50
Sitôt le dirigeable amarré, Tanithkara bondit à terre. Autour de l'appareil se formait déjà une foule importante, qui accourait des hangars, des bâtiments, et même du port. Arrivé devant elle, Khadraan posa un genou en terre et inclina la tête. Il hésita, puis déclara d'une voix bouleversée.
— Madame, j'ai une bien triste nouvelle à vous apprendre. Le seigneur Tharkaas et dame Marah… ils sont morts.
Tanithkara sentit ses jambes faiblir, tandis que son cœur se mettait à battre plus vite. Elle s'appuya sur le bras de Rod'Han, qui s'était aussitôt porté à son secours.
— Morts ? Ce n'est pas possible ! Que s'est-il passé ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— Ils ont été assassinés, madame. Ils avaient été invités par le seigneur Farahdan hoss Khedryy, le pentarque ami de vos parents. Ils ont été attaqués par des inconnus sur le chemin qui les ramenait au palais. Le pilote de leur voiture a été tué, lui aussi.
— Et mon grand-père ?
— Le seigneur Pahyren hoss Nephen n'était pas avec eux. Mais le seigneur Farahdan et son épouse ont été tués également, chez eux, au cours de la même nuit.
Abasourdie, Tanithkara chancela. Une soudaine envie de vomir lui tordit l'estomac. Elle fit un violent effort pour ravaler les larmes qui lui brûlaient les paupières et demanda :
— Les Haaniens ?
— Nous ne savons pas, madame. Le Conseil des Cinq est perturbé. Ils ne sont plus que trois. Deux nouveaux membres doivent remplacer votre père et le seigneur Farahdan, mais ils ne parviennent pas à se mettre d'accord sur le choix de leurs successeurs. Ici, les choses vont de mal en pis. Nous attendions votre retour avec impatience. Le monde est devenu fou. Depuis votre départ, les batailles se sont multipliées dans les royaumes de l'Ouest. Les Haaniens surgissent de partout et massacrent tous ceux qui ne partagent pas leurs opinions. Les gens ont peur. Ils préfèrent se ranger de leur côté. Ici, à Marakha, votre père a défendu l'idée de constituer une armée. Mais le Conseil tergiverse. Certains riches propriétaires usent de leur influence pour s'opposer à ce projet. Ils considèrent qu'une armée coûterait trop cher, et qu'il vaut mieux composer avec les Haaniens.
— Evidemment, grommela Tanithkara pour elle-même.
Puis, à voix haute, elle déclara :
— Je vais me rendre immédiatement au palais Nephen. Je dois voir mon grand-père.
— Permettez que je vous accompagne, intervint Rod'Han. Après ce que je viens d'entendre, je pense qu'il faut vous protéger.
— C'est bien, capitaine Rod'Han. Vous m'escorterez.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Rassemblant ses hommes, il forma un rempart autour d'elle. Laissant le navire aux mains de Khadraan, Tanithkara fit approcher une voiture et gagna le palais Nephen. Tandis que le véhicule se mettait en route, la jeune femme constata que la foule la suivait. Elle avait d'abord pensé que les gens voulaient lui manifester leur compassion et leur amitié. La famille Nephen était la plus puissante famille du royaume et elle bénéficiait d'une excellente réputation. Ceux qui travaillaient pour elle étaient assurés de ne jamais manquer de rien en raison du système de solidarité que les Nephen avaient mis en place depuis déjà bien longtemps. L'assassinat du seigneur Tharkaas et de sa femme avait profondément marqué les esprits. Des mots de soutien et d'affection jaillissaient de la foule. A quelques bribes de phrases, elle se rendit compte que l'on attendait quelque chose d'elle. Peut-être espérait-on la voir prendre la succession de son père dans le Conseil des Cinq. Mais ce ne serait pas chose facile. Elle était encore très jeune. Et surtout, elle soupçonnait les trois pentarques survivants de n'être pas totalement innocents du drame qui la frappait.
Une bonne partie de la foule l'accompagna ainsi jusqu'au palais Nephen. Lorsqu'elle descendit de voiture, des gens lui adressèrent des signes d'amitié, auxquels elle répondit. Toujours sous l'escorte de Rod'Han et de ses hommes, elle pénétra dans la grande demeure, où Pahyren l'attendait, le visage grave. Elle tomba dans ses bras et, là seulement, éclata en sanglots.
Le vieil homme la serra longuement contre lui, attendant qu'elle se calme. Puis il l'entraîna vers un petit salon donnant sur la montagne de l'Homme Sage. Tandis que Lazro, l'intendant du palais, leur servait une collation avec sa discrétion coutumière, Tanithkara demanda :
— Sait-on qui a tué mes parents, grand-père ?
Il secoua la tête. Lui qui paraissait plus jeune que son âge semblait tout à coup porter le poids du monde sur ses épaules.
— On ne le saura probablement jamais, mon enfant. La version officielle est qu'ils ont été attaqués par des rôdeurs. Avec la famine qui s'est répandue dans l'empire, les bandits se sont multipliés et ils s'en prennent de préférence aux gens riches. Mais bien entendu, c'est faux.
— Les Haaniens ?
— Sans doute, mais sur l'ordre de qui ?
— Tu veux dire qu'on les a assassinés parce qu'ils se révélaient gênants ?
— Pour moi, cela ne fait aucun doute. Hélas, nous ne pourrons jamais le prouver.
— Les autres pentarques ?
— Je te l'ai dit, il n'y a aucune preuve. On peut soupçonner beaucoup de monde. Ton père avait eu de violentes disputes avec les pentarques parce qu'ils refusaient d'adopter son projet de former une armée. Farahdan lui a apporté son soutien entier, bien entendu, mais les trois autres se sont élevés contre ce projet avec la dernière véhémence.
— Ils sont fous ! Les Haaniens envahissent tous les royaumes de l'Hedeen l'un après l'autre.
— Les pentarques n'étaient pas leurs seuls ennemis.
— Qui sont les autres, grand-père ?
Le visage de Tanithkara s'était durci.
— Certaines familles de grands propriétaires. Ils jalousent et haïssent notre famille. Ceux-là voient dans la mort de tes parents l'opportunité de s'emparer du pouvoir et de démanteler notre empire économique. Pour eux, les Haaniens arrivent à point nommé. En fait, tout se passe comme si les pentarques voulaient maintenir volontairement la Nauryah dans un état de vulnérabilité. Les habitants de Marakha ont peur.
— Ils m'ont suivie depuis le port.
— Ils espèrent que tu vas poursuivre l'action de ton père. Ils s'étonnent que le Conseil n'agisse pas. Chaque jour apporte son lot de nouvelles inquiétantes. On tente de les rassurer par des communications lénifiantes. Mais les réfugiés hosyrhiens continuent d'affluer en ville après avoir fui les massacres, et ils racontent ce qui se passe dans les royaumes où sévissent les Haaniens. Nous en avons logé quelques-uns ici, dans le palais. Les autres ont été accueillis par des familles généreuses. Mais la situation est grave. Les Nauryens se sentent trahis.
— Cela confirme ce que tu m'as dit il y a quelques mois, grand-père.
— Malheureusement, j'aurais préféré me tromper. Le mouvement haanien sert bien les intérêts des grands propriétaires. Derrière les pentarques, ce sont eux qui tiennent les rênes du pouvoir. Dans beaucoup de royaumes, on ne fait rien pour s'opposer aux conversions massives. La terreur s'est répandue sur l'empire. Je ne sais qui a laissé filtrer l'information, mais tout le monde sait désormais que la Terre est en train de basculer et que le continent va continuer à se refroidir inexorablement. Les prêtres haaniens ont sauté sur l'occasion. Ils affirment que ce fléau est une nouvelle manifestation de la colère de leur dieu, et que la seule manière de mettre un terme à cette colère est de se convertir à leur religion. Les résultats sont effrayants. Les gens sont terrorisés et prêts à croire n'importe quoi. Partout, ils se détournent de leurs anciens dieux pour adorer Haan. Ils sont ensuite fanatisés par des prêtres qui leur désignent les responsables des malheurs qui frappent l'Hedeen : tous ceux qui refusent de se soumettre et particulièrement les Hosyrhiens. C'est de là que sont partis les massacres, les conversions forcées, les assassinats, les sacrifices rituels, les exécutions sommaires. Mais certains réagissent et s'organisent pour se défendre. Plusieurs royaumes ont basculé dans la guerre civile. Seules Marakha, Valherme ou Malhanga sont encore épargnées.
— Et Deïphrenos ? demanda Tanithkara.
Pahyren laissa passer un court silence.
— Il s'est passé aussi beaucoup de choses là-bas.
— Sherrès a été tué… dit-elle d'une voix blême.
Le vieil homme secoua la tête avec une moue de dégoût.
— Oh non ! Pas lui. Mais son père, notre ami Hassyr, a été assassiné. Comme Tharkaas et Marah. On a aussi accusé des rôdeurs. Sherrès a été épargné. Pire, il a pactisé avec l'ennemi. Il s'est converti à la religion haanienne. Il s'est ensuite fait élire roi et a dissous le Conseil des Cinq. Il détient désormais les pleins pouvoirs. Il est secondé par une escouade de prêtres. Mais ce n'est pas tout. Il compte venir en ambassade à Marakha pour proposer que la religion haanienne soit adoptée comme religion officielle de la Nauryah. Auquel cas, le royaume sera assuré de vivre en paix.
Tanithkara, écœurée, cracha :
— Le scélérat ! Et dire qu'il voulait m'épouser ! Il peut toujours y compter à présent !
Pahyren leva la main.
— Attends, tu ne sais pas tout. Les trois pentarques survivants comptent bien que tu souscriras à ce mariage, malgré la mort de tes parents.
— Quoi ? !
— Ils disent que la paix est à ce prix, et ils veulent t'obliger à accepter. Sherrès est toujours fou de toi. Il attendait la nouvelle de ton retour pour venir à Marakha. A cette heure, le message a déjà dû lui être envoyé. Il sera là dans deux ou trois jours au maximum.
Tanithkara entra alors dans une colère noire :
— Il est hors de question que j'épouse ce félon ! Il ne fait aucun doute que ce sont des tueurs à la solde des Haaniens qui ont tué mes parents. Peut-être Sherrès est-il lui-même le commanditaire de ces crimes ! Et il voudrait que je l'épouse ! Eh bien, je vais le recevoir ! Et il repartira plus vite qu'il n'est venu !
Le visage du vieil homme s'éclaira.
— Voilà une bonne décision, ma petite fille. Mais elle ne va pas être facile à réaliser. Sherrès est capable d'user de la force, et les pentarques ne te défendront pas. Bien au contraire.
— Rod'Han dispose d'une vingtaine de guerriers.
— Ça ne suffira pas.
— Alors, que dois-je faire ?
Pahyren eut un sourire espiègle.
— Il faut que je te montre quelque chose. Suis-moi. Et demande à Rod'Han de nous accompagner.
Il entraîna alors une Tanithkara intriguée hors du palais. Le jeune capitaine les suivit. A l'autre bout du parc se dressait un grand bâtiment isolé qui servait à remiser les voitures ou du matériel. La construction ne payait pas de mine et n'attirait aucunement l'attention. Cependant, dès qu'ils pénétrèrent à l'intérieur, ils furent accueillis par un vacarme impressionnant. Eberluée, Tanithkara découvrit une centaine d'hommes harnachés de tenues protectrices, opposés en de courtes joutes sous le regard de quelques gardes chevronnés.
— Qui sont ces gens ? demanda-t-elle.
— L'armée de ton père, répondit Pahyren. Devant le refus d'agir des pentarques, il a décidé de former sa propre troupe. Il l'a recrutée parmi des marins et des chasseurs qu'il connaissait bien et à qui il vouait une grande confiance. Il leur a expliqué ce qui se passait, le basculement de la Terre, la menace représentée par les Haaniens, et le projet de départ. Beaucoup d'étudiants de l'université sont également venus se joindre à ces guerriers.
Lorsqu'ils aperçurent Tanithkara, les soldats interrompirent leurs échanges et posèrent un genou en terre pour la saluer. Parmi eux, elle reconnut en effet plusieurs de ses camarades. Elle leur sourit. Un homme se releva et vint au-devant de Tanithkara.
— Soyez la bienvenue parmi nous, madame. Je suis le commandant Ghoraka.
— C'est vous qui dirigez ces hommes ?
— Oui, madame. Nous comptons actuellement plus de cent combattants. Mais nous en attendons d'autres. Les Hosyrhiens réfugiés désirent faire partie de cette armée. La plupart d'entre eux déplorent la perte d'un ami ou d'un membre de leur famille.
— Les Haaniens sont beaucoup plus nombreux que vous, objecta Tanithkara.
Pahyren reprit la parole :
— Ces soldats sont formés par l'élite des gardes de ton père. Ils connaissent les meilleures techniques de combat. Il faudrait au moins dix Haaniens pour venir à bout de l'un d'eux. Ils possèdent des armes en suffisance. Ton père a monté un atelier secret où l'on en fabrique en grand nombre. Car cette armée a été formée à l'insu des pentarques. S'ils connaissaient son existence, ils ordonneraient sa dissolution. Tous les hommes que tu vois ici sont dignes de confiance. Cette armée n'est qu'un noyau de départ. Il est vrai qu'elle ne suffira pas à refouler les Haaniens, mais chacun de ces guerriers saura en former d'autres.
Tanithkara acquiesça. Elle comprenait mieux pourquoi la foule l'avait suivie. Devant la défection des pentarques, on attendait d'elle qu'elle agisse. Elle s'adressa aux guerriers :
— Relevez-vous, mes amis. Je crains que la Nauryah n'ait bientôt besoin de vous. Mais nous saurons nous montrer dignes d'elle.
Une ovation enthousiaste lui répondit.


Le soir même, Tanithkara était seule avec son grand-père quand Lazro, l'intendant du palais, se présenta. Il avait l'air dans tous ses états.
— Madame, les pentarques sont là, qui veulent vous rencontrer sans délai. Ils disent que c'est très important.
Tanithkara sentit aussitôt la colère l'envahir.
— Les pentarques ? Ils ne pouvaient pas attendre demain ? Je rentre d'un voyage éprouvant, et je viens d'apprendre la mort de mes parents. Ils ne respectent donc rien !
— Calme-toi, mon enfant, tenta de l'apaiser Pahyren.
— Que je me calme ? Tu sais très bien pourquoi ils sont là, n'est-ce pas ? Ce mariage doit leur tenir particulièrement à cœur pour qu'ils ne me laissent même pas le temps de respirer !
Pahyren laissa l'orage passer. Il devinait que les pentarques comptaient sur le choc émotionnel qu'elle venait de subir pour lui imposer leur volonté. Ils allaient au-devant d'une grande déconvenue. Pahyren connaissait sa petite-fille. L'entrevue promettait d'être houleuse. Et ce n'était pas pour lui déplaire. D'autant plus que Tanithkara, comme il le lui avait enseigné, parvint très vite à reprendre le contrôle de ses émotions. Il la vit souffler profondément, puis retrouver un visage serein. Il eut un sourire satisfait et dit :
— Bien que je sois trop vieux pour avoir du poids aux yeux de ces gens-là, tu peux compter sur mon soutien inconditionnel, ma petite-fille.
Elle se tourna vers lui, les yeux brillants.
— Ne dis pas ça, grand-père. Tu es encore en excellente santé. Tu es tout ce qui me reste. Je n'ai ni frère ni sœur. Je veux que tu demeures près de moi le plus longtemps possible. J'ai besoin de toi, de tes conseils.
— Pardonne-moi, ma petite Tanith, je suis maladroit. Je ne devrais pas te faire remarquer mon âge avec ce que tu viens d'apprendre aujourd'hui. Mais tu devras en tenir compte au cours de cet entretien. Pour eux, je ne compte plus. C'est toi qui es désormais l'héritière de la dynastie Nephen. Et ils comptent sur ta jeunesse et ce qu'ils croient être ton inexpérience pour te dominer.
— Eh bien, c'est ce que nous verrons !
La jeune femme se tourna vers l'intendant.
— Faites-les entrer, maître Lazro.
La prophetie des glaces
titlepage.xhtml
title.xhtml
copyright.xhtml
9782258082113-1.xhtml
9782258082113-2.xhtml
9782258082113-3.xhtml
9782258082113-4.xhtml
9782258082113-5.xhtml
9782258082113-6.xhtml
9782258082113-7.xhtml
9782258082113-8.xhtml
9782258082113-9.xhtml
9782258082113-10.xhtml
9782258082113-11.xhtml
9782258082113-12.xhtml
9782258082113-13.xhtml
9782258082113-14.xhtml
9782258082113-15.xhtml
9782258082113-16.xhtml
9782258082113-17.xhtml
9782258082113-18.xhtml
9782258082113-19.xhtml
9782258082113-20.xhtml
9782258082113-21.xhtml
9782258082113-22.xhtml
9782258082113-23.xhtml
9782258082113-24.xhtml
9782258082113-25.xhtml
9782258082113-26.xhtml
9782258082113-27.xhtml
9782258082113-28.xhtml
9782258082113-29.xhtml
9782258082113-30.xhtml
9782258082113-31.xhtml
9782258082113-32.xhtml
9782258082113-33.xhtml
9782258082113-34.xhtml
9782258082113-35.xhtml
9782258082113-36.xhtml
9782258082113-37.xhtml
9782258082113-38.xhtml
9782258082113-39.xhtml
9782258082113-40.xhtml
9782258082113-41.xhtml
9782258082113-42.xhtml
9782258082113-43.xhtml
9782258082113-44.xhtml
9782258082113-45.xhtml
9782258082113-46.xhtml
9782258082113-47.xhtml
9782258082113-48.xhtml
9782258082113-49.xhtml
9782258082113-50.xhtml
9782258082113-51.xhtml
9782258082113-52.xhtml
9782258082113-53.xhtml
9782258082113-54.xhtml
9782258082113-55.xhtml
9782258082113-56.xhtml
9782258082113-57.xhtml
9782258082113-58.xhtml
9782258082113-59.xhtml
9782258082113-60.xhtml
9782258082113-61.xhtml
9782258082113-62.xhtml
9782258082113-63.xhtml
9782258082113-64.xhtml
9782258082113-65.xhtml
9782258082113-66.xhtml
9782258082113-67.xhtml
9782258082113-68.xhtml
9782258082113-69.xhtml
9782258082113-70.xhtml
9782258082113-71.xhtml
9782258082113-72.xhtml