Le père Paolini n'avait pas menti.
Le monastère de San Frasco était une véritable
forteresse installée sur une sorte de promontoire, sentinelle
rocheuse veillant sur un écrin de montagnes grandioses. Seule une
petite route le desservait, qui montait en serpentant depuis la
vallée menant vers la partie septentrionale du lac Majeur. Les
bâtiments de pierre grise étaient massifs, protégés par une
muraille haute de six mètres dont certaines parties avaient été
construites dans le prolongement de l'à-pic, arc-boutées sur la
roche. Une lourde porte double en bois massif s'ouvrit à l'arrivée
de la voiture.
L'hélicoptère avait amené Lara jusqu'à un aéroport
militaire de la région parisienne, qu'elle aurait été incapable de
situer. Un petit jet privé les attendait, qui avait conduit le père
Paolini et Lara en Suisse, jusqu'à Lugano. L'avion avait aussi
accueilli une douzaine d'hommes aux visages patibulaires, que le
prêtre avait présentés comme des gardes du corps.
Le colonel Barland était resté en France, au grand
soulagement de la jeune femme. Barland la mettait mal à l'aise. Son
visage massif, comme taillé dans un tronc d'arbre, et ses cheveux
gris coupés à ras reflétaient une dureté inquiétante. Il n'avait
pratiquement pas parlé pendant le voyage en hélicoptère. Elle
n'aimait pas cet homme. Elle n'aurait su dire pourquoi, mais il y
avait en lui quelque chose qui la terrorisait. Elle le sentait
capable d'exécuter froidement les ordres les plus barbares, sans le
moindre scrupule. Pour une raison qu'elle ne comprenait pas, elle
avait ressenti de sa part une sourde hostilité à son encontre.
Peut-être lui en voulait-il
d'être à l'origine de tout ce remue-ménage. Elle n'était pourtant
en rien responsable.
A l'inverse, le père Paolini s'était montré
aimable, dépensant des trésors de patience pour la mettre en
confiance. Ils avaient passé la nuit à Lugano, dans une demeure
cossue de la banlieue, surveillée par les molosses humains.
Le lendemain, une voiture de luxe les avait menés
de l'aéroport international de Lugano jusqu'au monastère. Au moment
du départ, elle s'étonna du déploiement de moyens employés pour
protéger sa modeste personne.
— Je conçois que tout cela doit vous paraître
singulier, ma chère enfant, mais cela ne doit pas vous effrayer,
lui répondit le père Paolini. Vous êtes une personne très
importante, même si vous n'en avez pas conscience.
— Mais enfin, je ne suis même pas baptisée.
Mes parents étaient des libres-penseurs qui désiraient me laisser
la possibilité de choisir ma religion moi-même.
— Baptisés ou non, nous sommes tous des
créatures du Seigneur. Rassurez-vous, je ne tenterai pas de vous
convertir. Je respecte la liberté de chacun. Mais vous devez garder
à l'esprit que les Hosyrhiens représentent un danger dont vous ne
soupçonnez pas la gravité. Je vous l'ai dit, ils sont puissants et
extrêmement riches. Une fortune accumulée pendant des siècles et
des siècles, et dont la finalité est de répandre le Mal sur la
Terre.
— Justement, à voir ce qui se passe, on
pourrait penser que c'est déjà le cas. Mais en ce qui me concerne,
je ne comprends pas. Quelle menace puis-je représenter pour
eux ? Je suis seule et je n'ai pas de fortune.
— Je ne peux pas vous répondre. Mais
pensez-vous qu'ils auraient commis des crimes aussi barbares s'ils
n'avaient pas peur de vous ?
— Je ne sais pas…
— La Prophétie des Glaces est très
claire : « Lorsque viendra le temps de l'avènement de
l'Antéchrist, une femme se dressera face aux anges de Lucifer, une
femme qui possédera le pouvoir de les détruire. » La
Prophétie, émise par les adorateurs de la Bête, ajoute :
« Il deviendra alors impératif de sacrifier cette
femme. »
Lara haussa les épaules.
— C'est
ridicule. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais leur nuire.
Je ne crois ni à dieu ni à diable.
— Si telle est la volonté de Dieu, vous ne
pourrez échapper à votre destin, ma fille. Vous aurez l'impression
d'agir selon votre propre volonté, mais en réalité, c'est Lui qui
vous guidera. Peu importe que vous croyiez en Lui ou non.
L'important est de vous préserver. C'est notre rôle. Car si vous
restiez à l'extérieur, personne ne pourrait les empêcher de vous
massacrer, et de la manière la plus atroce. Ces gens-là ne sont pas
des êtres humains. Mais ils sont capables de se dissimuler sous des
masques sympathiques et séduisants.
La lourde BMW pénétra dans la cour.
A l'intérieur des murailles s'étendaient des bâtiments en
pierre grise qui devaient dater, à première vue, du quatorzième ou
du quinzième siècle.
— Les frères vivent d'objets artisanaux
qu'ils fabriquent et qui sont vendus aux touristes, expliqua le
père Paolini. Autrefois, ils cultivaient les champs en étages sur
les flancs de la montagne. Ils sont une vingtaine. Vous ne les
verrez guère. Ils ont fait vœu de silence, comme nos frères
trappistes.
Effectivement, il n'y avait pas grand monde dans
le monastère.
— Les moines vivent dans l'aile nord. Dans
l'aile sud se trouve l'hostellerie qui accueille les visiteurs.
Vous avez pu constater que l'endroit se prête à la méditation.
Puisse-t-il vous apporter la paix, ma fille.
— Merci, père Paolini.
— Je vais vous conduire jusqu'à votre
chambre. Vous ne serez pas dérangée ; nous n'avons personne en
ce moment.
Il la mena dans la partie méridionale, où
s'alignaient des chambres au confort relatif. Un lit, une armoire,
une chaise et une table constituaient le seul ameublement. Mais le
mobilier était de bois massif et le lit recouvert d'un édredon
épais.
— Bien que nous soyons en été, les nuits sont
fraîches à cette altitude, expliqua le religieux. Je vous laisse
vous installer. Le déjeuner est servi à midi. Dans l'après-midi,
vous pourrez visiter les lieux ou faire une petite promenade autour
du monastère.
Restée
seule, Lara s'approcha de la fenêtre. La vue donnait sur les
montagnes en direction du nord et l'on y bénéficiait d'un panorama
extraordinaire. La vallée, en contrebas, était baignée d'une
lumière bleutée. Levant les yeux vers les sommets, elle distingua,
au loin, un petit groupe de silhouettes graciles qui sautaient
agilement sur des rochers à demi couverts de neige. Des chamois.
Elle les contempla longuement, avec émotion. Une sensation de paix
se dégageait des lieux, favorable à la méditation et à la
prière.
Elle revint vers le lit et s'allongea, les pensées
en déroute. Tout était allé si vite. Que faisait-elle dans cet
endroit perdu au cœur des montagnes, ce repaire de moines qui ne
lui adresseraient même pas la parole en raison de leur vœu de
silence ? La compagnie du père Paolini n'était pas
désagréable. C'était un homme remarquablement cultivé, qui avait
fait son possible pour la mettre à l'aise. Mais elle avait
l'impression d'être prisonnière.
Les motivations du prêtre étaient surprenantes et
elle avait un peu de mal à les comprendre. Il devait disposer
d'appuis très haut placés pour bénéficier d'une telle profusion de
moyens. Hélicoptère, jet privé. Son ordre ne manquait pas d'argent.
A moins que toute cette affaire ne soit prise en charge par
différents gouvernements. Cependant, elle était trop fatiguée pour
se poser des questions. Au moins, elle était en sécurité.
Elle essaya de faire le point, mais tout
s'emmêlait dans son esprit. Ses pensées revinrent sur Christian et
des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle avait peine à imaginer
qu'elle ne le reverrait jamais. Il avait toujours été là depuis
qu'elle avait onze ans. Ils s'étaient connus sur les bancs du
collège, en sixième, avaient effectué toute leur scolarité
ensemble, la plupart du temps dans la même classe. Lorsqu'elle
avait perdu ses parents, deux ans plus tôt, elle s'était retrouvée
sans famille. Il avait compensé ce vide affectif en lui offrant
toute la tendresse dont il était capable. S'il n'avait été
homosexuel, elle aurait souhaité devenir sa femme. Elle aurait eu
du mal à rencontrer un homme plus attentionné.
La dernière image qu'elle gardait de lui était le
signe de la main qu'il lui avait adressé la veille de son
assassinat, quatre jours plus tôt. Comment les assassins
avaient-ils pu commettre leur crime ainsi, sans se faire
remarquer ? Bien sûr, Christian et elle habitaient un quartier peu fréquenté, situé
non loin des rochers, en direction de la Torche. Mais c'était la
saison touristique et il y avait malgré tout un peu de passage. Les
criminels n'étaient certainement pas là lorsqu'elle avait quitté
Christian. Sinon, ils se seraient attaqués à elle également. Ils
s'étaient sans doute introduits chez lui la nuit suivante.
Plusieurs éléments la troublaient. Pourquoi le
docteur Marchand avait-il été tué juste le jour où elle avait
rendez-vous avec lui ? C'était tout de même bizarre.
Fallait-il en déduire que les tueurs connaissaient la date de ce
rendez-vous ? Dans ce cas, il leur aurait été facile de
l'attendre pour la tuer à son tour… Pourquoi ne l'avaient-ils pas
fait ? Avaient-ils été gênés par la présence des agents
secrets ?
Elle se força à réfléchir plus avant. Après leurs
deux premiers crimes, ils s'étaient rendus à Saint-Guénolé. Pour
l'attendre, probablement. Mais elle n'était pas revenue, et pour
cause, puisqu'elle était interrogée par la police. Ils l'avaient
sans doute attendue. Christian avait pu les surprendre, et ils
l'avaient assassiné. C'était plausible.
Cependant, quelque chose clochait dans tout ça.
Qu'est-ce qui les avait empêchés de rester pour la tuer
ensuite ? Il leur aurait été facile de s'introduire chez
elle.
Mais elle était revenue avec la policière. Ils
avaient sans doute reculé devant la perspective de tuer un flic. Ou
bien, ils avaient été dérangés et s'étaient vus contraints de
quitter les lieux. C'était possible aussi. Il y avait beaucoup de
touristes en été, surtout des véliplanchistes attirés par la plage
de la Torche toute proche. La nuit, certains faisaient des feux de
camp sur le sable, ou bien rentraient très tard de boîte. Les
assassins n'avaient certainement aucune envie de se faire
remarquer.
C'était sûrement ça.
Elle se rendait compte qu'elle l'avait échappé
belle. Si le commissaire Raphalen n'avait pas eu l'idée de
l'interroger avec acharnement, s'il l'avait laissée repartir chez
elle, elle aurait été tuée, elle aussi. Les assassins devaient la
guetter.
Ce qu'elle ne s'expliquait pas, c'est la raison
pour laquelle ils avaient massacré d'autres personnes. Il leur
aurait été tellement facile de la supprimer discrètement chez elle.
Et surtout, pourquoi tuer
Christian et le docteur Marchand ? Qu'auraient-ils pu savoir
qui explique qu'on ait voulu les supprimer ? Elle avait beau
chercher, elle comprenait de moins en moins.
Peut-être la mémoire de la femme mystérieuse dont
elle était la réincarnation contenait-elle des informations
primordiales, qui mettaient cette mystérieuse secte des Hosyrhiens
en danger. Ils pensaient que Christian et le docteur Marchand les
connaissaient, parce qu'elle les leur avait transmises. Mais
c'était faux. Elle ne savait même pas à quoi correspondaient ses
rêves.
Malgré le temps lumineux qui inondait la montagne,
elle ne se sentit pas le courage d'y faire une promenade dans
l'après-midi. Elle n'avait qu'une envie, dormir sans rêves et
oublier toute cette horreur.