Sitôt le dirigeable amarré, Tanithkara bondit à
terre. Autour de l'appareil se formait déjà une foule importante,
qui accourait des hangars, des bâtiments, et même du port. Arrivé
devant elle, Khadraan posa un genou en terre et inclina la tête. Il
hésita, puis déclara d'une voix bouleversée.
— Madame, j'ai une bien triste nouvelle à
vous apprendre. Le seigneur Tharkaas et dame Marah… ils sont
morts.
Tanithkara sentit ses jambes faiblir, tandis que
son cœur se mettait à battre plus vite. Elle s'appuya sur le bras
de Rod'Han, qui s'était aussitôt porté à son secours.
— Morts ? Ce n'est pas possible !
Que s'est-il passé ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— Ils ont été assassinés, madame. Ils avaient
été invités par le seigneur Farahdan hoss Khedryy, le pentarque ami
de vos parents. Ils ont été attaqués par des inconnus sur le chemin
qui les ramenait au palais. Le pilote de leur voiture a été tué,
lui aussi.
— Et mon grand-père ?
— Le seigneur Pahyren hoss Nephen n'était pas
avec eux. Mais le seigneur Farahdan et son épouse ont été tués
également, chez eux, au cours de la même nuit.
Abasourdie, Tanithkara chancela. Une soudaine
envie de vomir lui tordit l'estomac. Elle fit un violent effort
pour ravaler les larmes qui lui brûlaient les paupières et
demanda :
— Les Haaniens ?
— Nous ne savons pas, madame. Le Conseil des
Cinq est perturbé. Ils ne sont plus que trois. Deux nouveaux
membres doivent remplacer votre père et le seigneur Farahdan, mais
ils ne parviennent pas à se
mettre d'accord sur le choix de leurs successeurs. Ici, les choses
vont de mal en pis. Nous attendions votre retour avec impatience.
Le monde est devenu fou. Depuis votre départ, les batailles se sont
multipliées dans les royaumes de l'Ouest. Les Haaniens surgissent
de partout et massacrent tous ceux qui ne partagent pas leurs
opinions. Les gens ont peur. Ils préfèrent se ranger de leur côté.
Ici, à Marakha, votre père a défendu l'idée de constituer une
armée. Mais le Conseil tergiverse. Certains riches propriétaires
usent de leur influence pour s'opposer à ce projet. Ils considèrent
qu'une armée coûterait trop cher, et qu'il vaut mieux composer avec
les Haaniens.
— Evidemment, grommela Tanithkara pour
elle-même.
Puis, à voix haute, elle déclara :
— Je vais me rendre immédiatement au palais
Nephen. Je dois voir mon grand-père.
— Permettez que je vous accompagne, intervint
Rod'Han. Après ce que je viens d'entendre, je pense qu'il faut vous
protéger.
— C'est bien, capitaine Rod'Han. Vous
m'escorterez.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Rassemblant
ses hommes, il forma un rempart autour d'elle. Laissant le navire
aux mains de Khadraan, Tanithkara fit approcher une voiture et
gagna le palais Nephen. Tandis que le véhicule se mettait en route,
la jeune femme constata que la foule la suivait. Elle avait d'abord
pensé que les gens voulaient lui manifester leur compassion et leur
amitié. La famille Nephen était la plus puissante famille du
royaume et elle bénéficiait d'une excellente réputation. Ceux qui
travaillaient pour elle étaient assurés de ne jamais manquer de
rien en raison du système de solidarité que les Nephen avaient mis
en place depuis déjà bien longtemps. L'assassinat du seigneur
Tharkaas et de sa femme avait profondément marqué les esprits. Des
mots de soutien et d'affection jaillissaient de la foule.
A quelques bribes de phrases, elle se rendit compte que l'on
attendait quelque chose d'elle. Peut-être espérait-on la voir
prendre la succession de son père dans le Conseil des Cinq. Mais ce
ne serait pas chose facile. Elle était encore très jeune. Et
surtout, elle soupçonnait les trois pentarques survivants de n'être
pas totalement innocents du drame qui la frappait.
Une bonne
partie de la foule l'accompagna ainsi jusqu'au palais Nephen.
Lorsqu'elle descendit de voiture, des gens lui adressèrent des
signes d'amitié, auxquels elle répondit. Toujours sous l'escorte de
Rod'Han et de ses hommes, elle pénétra dans la grande demeure, où
Pahyren l'attendait, le visage grave. Elle tomba dans ses bras et,
là seulement, éclata en sanglots.
Le vieil homme la serra longuement contre lui,
attendant qu'elle se calme. Puis il l'entraîna vers un petit salon
donnant sur la montagne de l'Homme Sage. Tandis que Lazro,
l'intendant du palais, leur servait une collation avec sa
discrétion coutumière, Tanithkara demanda :
— Sait-on qui a tué mes parents,
grand-père ?
Il secoua la tête. Lui qui paraissait plus jeune
que son âge semblait tout à coup porter le poids du monde sur ses
épaules.
— On ne le saura probablement jamais, mon
enfant. La version officielle est qu'ils ont été attaqués par des
rôdeurs. Avec la famine qui s'est répandue dans l'empire, les
bandits se sont multipliés et ils s'en prennent de préférence aux
gens riches. Mais bien entendu, c'est faux.
— Les Haaniens ?
— Sans doute, mais sur l'ordre de
qui ?
— Tu veux dire qu'on les a assassinés parce
qu'ils se révélaient gênants ?
— Pour moi, cela ne fait aucun doute. Hélas,
nous ne pourrons jamais le prouver.
— Les autres pentarques ?
— Je te l'ai dit, il n'y a aucune preuve. On
peut soupçonner beaucoup de monde. Ton père avait eu de violentes
disputes avec les pentarques parce qu'ils refusaient d'adopter son
projet de former une armée. Farahdan lui a apporté son soutien
entier, bien entendu, mais les trois autres se sont élevés contre
ce projet avec la dernière véhémence.
— Ils sont fous ! Les Haaniens
envahissent tous les royaumes de l'Hedeen l'un après l'autre.
— Les pentarques n'étaient pas leurs seuls
ennemis.
— Qui sont les autres,
grand-père ?
Le visage de Tanithkara s'était durci.
— Certaines familles de grands propriétaires.
Ils jalousent et haïssent notre famille. Ceux-là voient dans la
mort de tes parents l'opportunité de s'emparer du pouvoir et de
démanteler notre empire économique. Pour eux, les Haaniens arrivent
à point nommé. En fait, tout se passe comme si les pentarques
voulaient maintenir volontairement la Nauryah dans un état de
vulnérabilité. Les habitants de Marakha ont peur.
— Ils m'ont suivie depuis le port.
— Ils espèrent que tu vas poursuivre l'action
de ton père. Ils s'étonnent que le Conseil n'agisse pas. Chaque
jour apporte son lot de nouvelles inquiétantes. On tente de les
rassurer par des communications lénifiantes. Mais les réfugiés
hosyrhiens continuent d'affluer en ville après avoir fui les
massacres, et ils racontent ce qui se passe dans les royaumes où
sévissent les Haaniens. Nous en avons logé quelques-uns ici, dans
le palais. Les autres ont été accueillis par des familles
généreuses. Mais la situation est grave. Les Nauryens se sentent
trahis.
— Cela confirme ce que tu m'as dit il y a
quelques mois, grand-père.
— Malheureusement, j'aurais préféré me
tromper. Le mouvement haanien sert bien les intérêts des grands
propriétaires. Derrière les pentarques, ce sont eux qui tiennent
les rênes du pouvoir. Dans beaucoup de royaumes, on ne fait rien
pour s'opposer aux conversions massives. La terreur s'est répandue
sur l'empire. Je ne sais qui a laissé filtrer l'information, mais
tout le monde sait désormais que la Terre est en train de basculer
et que le continent va continuer à se refroidir inexorablement. Les
prêtres haaniens ont sauté sur l'occasion. Ils affirment que ce
fléau est une nouvelle manifestation de la colère de leur dieu, et
que la seule manière de mettre un terme à cette colère est de se
convertir à leur religion. Les résultats sont effrayants. Les gens
sont terrorisés et prêts à croire n'importe quoi. Partout, ils se
détournent de leurs anciens dieux pour adorer Haan. Ils sont
ensuite fanatisés par des prêtres qui leur désignent les
responsables des malheurs qui frappent l'Hedeen : tous ceux
qui refusent de se soumettre et particulièrement les Hosyrhiens.
C'est de là que sont partis les massacres, les conversions forcées,
les assassinats, les sacrifices rituels, les exécutions sommaires.
Mais certains réagissent et
s'organisent pour se défendre. Plusieurs royaumes ont basculé dans
la guerre civile. Seules Marakha, Valherme ou Malhanga sont encore
épargnées.
— Et Deïphrenos ? demanda
Tanithkara.
Pahyren laissa passer un court silence.
— Il s'est passé aussi beaucoup de choses
là-bas.
— Sherrès a été tué… dit-elle d'une voix
blême.
Le vieil homme secoua la tête avec une moue de
dégoût.
— Oh non ! Pas lui. Mais son père, notre
ami Hassyr, a été assassiné. Comme Tharkaas et Marah. On a aussi
accusé des rôdeurs. Sherrès a été épargné. Pire, il a pactisé avec
l'ennemi. Il s'est converti à la religion haanienne. Il s'est
ensuite fait élire roi et a dissous le Conseil des Cinq. Il détient
désormais les pleins pouvoirs. Il est secondé par une escouade de
prêtres. Mais ce n'est pas tout. Il compte venir en ambassade à
Marakha pour proposer que la religion haanienne soit adoptée comme
religion officielle de la Nauryah. Auquel cas, le royaume sera
assuré de vivre en paix.
Tanithkara, écœurée, cracha :
— Le scélérat ! Et dire qu'il voulait
m'épouser ! Il peut toujours y compter à présent !
Pahyren leva la main.
— Attends, tu ne sais pas tout. Les trois
pentarques survivants comptent bien que tu souscriras à ce mariage,
malgré la mort de tes parents.
— Quoi ? !
— Ils disent que la paix est à ce prix, et
ils veulent t'obliger à accepter. Sherrès est toujours fou de toi.
Il attendait la nouvelle de ton retour pour venir à Marakha.
A cette heure, le message a déjà dû lui être envoyé. Il sera
là dans deux ou trois jours au maximum.
Tanithkara entra alors dans une colère
noire :
— Il est hors de question que j'épouse ce
félon ! Il ne fait aucun doute que ce sont des tueurs à la
solde des Haaniens qui ont tué mes parents. Peut-être Sherrès
est-il lui-même le commanditaire de ces crimes ! Et il
voudrait que je l'épouse ! Eh bien, je vais le recevoir !
Et il repartira plus vite qu'il n'est venu !
Le visage du vieil homme s'éclaira.
— Voilà
une bonne décision, ma petite fille. Mais elle ne va pas être
facile à réaliser. Sherrès est capable d'user de la force, et les
pentarques ne te défendront pas. Bien au contraire.
— Rod'Han dispose d'une vingtaine de
guerriers.
— Ça ne suffira pas.
— Alors, que dois-je faire ?
Pahyren eut un sourire espiègle.
— Il faut que je te montre quelque chose.
Suis-moi. Et demande à Rod'Han de nous accompagner.
Il entraîna alors une Tanithkara intriguée hors du
palais. Le jeune capitaine les suivit. A l'autre bout du parc
se dressait un grand bâtiment isolé qui servait à remiser les
voitures ou du matériel. La construction ne payait pas de mine et
n'attirait aucunement l'attention. Cependant, dès qu'ils
pénétrèrent à l'intérieur, ils furent accueillis par un vacarme
impressionnant. Eberluée, Tanithkara découvrit une centaine
d'hommes harnachés de tenues protectrices, opposés en de courtes
joutes sous le regard de quelques gardes chevronnés.
— Qui sont ces gens ?
demanda-t-elle.
— L'armée de ton père, répondit Pahyren.
Devant le refus d'agir des pentarques, il a décidé de former sa
propre troupe. Il l'a recrutée parmi des marins et des chasseurs
qu'il connaissait bien et à qui il vouait une grande confiance. Il
leur a expliqué ce qui se passait, le basculement de la Terre, la
menace représentée par les Haaniens, et le projet de départ.
Beaucoup d'étudiants de l'université sont également venus se
joindre à ces guerriers.
Lorsqu'ils aperçurent Tanithkara, les soldats
interrompirent leurs échanges et posèrent un genou en terre pour la
saluer. Parmi eux, elle reconnut en effet plusieurs de ses
camarades. Elle leur sourit. Un homme se releva et vint au-devant
de Tanithkara.
— Soyez la bienvenue parmi nous, madame. Je
suis le commandant Ghoraka.
— C'est vous qui dirigez ces
hommes ?
— Oui, madame. Nous comptons actuellement
plus de cent combattants. Mais nous en attendons d'autres. Les
Hosyrhiens réfugiés désirent faire partie de cette armée. La
plupart d'entre eux déplorent la perte d'un ami ou d'un membre de
leur famille.
Pahyren reprit la parole :
— Ces soldats sont formés par l'élite des
gardes de ton père. Ils connaissent les meilleures techniques de
combat. Il faudrait au moins dix Haaniens pour venir à bout de l'un
d'eux. Ils possèdent des armes en suffisance. Ton père a monté un
atelier secret où l'on en fabrique en grand nombre. Car cette armée
a été formée à l'insu des pentarques. S'ils connaissaient son
existence, ils ordonneraient sa dissolution. Tous les hommes que tu
vois ici sont dignes de confiance. Cette armée n'est qu'un noyau de
départ. Il est vrai qu'elle ne suffira pas à refouler les Haaniens,
mais chacun de ces guerriers saura en former d'autres.
Tanithkara acquiesça. Elle comprenait mieux
pourquoi la foule l'avait suivie. Devant la défection des
pentarques, on attendait d'elle qu'elle agisse. Elle s'adressa aux
guerriers :
— Relevez-vous, mes amis. Je crains que la
Nauryah n'ait bientôt besoin de vous. Mais nous saurons nous
montrer dignes d'elle.
Une ovation enthousiaste lui répondit.
Le soir même, Tanithkara était seule avec son
grand-père quand Lazro, l'intendant du palais, se présenta. Il
avait l'air dans tous ses états.
— Madame, les pentarques sont là, qui veulent
vous rencontrer sans délai. Ils disent que c'est très
important.
Tanithkara sentit aussitôt la colère
l'envahir.
— Les pentarques ? Ils ne pouvaient pas
attendre demain ? Je rentre d'un voyage éprouvant, et je viens
d'apprendre la mort de mes parents. Ils ne respectent donc
rien !
— Calme-toi, mon enfant, tenta de l'apaiser
Pahyren.
— Que je me calme ? Tu sais très bien
pourquoi ils sont là, n'est-ce pas ? Ce mariage doit leur
tenir particulièrement à cœur pour qu'ils ne me laissent même pas
le temps de respirer !
Pahyren laissa l'orage passer. Il devinait que les
pentarques comptaient sur le choc émotionnel qu'elle venait de
subir pour lui imposer leur volonté. Ils allaient au-devant d'une
grande déconvenue. Pahyren
connaissait sa petite-fille. L'entrevue promettait d'être houleuse.
Et ce n'était pas pour lui déplaire. D'autant plus que Tanithkara,
comme il le lui avait enseigné, parvint très vite à reprendre le
contrôle de ses émotions. Il la vit souffler profondément, puis
retrouver un visage serein. Il eut un sourire satisfait et
dit :
— Bien que je sois trop vieux pour avoir du
poids aux yeux de ces gens-là, tu peux compter sur mon soutien
inconditionnel, ma petite-fille.
Elle se tourna vers lui, les yeux brillants.
— Ne dis pas ça, grand-père. Tu es encore en
excellente santé. Tu es tout ce qui me reste. Je n'ai ni frère ni
sœur. Je veux que tu demeures près de moi le plus longtemps
possible. J'ai besoin de toi, de tes conseils.
— Pardonne-moi, ma petite Tanith, je suis
maladroit. Je ne devrais pas te faire remarquer mon âge avec ce que
tu viens d'apprendre aujourd'hui. Mais tu devras en tenir compte au
cours de cet entretien. Pour eux, je ne compte plus. C'est toi qui
es désormais l'héritière de la dynastie Nephen. Et ils comptent sur
ta jeunesse et ce qu'ils croient être ton inexpérience pour te
dominer.
— Eh bien, c'est ce que nous
verrons !
La jeune femme se tourna vers l'intendant.
— Faites-les entrer, maître Lazro.