression de ne jamais être seul. Au début, cela me gênait, mais à présent, je suis heureux qu'elle soit là. Il y a de la complicité entre nous, tu comprends ?
Elle fit la moue.
— Je devrais être jalouse…
Puis elle se reprit :
— Pourquoi n'en as-tu pas parlé à mon grand-père avant ? demanda-t-elle.
— Je suis devenu très méfiant. Je me demandais pourquoi il insistait tellement.
— Je viens de te le dire. Il faut la retrouver avant les autres. Elle est très importante pour nous.
— Pour vous ? Mais vous-mêmes, qui êtes-vous ?
Elle marqua une courte hésitation, embarrassée.
— Je ne devrais pas te dire tout ça. Mais enfin voilà : nous appartenons à un groupe qui a des ramifications dans le monde entier. Nous sommes avant tout des chercheurs, des historiens qui ont pris conscience que l'histoire de la Terre est probablement bien différente de celle que l'on connaît. Tu as pu t'en rendre compte en étudiant les différents dossiers de ton père. Nous… recherchons la vérité. Lara est un élément essentiel pour la connaissance de cette vérité, même si elle l'ignore. C'est enfoui dans sa mémoire profonde. Ce qu'elle sait apportera la preuve que les théories défendues par les religions sont fausses. Voilà ce que craignent ceux de l'Ensis Dei. Voilà pourquoi ils veulent la tuer.
Elle lui prit les mains.
— Tu dois tout faire pour la sauver, Rohan. Très vite !
Il hocha la tête.
— C'est bien. Je vais faire mon possible.
La prophetie des glaces
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