— Alors ? demanda Paul Flamel un peu
plus tard. Quel est ton sentiment ?
Rohan s'était un peu replié sur lui-même. Il avait
eu l'impression, tandis qu'il contemplait les tablettes d'un air
ahuri, que Valentine guettait sa réaction. Enfin, elle avait
demandé :
« Qu'est-ce qui t'arrive ? On dirait que
tu as vu un fantôme.
— Ce n'est rien. C'est… c'est la réaction de
ces imbéciles de préhistoriens, dans les années 1920. »
Il ne voulait pas parler du dossier Hedeen. Pas
avant d'en savoir plus. Car il y avait dans la sollicitude de ses
hôtes quelque chose qui le contrariait, même s'il n'aurait su dire
quoi.
A présent, Rohan se tenait devant Paul
Flamel. Un bon feu flambait dans la cheminée de son bureau où le
vieil homme avait accueilli les deux jeunes gens. Rohan se tenait
sur ses gardes. La préhistoire était un sujet a priori innocent, mais il ne pouvait oublier les
images des siens massacrés par des inconnus. Quel était le rôle
exact de Paul Flamel dans tout cela ?
— Eh bien ? s'impatienta le vieil
homme.
— Je ne sais pas. L'élément le plus important
semble être le système d'écriture. Le plus curieux, c'est qu'on
retrouve certains signes sur des ossements très anciens.
— Peut-être ont-ils été rajoutés après,
suggéra Paul Flamel.
— C'est possible, en effet. Mais
pourquoi ? Et puis, il y a autre chose. Ce type d'écriture
n'est certainement pas apparu spontanément. D'après ce qu'écrit mon
père, il présente des ressemblances avec des formes très anciennes
de phénicien, soit environ un peu moins de quinze siècles avant
notre ère. Mais il note
également des ressemblances avec des inscriptions retrouvées sur
des sites magdaléniens, en France, ainsi qu'en Roumanie et au
Portugal. Or, la période magdalénienne remonte justement à onze
mille ans. Alors, faut-il admettre qu'il existait déjà, à cette
époque, une forme d'écriture alphabétique ?
Paul Flamel éclata de rire.
— Bravo, mon garçon ! Tu as exactement
mis le doigt sur ce qui dérange l'Histoire officielle. Voilà sans
doute pourquoi les recherches effectuées sur des sites proches de
Glozel n'ont jamais été publiées. Les historiens n'acceptent pas
facilement de reconnaître qu'ils ont pu se tromper pendant si
longtemps. Et surtout, ils détestent particulièrement ce qu'ils ne
peuvent expliquer et ce qui remet en cause toutes leurs
théories.
— La réaction de Capitan, de l'abbé Breuil et
des autres en est une belle preuve.
— Les recherches historiques sont délicates
et exigent beaucoup d'humilité. Mais il semblerait que cette
qualité ne soit pas l'apanage de certains historiens. Pour
progresser, il faut pourtant accepter de se remettre en question.
Malheureusement, bien souvent, l'histoire est écrite par des gens
qui manquent de partialité et qui tentent de faire
« coller » les événements historiques avec leur vision des choses. Et quand l'Eglise s'en
mêle, c'est la fin de tout. Ainsi, il est très difficile de savoir
exactement qui était Jeanne d'Arc, parce que la religion s'est
approprié son histoire, qu'elle a déformée selon ses vues. Elle en
a fait une sainte. Mais si l'on considère l'Histoire du côté
anglais, Jeanne d'Arc était une sorcière. Cela dépend aussi du
contexte politique. A la fin du dix-neuvième siècle, lorsqu'on
a créé l'Ecole publique, laïque et obligatoire, on a fait d'un
petit chef arverne, Vercingétorix, le champion de la nation
gauloise, à une époque où cette notion n'avait aucun sens. Mais la
France venait de subir la défaite de 1870, et l'esprit revanchard
prédominait. Comment trouver la vérité dans tout ce fatras d'idées
préconçues et trompeuses ?
— A-t-on réussi à déchiffrer cette
écriture ? demanda Rohan, en proie à une vive émotion.
Si Flamel répondait par l'affirmative, il serait
peut-être en mesure de savoir ce que contenait le dossier Hedeen.
Mais il fut déçu :
— Plusieurs spécialistes se sont penchés sur la
question. Hélas, n'est pas Champollion qui veut. Actuellement,
l'écriture de Glozel conserve son mystère.
Rohan poussa un soupir de déception. Une fraction
de seconde, il crut déceler un échange de regards furtifs entre
Valentine et son grand-père. Mais peut-être ne fut-ce que le fruit
de son imagination.
A la suite de cet entretien, Paul Flamel
proposa à Rohan de se lancer dans un autre sujet d'étude de son
père : la sorcellerie. Il lui fournit différents documents,
ainsi que des titres très anciens, parmi lesquels le jeune homme
reconnut l'ouvrage découvert dans la chambre secrète de
Silverton : le Malleus
Maleficarum, le « Marteau des sorcières ». Assisté
par Valentine, il se plongea dans cet univers étrange, qu'il ne
connaissait que par le cinéma et la littérature. Ce qu'il découvrit
lui inspira un profond malaise.
A l'origine, les sorciers et sorcières
n'étaient autres que les héritiers des anciennes traditions
druidiques qui avaient précédé le christianisme. Ayant perdu leur
puissance face à la religion nouvelle, ils étaient devenus
guérisseurs, rebouteux, manipulateurs et fabricants de potions
médicinales, et perpétuaient la vénération des anciennes divinités
païennes attachées à un lieu, source, arbre ou rocher. Du fait de
leur capacité à soigner différentes affections contre lesquelles le
peuple se sentait désarmé, ils conservaient néanmoins une certaine
influence dans les villages. On se méfiait un peu d'eux, mais on
leur faisait confiance. Au fil des siècles, les prêtres prirent
ombrage de cette concurrence qu'ils toléraient de moins en moins.
Les lieux dédiés aux anciennes divinités furent récupérés et
attribués à des saints ou à la Vierge.
Cependant, il se révéla difficile de détourner les
villageois de leur attachement aux personnages singuliers qui
savaient leur apporter le soulagement, ce que les prêtres ne
faisaient pas, puisqu'ils ignoraient la science médicale. Ils
affirmaient que la souffrance humaine n'était rien en regard de ce
que le Christ avait supporté sur la croix et qu'il fallait la subir
pour expier ses péchés, selon
la volonté divine. En réalité, les prêtres se montraient
impuissants face à la maladie, aux épidémies, et leurs paroles de
consolation ne suffisaient pas. Le peuple continua à se tourner
vers les guérisseurs et rebouteux. Aussi, dès le début du dixième
siècle, ils furent assimilés à des sorciers et accusés d'entretenir
commerce avec le Diable. Cependant, contrairement à une idée
répandue, il y eut moins de procès en sorcellerie au cours du Moyen
Age, période bien plus éclairée qu'on ne le pense, qu'au cours de
la Renaissance.
L'époque des persécutions commença seulement à
l'aube du treizième siècle. A cette époque, à la suite du
concile de Latran IV, le pape Grégoire IX fonda
l'Inquisition, destinée à éradiquer l'hérésie, en particulier le
mouvement cathare, en raison de sa vision différente de la foi
chrétienne. D'autres sectes apparurent, comme les vaudois ou des
groupes féminins comme les béguines. Exaspérées par l'intolérance
de l'Eglise, de nombreuses femmes se révoltèrent et réclamèrent une
plus grande liberté du corps et de l'esprit, refusant la domination
masculine imposée par la religion. L'une d'elles, Marguerite
Porete, publia même, à la fin du treizième siècle, un traité de
théologie, le Miroir des âmes simples et
anéanties. Poursuivie par l'Inquisition, elle fut condamnée
pour hérésie et périt sur le bûcher en 1310.
Ce ne fut qu'après l'anéantissement des cathares
que l'Eglise s'attaqua plus particulièrement à ceux qu'elle
appelait « sorciers ». Son intransigeance ne supportait
plus la moindre opposition. On les accusa d'utiliser des moyens
inavouables pour obtenir la guérison d'une maladie, d'adorer le
Démon, de se livrer à des pratiques abominables, de participer à
des orgies débridées au cours desquelles les femmes s'unissaient à
des incubes et des succubes remontés des profondeurs de l'Enfer.
Malheur à ceux qui avaient recours à leurs services. Ils risquaient
d'y perdre leur âme.
En 1326, le pape Jean XXII édicta la bulle
Super illius Specula, qui assimilait la
sorcellerie à une forme extrêmement grave d'hérésie. S'il y eut un
peu plus de condamnations à partir de cette époque, les
persécutions connurent leur apogée entre la deuxième moitié du
quinzième siècle et la première moitié du dix-septième siècle. En 1484, Innocent VIII
promulgua la bulle Summis desiderantes
affectibus, qui permettait à l'Inquisition de traquer les
« praticiens infernaux ». Différents livres furent écrits
pour aider les tourmenteurs, comme le Traité
de l'Office de l'Inquisition, ou le Traité des invocateurs du Démon. Mais le plus
important fut rédigé en 1486, à la demande de l'Inquisition, par
deux moines dominicains, Heinrich Kramer et Jakob Sprenger. Le
Malleus Maleficarum est une enquête qui
décrit avec un luxe de détails les pratiques des sorcières et les
différentes façons de les repérer. Réédité une vingtaine de fois en
trente ans, ce « Marteau des sorcières » fut l'un des
codes utilisés par les inquisiteurs pour juger les sorciers, censés
avoir voué leur âme au Malin. Dans cet ouvrage, les auteurs
soulignaient que la sorcellerie était surtout pratiquée par les
femmes, ce qui justifiait son titre. Environ quatre femmes pour un
homme étaient condamnées. Cette proportion traduisait évidemment la
misogynie de l'Eglise. Les femmes étaient les tentatrices qui
poussaient l'homme au péché. La sexualité y était considérée comme
objet de crainte et de mépris.
La parution du « Marteau des sorcières »
provoqua une recrudescence d'arrestations dans toute l'Europe,
aussi bien dans les pays dominés par la religion catholique que
dans ceux soumis à la Réforme. On fit largement appel à la délation
pour s'emparer des coupables. Les victimes de ces dénonciations
étaient arrêtées puis soumises à la torture, appelée
« question ». Les suppliciées n'avaient pratiquement
aucune chance d'être acquittées. Si elles résistaient, on
s'acharnait sur elles en prétendant qu'elles recevaient l'aide du
Diable. Si elles avouaient, elles étaient systématiquement
condamnées. On estime que le nombre des victimes des accusations de
sorcellerie se situe entre cinquante mille et trois cent mille,
bien que certains prétendent qu'il atteindrait plusieurs millions.
Si la plupart étaient des pauvres, il est arrivé que des riches,
dont la fortune attirait la convoitise, se retrouvent également
condamnés.
Le zèle furieux qui s'emparait parfois de
tribunaux qui possédaient tous pouvoirs amena également la
condamnation d'homosexuels, de juifs, de gitans et de vagabonds.
Des animaux comme les chats noirs furent même livrés au bûcher pour
sorcellerie. Les prêtres
eux-mêmes n'étaient pas à l'abri des accusations. A Loudun, en
1634, le curé Urbain Grandier fut accusé par des sœurs de les avoir
envoûtées et finit dans les flammes.
Si la vague des procès pour sorcellerie s'arrêta
vers 1680, après « l'affaire des Poisons », il y eut
encore des victimes jusqu'à la fin du dix-huitième siècle. En 1782,
dans la Suisse protestante, une servante, Anna Göldin, fut accusée
d'avoir pratiqué la sorcellerie sur la fille de ses maîtres et
décapitée. Cependant, dans certaines régions, la crainte des
sorciers avait été tellement ancrée dans les esprits par l'Eglise
qu'elle perdura après les procès. Ainsi, en France, en 1826, dans
une petite localité du Sud-Ouest, Bournel, une femme fut brûlée
vive par les habitants. Cette terreur fut aussi probablement la
cause de l'hystérie collective qui s'empara de la petite ville de
Salem, dans le Massachusetts, en 1692, et qui amena la condamnation
à la pendaison de vingt-cinq personnes accusées de pratiques
sataniques.
L'étude de la sorcellerie dura plusieurs jours.
Rohan se demandait pourquoi son père s'était intéressé d'aussi près
à ce sujet. Il découvrit, dans les copies de certains procès, des
notes manuscrites dans lesquelles revenaient régulièrement les mots
« Ensis Dei ». Un jour, il s'en ouvrit à Paul Flamel.
Celui-ci répondit :
— En latin, Ensis
Dei veut dire « l'épée de Dieu ».
— Mais c'est quoi, l'épée de
Dieu ?
— Il semble qu'il ait existé, au sein même de
l'Inquisition, une organisation secrète appelée ainsi, qui présida
à plusieurs procès. Ton père s'intéressait plus particulièrement à
cette organisation. Malheureusement, il n'existe pratiquement aucun
document dans lequel elle apparaît.
Il se tut un court instant, puis
déclara :
— Je souhaiterais te proposer quelque chose.
Je désire que tu abandonnes un peu les livres pour étudier sur le
terrain. Si tu es d'accord, nous allons nous rendre ensemble en
Finlande. En 1520 eut lieu là-bas un procès pour sorcellerie, dans
lequel intervint l'Ensis Dei.
— En Finlande ? s'étonna Rohan. Je n'ai
pas noté de procès en sorcellerie dans ce pays dans tous mes
documents.
— C'est
normal. Il y en a eu très peu, et seulement dans la seconde moitié
du dix-septième siècle. Les Finlandais n'étaient guère tracassés
par le commerce avec le Diable. Dans la plupart des cas, les
accusés furent remis en liberté. Seuls quelques procès débouchèrent
sur des condamnations à mort. Un siècle et demi plus tôt, en 1520,
la Finlande, qui faisait partie de la Suède, n'était pas touchée
par le fanatisme de l'Eglise. C'est pourquoi ce procès est
particulièrement intéressant. Il n'eut d'ailleurs pas lieu en
Finlande même. Mais nous allons rencontrer là-bas quelqu'un qui
nous éclairera davantage sur cette histoire.
Rohan accepta. L'idée de se rendre dans un pays
aussi lointain pour poursuivre une étude sur la sorcellerie lui
paraissait quelque peu farfelue. Mais il l'approuva, parce qu'elle
allait lui permettre de se changer les idées.
Il était loin de s'imaginer que ce voyage allait
bouleverser sa vie.