28
Le père Paolini n'avait pas menti.
Le monastère de San Frasco était une véritable forteresse installée sur une sorte de promontoire, sentinelle rocheuse veillant sur un écrin de montagnes grandioses. Seule une petite route le desservait, qui montait en serpentant depuis la vallée menant vers la partie septentrionale du lac Majeur. Les bâtiments de pierre grise étaient massifs, protégés par une muraille haute de six mètres dont certaines parties avaient été construites dans le prolongement de l'à-pic, arc-boutées sur la roche. Une lourde porte double en bois massif s'ouvrit à l'arrivée de la voiture.
L'hélicoptère avait amené Lara jusqu'à un aéroport militaire de la région parisienne, qu'elle aurait été incapable de situer. Un petit jet privé les attendait, qui avait conduit le père Paolini et Lara en Suisse, jusqu'à Lugano. L'avion avait aussi accueilli une douzaine d'hommes aux visages patibulaires, que le prêtre avait présentés comme des gardes du corps.
Le colonel Barland était resté en France, au grand soulagement de la jeune femme. Barland la mettait mal à l'aise. Son visage massif, comme taillé dans un tronc d'arbre, et ses cheveux gris coupés à ras reflétaient une dureté inquiétante. Il n'avait pratiquement pas parlé pendant le voyage en hélicoptère. Elle n'aimait pas cet homme. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais il y avait en lui quelque chose qui la terrorisait. Elle le sentait capable d'exécuter froidement les ordres les plus barbares, sans le moindre scrupule. Pour une raison qu'elle ne comprenait pas, elle avait ressenti de sa part une sourde hostilité à son encontre. Peut-être lui en voulait-il d'être à l'origine de tout ce remue-ménage. Elle n'était pourtant en rien responsable.
A l'inverse, le père Paolini s'était montré aimable, dépensant des trésors de patience pour la mettre en confiance. Ils avaient passé la nuit à Lugano, dans une demeure cossue de la banlieue, surveillée par les molosses humains.
Le lendemain, une voiture de luxe les avait menés de l'aéroport international de Lugano jusqu'au monastère. Au moment du départ, elle s'étonna du déploiement de moyens employés pour protéger sa modeste personne.
— Je conçois que tout cela doit vous paraître singulier, ma chère enfant, mais cela ne doit pas vous effrayer, lui répondit le père Paolini. Vous êtes une personne très importante, même si vous n'en avez pas conscience.
— Mais enfin, je ne suis même pas baptisée. Mes parents étaient des libres-penseurs qui désiraient me laisser la possibilité de choisir ma religion moi-même.
— Baptisés ou non, nous sommes tous des créatures du Seigneur. Rassurez-vous, je ne tenterai pas de vous convertir. Je respecte la liberté de chacun. Mais vous devez garder à l'esprit que les Hosyrhiens représentent un danger dont vous ne soupçonnez pas la gravité. Je vous l'ai dit, ils sont puissants et extrêmement riches. Une fortune accumulée pendant des siècles et des siècles, et dont la finalité est de répandre le Mal sur la Terre.
— Justement, à voir ce qui se passe, on pourrait penser que c'est déjà le cas. Mais en ce qui me concerne, je ne comprends pas. Quelle menace puis-je représenter pour eux ? Je suis seule et je n'ai pas de fortune.
— Je ne peux pas vous répondre. Mais pensez-vous qu'ils auraient commis des crimes aussi barbares s'ils n'avaient pas peur de vous ?
— Je ne sais pas…
— La Prophétie des Glaces est très claire : « Lorsque viendra le temps de l'avènement de l'Antéchrist, une femme se dressera face aux anges de Lucifer, une femme qui possédera le pouvoir de les détruire. » La Prophétie, émise par les adorateurs de la Bête, ajoute : « Il deviendra alors impératif de sacrifier cette femme. »
Lara haussa les épaules.
— C'est ridicule. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais leur nuire. Je ne crois ni à dieu ni à diable.
— Si telle est la volonté de Dieu, vous ne pourrez échapper à votre destin, ma fille. Vous aurez l'impression d'agir selon votre propre volonté, mais en réalité, c'est Lui qui vous guidera. Peu importe que vous croyiez en Lui ou non. L'important est de vous préserver. C'est notre rôle. Car si vous restiez à l'extérieur, personne ne pourrait les empêcher de vous massacrer, et de la manière la plus atroce. Ces gens-là ne sont pas des êtres humains. Mais ils sont capables de se dissimuler sous des masques sympathiques et séduisants.


La lourde BMW pénétra dans la cour. A l'intérieur des murailles s'étendaient des bâtiments en pierre grise qui devaient dater, à première vue, du quatorzième ou du quinzième siècle.
— Les frères vivent d'objets artisanaux qu'ils fabriquent et qui sont vendus aux touristes, expliqua le père Paolini. Autrefois, ils cultivaient les champs en étages sur les flancs de la montagne. Ils sont une vingtaine. Vous ne les verrez guère. Ils ont fait vœu de silence, comme nos frères trappistes.
Effectivement, il n'y avait pas grand monde dans le monastère.
— Les moines vivent dans l'aile nord. Dans l'aile sud se trouve l'hostellerie qui accueille les visiteurs. Vous avez pu constater que l'endroit se prête à la méditation. Puisse-t-il vous apporter la paix, ma fille.
— Merci, père Paolini.
— Je vais vous conduire jusqu'à votre chambre. Vous ne serez pas dérangée ; nous n'avons personne en ce moment.
Il la mena dans la partie méridionale, où s'alignaient des chambres au confort relatif. Un lit, une armoire, une chaise et une table constituaient le seul ameublement. Mais le mobilier était de bois massif et le lit recouvert d'un édredon épais.
— Bien que nous soyons en été, les nuits sont fraîches à cette altitude, expliqua le religieux. Je vous laisse vous installer. Le déjeuner est servi à midi. Dans l'après-midi, vous pourrez visiter les lieux ou faire une petite promenade autour du monastère.
Restée seule, Lara s'approcha de la fenêtre. La vue donnait sur les montagnes en direction du nord et l'on y bénéficiait d'un panorama extraordinaire. La vallée, en contrebas, était baignée d'une lumière bleutée. Levant les yeux vers les sommets, elle distingua, au loin, un petit groupe de silhouettes graciles qui sautaient agilement sur des rochers à demi couverts de neige. Des chamois. Elle les contempla longuement, avec émotion. Une sensation de paix se dégageait des lieux, favorable à la méditation et à la prière.
Elle revint vers le lit et s'allongea, les pensées en déroute. Tout était allé si vite. Que faisait-elle dans cet endroit perdu au cœur des montagnes, ce repaire de moines qui ne lui adresseraient même pas la parole en raison de leur vœu de silence ? La compagnie du père Paolini n'était pas désagréable. C'était un homme remarquablement cultivé, qui avait fait son possible pour la mettre à l'aise. Mais elle avait l'impression d'être prisonnière.
Les motivations du prêtre étaient surprenantes et elle avait un peu de mal à les comprendre. Il devait disposer d'appuis très haut placés pour bénéficier d'une telle profusion de moyens. Hélicoptère, jet privé. Son ordre ne manquait pas d'argent. A moins que toute cette affaire ne soit prise en charge par différents gouvernements. Cependant, elle était trop fatiguée pour se poser des questions. Au moins, elle était en sécurité.
Elle essaya de faire le point, mais tout s'emmêlait dans son esprit. Ses pensées revinrent sur Christian et des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle avait peine à imaginer qu'elle ne le reverrait jamais. Il avait toujours été là depuis qu'elle avait onze ans. Ils s'étaient connus sur les bancs du collège, en sixième, avaient effectué toute leur scolarité ensemble, la plupart du temps dans la même classe. Lorsqu'elle avait perdu ses parents, deux ans plus tôt, elle s'était retrouvée sans famille. Il avait compensé ce vide affectif en lui offrant toute la tendresse dont il était capable. S'il n'avait été homosexuel, elle aurait souhaité devenir sa femme. Elle aurait eu du mal à rencontrer un homme plus attentionné.
La dernière image qu'elle gardait de lui était le signe de la main qu'il lui avait adressé la veille de son assassinat, quatre jours plus tôt. Comment les assassins avaient-ils pu commettre leur crime ainsi, sans se faire remarquer ? Bien sûr, Christian et elle habitaient un quartier peu fréquenté, situé non loin des rochers, en direction de la Torche. Mais c'était la saison touristique et il y avait malgré tout un peu de passage. Les criminels n'étaient certainement pas là lorsqu'elle avait quitté Christian. Sinon, ils se seraient attaqués à elle également. Ils s'étaient sans doute introduits chez lui la nuit suivante.
Plusieurs éléments la troublaient. Pourquoi le docteur Marchand avait-il été tué juste le jour où elle avait rendez-vous avec lui ? C'était tout de même bizarre. Fallait-il en déduire que les tueurs connaissaient la date de ce rendez-vous ? Dans ce cas, il leur aurait été facile de l'attendre pour la tuer à son tour… Pourquoi ne l'avaient-ils pas fait ? Avaient-ils été gênés par la présence des agents secrets ?
Elle se força à réfléchir plus avant. Après leurs deux premiers crimes, ils s'étaient rendus à Saint-Guénolé. Pour l'attendre, probablement. Mais elle n'était pas revenue, et pour cause, puisqu'elle était interrogée par la police. Ils l'avaient sans doute attendue. Christian avait pu les surprendre, et ils l'avaient assassiné. C'était plausible.
Cependant, quelque chose clochait dans tout ça. Qu'est-ce qui les avait empêchés de rester pour la tuer ensuite ? Il leur aurait été facile de s'introduire chez elle.
Mais elle était revenue avec la policière. Ils avaient sans doute reculé devant la perspective de tuer un flic. Ou bien, ils avaient été dérangés et s'étaient vus contraints de quitter les lieux. C'était possible aussi. Il y avait beaucoup de touristes en été, surtout des véliplanchistes attirés par la plage de la Torche toute proche. La nuit, certains faisaient des feux de camp sur le sable, ou bien rentraient très tard de boîte. Les assassins n'avaient certainement aucune envie de se faire remarquer.
C'était sûrement ça.
Elle se rendait compte qu'elle l'avait échappé belle. Si le commissaire Raphalen n'avait pas eu l'idée de l'interroger avec acharnement, s'il l'avait laissée repartir chez elle, elle aurait été tuée, elle aussi. Les assassins devaient la guetter.
Ce qu'elle ne s'expliquait pas, c'est la raison pour laquelle ils avaient massacré d'autres personnes. Il leur aurait été tellement facile de la supprimer discrètement chez elle. Et surtout, pourquoi tuer Christian et le docteur Marchand ? Qu'auraient-ils pu savoir qui explique qu'on ait voulu les supprimer ? Elle avait beau chercher, elle comprenait de moins en moins.
Peut-être la mémoire de la femme mystérieuse dont elle était la réincarnation contenait-elle des informations primordiales, qui mettaient cette mystérieuse secte des Hosyrhiens en danger. Ils pensaient que Christian et le docteur Marchand les connaissaient, parce qu'elle les leur avait transmises. Mais c'était faux. Elle ne savait même pas à quoi correspondaient ses rêves.
Malgré le temps lumineux qui inondait la montagne, elle ne se sentit pas le courage d'y faire une promenade dans l'après-midi. Elle n'avait qu'une envie, dormir sans rêves et oublier toute cette horreur.
La prophetie des glaces
titlepage.xhtml
title.xhtml
copyright.xhtml
9782258082113-1.xhtml
9782258082113-2.xhtml
9782258082113-3.xhtml
9782258082113-4.xhtml
9782258082113-5.xhtml
9782258082113-6.xhtml
9782258082113-7.xhtml
9782258082113-8.xhtml
9782258082113-9.xhtml
9782258082113-10.xhtml
9782258082113-11.xhtml
9782258082113-12.xhtml
9782258082113-13.xhtml
9782258082113-14.xhtml
9782258082113-15.xhtml
9782258082113-16.xhtml
9782258082113-17.xhtml
9782258082113-18.xhtml
9782258082113-19.xhtml
9782258082113-20.xhtml
9782258082113-21.xhtml
9782258082113-22.xhtml
9782258082113-23.xhtml
9782258082113-24.xhtml
9782258082113-25.xhtml
9782258082113-26.xhtml
9782258082113-27.xhtml
9782258082113-28.xhtml
9782258082113-29.xhtml
9782258082113-30.xhtml
9782258082113-31.xhtml
9782258082113-32.xhtml
9782258082113-33.xhtml
9782258082113-34.xhtml
9782258082113-35.xhtml
9782258082113-36.xhtml
9782258082113-37.xhtml
9782258082113-38.xhtml
9782258082113-39.xhtml
9782258082113-40.xhtml
9782258082113-41.xhtml
9782258082113-42.xhtml
9782258082113-43.xhtml
9782258082113-44.xhtml
9782258082113-45.xhtml
9782258082113-46.xhtml
9782258082113-47.xhtml
9782258082113-48.xhtml
9782258082113-49.xhtml
9782258082113-50.xhtml
9782258082113-51.xhtml
9782258082113-52.xhtml
9782258082113-53.xhtml
9782258082113-54.xhtml
9782258082113-55.xhtml
9782258082113-56.xhtml
9782258082113-57.xhtml
9782258082113-58.xhtml
9782258082113-59.xhtml
9782258082113-60.xhtml
9782258082113-61.xhtml
9782258082113-62.xhtml
9782258082113-63.xhtml
9782258082113-64.xhtml
9782258082113-65.xhtml
9782258082113-66.xhtml
9782258082113-67.xhtml
9782258082113-68.xhtml
9782258082113-69.xhtml
9782258082113-70.xhtml
9782258082113-71.xhtml
9782258082113-72.xhtml