Pahyren hocha la tête d'un air dubitatif.
— Je suppose que tu avais déjà ton idée quand
tu as reçu les pentarques…
— Leur trahison m'a déterminée à prendre ma
décision. Nous n'avons plus le choix. Entre eux et nous, la guerre
est déclarée. Dès demain, ils vont envoyer une escouade de gardes
pour m'arrêter. Ensuite, les Haaniens auront beau jeu de conquérir
la Nauryah avec la complicité des pentarques. Nous devons donc
opérer cette nuit même.
— Cette nuit ?
— Cette nuit ! Nous allons réunir les
soldats de mon père et arrêter tous ceux qui risqueraient de
s'opposer à notre action : les pentarques, les chefs des
grandes familles favorables aux Haaniens, certains hauts
fonctionnaires. Tu connais les noms de ceux qui sont prêts à
trahir, grand-père ?
— Je les connais.
— Tu vas me dresser une liste.
— A tes ordres, princesse.
Il eut un petit rire joyeux devant sa
détermination, puis se mit au travail. Tanithkara se tourna vers
Rod'Han.
— Capitaine, faites venir les hommes de mon
père. Qu'ils soient ici dans moins d'une heure. En
armes !
— Bien, madame.
Il quitta la salle en compagnie de ses
guerriers.
— Ils ne sont pas assez nombreux, objecta
Pahyren.
— Nous allons aussi faire appel aux étudiants
de l'université. J'ai confiance en eux. Ils croient profondément
aux valeurs hosyrhiennes.
Aucun d'eux n'acceptera de les renier. Ils sont plus de deux cents.
Cela suffira pour agir si nous nous organisons efficacement.
— Que comptes-tu faire ?
— D'abord, les réunir ici. Je vais leur
exposer la situation. Je ne leur cacherai rien. S'ils réagissent
comme je l'espère, nous leur distribuerons des armes. En attendant,
nous allons mettre une stratégie au point. A l'aube, il faudra
que tous les traîtres à la Nauryah soient mis hors d'état de nuire.
Nous les enfermerons dans des endroits différents. Ils ne devront
pas avoir de contacts entre eux. Si nous réussissons, dès demain je
préviendrai le peuple de ce qui se trame. Je lui dirai la vérité, y
compris la menace d'explosion du grand volcan de Tearoha. Les gens
ont le droit de savoir.
— Tu ne crains pas que certains y voient une
nouvelle marque de la colère de Haan ?
— C'est un risque à courir, mais je crois que
les Nauryens me sauront gré de ne rien leur dissimuler. Ils doivent
savoir que les Haaniens mentent, et qu'ils sont incapables
d'empêcher ce qui se prépare. Je vais leur dire que nous n'avons
pas d'autre choix que l'exil et je leur parlerai d'Avalon.
Elle marqua un silence, puis ajouta :
— J'aimerais tellement que tu acceptes de
venir avec nous, grand-père.
Le vieil homme hésita, puis répondit :
— Après tout, pourquoi pas ? Je n'ai
jamais que quatre-vingt-cinq ans et je crois que je n'aime pas trop
ce qui se passe en ce moment. Et ce sera pire quand tu seras
partie.
Quelques instants plus tard, Rod'Han revenait avec
le commandant Ghoraka et la totalité de la compagnie. Tanithkara
leur donna l'ordre d'aller chercher tous les étudiants à
l'université.
— Ils doivent venir ici dans la plus grande
discrétion. Qu'ils forment des petits groupes, comme s'ils allaient
faire la fête en ville. Pour entrer dans le palais, qu'ils passent
par le parc. L'entrée principale est probablement surveillée.
— Bien, madame.
Une longue
attente commença. Tanithkara redoutait que les pentarques, dans
leur colère, aient décidé de la faire arrêter immédiatement. Elle
avait ordonné à Lazro de surveiller les entrées donnant sur la
ville et de la prévenir en cas d'arrivée de la police royale. Mais
il ne se passa rien. Elle trompa son inquiétude en établissant un
plan d'action en compagnie de Pahyren, qui avait retrouvé une
nouvelle jeunesse.
Les premiers étudiants commencèrent à arriver. Au
bout d'une heure, près de quatre cents personnes étaient
rassemblées dans la salle d'armes secrète. Tous ses compagnons de
l'université avaient répondu à son appel. Ils se doutaient que
quelque chose d'extraordinaire se préparait. Les étudiants étaient
conscients du chaos vers lequel se dirigeait le royaume de la
Nauryah depuis la mort du père de Tanithkara. Et tous espéraient
secrètement qu'à son retour la jeune femme prendrait les décisions
qui s'imposaient. On connaissait son caractère volontaire et son
intelligence hors du commun. Pour beaucoup, elle était le repère,
le point de référence, celle qui réussissait tout ce qu'elle
entreprenait. Malgré son jeune âge, elle bénéficiait d'une sagesse
et d'une clairvoyance que tous admiraient. Mehranka lui-même,
prévenu par une élève, avait quitté son observatoire pour se
joindre à l'assemblée.
Lorsqu'elle fut certaine que tous étaient là,
Tanithkara monta sur une table. Elle fut saluée par des cris
d'encouragement. Elle connaissait la plupart d'entre eux. Elle
savait qu'elle pouvait se fier à eux. Mais l'angoisse lui broyait
les entrailles. Elle avait conscience qu'elle allait leur demander
un très grand sacrifice. Car il n'y aurait pas de retour en arrière
possible. A partir du moment où ils auraient pris leur
décision et où ils auraient commencé à agir, ils n'auraient d'autre
choix que d'aller jusqu'au bout de leur action. S'ils échouaient,
la mort les attendrait, car les pentarques ne feraient preuve
d'aucune indulgence. Cependant, il n'y avait pas d'autre
solution.
Elle leva les bras pour obtenir le silence et prit
la parole :
— Merci à tous d'avoir répondu à mon appel.
Je vous ai demandé de venir ce soir parce que, comme vous le savez
déjà, notre monde traverse en ce moment des bouleversements aux
conséquences imprévisibles. Je vais vous dire toute la vérité.
Certains d'entre vous la
connaissent déjà, d'autres l'ignorent. Je veux que tous vous
sachiez ce qui se passe exactement, afin que vous puissiez prendre
votre décision en plein accord avec vous-même, comme doit le faire
chaque homme libre. Cette vérité est bien différente de celle que
répandent les Haaniens, qui n'ont d'autre but que de s'emparer de
l'Hedeen pour y imposer leurs lois monstrueuses.
Elle leur rapporta alors tout ce qu'elle savait,
la comète qui avait failli percuter la Terre, la dérive de l'Hedeen
vers le pôle Sud, la menace du super-volcan de Tearoha. Elle leur
dévoila la décision de son père de passer outre à l'immobilisme des
autres pentarques, son projet d'abandonner la Nauryah, la
découverte d'Avalon.
— Vous devez cependant savoir que les
pentarques sont opposés à ce projet. Bien pire encore : avant
mon départ, mon père avait conclu un accord de mariage entre le
prince Sherrès de Deïphrenos et moi. Or, depuis, Sherrès s'est
converti à la religion haanienne et m'a proposé un marché : il
empêchera les hordes fanatiques d'envahir la Nauryah à condition
que je respecte l'engagement de mon père et que je l'épouse.
Cependant, les Haaniens se réservent le droit d'exterminer tous les
Hosyrhiens, comme ils ont commencé à le faire ailleurs. Il ne peut
donc pas y avoir de compromis. Malheureusement, ils sont de plus en
plus nombreux, grâce aux conversions, spontanées ou forcées.
Bientôt, ils seront à nos frontières. Sous le prétexte de préserver
la paix, les pentarques sont venus ce soir exiger mon accord. Si
j'épouse Sherrès, les Haaniens épargneront Marakha.
A condition toutefois de pouvoir y pénétrer librement… et de
poursuivre leur traque des Hosyrhiens.
Elle marqua un court silence et
ajouta :
— J'ai refusé. Il est hors de question que je
devienne la femme de ce félon.
Une ovation enthousiaste salua sa déclaration.
Elle attendit que le calme soit revenu et continua :
— J'ai chassé les pentarques de chez moi en
les accusant d'avoir trahi la Nauryah. Ils n'ont pas apprécié ma
franchise. Demain, ils me feront probablement arrêter.
Des cris de colère jaillirent, surtout en
provenance des étudiants :
Tanithkara leva la main pour obtenir le retour au
silence.
— C'est pourquoi j'ai pris la décision de ne
pas attendre. Les pentarques ont pactisé avec l'ennemi. Si vous
acceptez de me suivre, nous allons les renverser et nous emparer du
pouvoir. J'ai préparé un plan d'action avec l'aide de mon
grand-père. Vous allez vous séparer en plusieurs groupes. Chacun
d'eux aura un objectif précis. Des armes vont vous être distribuées
par le commandant Ghoraka. Dans quatre heures, tous les traîtres
doivent être neutralisés. Et demain, je parlerai au peuple de
Marakha.
« Ou bien nous acceptons le fatalisme aveugle
des pentarques et de leurs amis, et chacun ne songe qu'à
sauvegarder ses intérêts ou plus simplement sa vie, ou bien nous
décidons de nous battre jusqu'au bout, tous ensemble, pour donner
une chance à nos descendants de perpétuer le souvenir de notre
monde et de sa richesse. Moi, Tanithkara, fille du seigneur
Tharkaas hoss Nephen et de Marah hinn Thagraan, j'ai choisi de me
battre !
Il y eut un moment de flottement, puis une ovation
encore plus délirante que la précédente salua ses dernières
paroles.
Organisée avec une grande efficacité par
Tanithkara et son état-major, l'opération se déroula sans coup
férir. Les pentarques et les chefs des grandes familles incriminés
ne s'attendaient pas à voir des soldats solidement armés investir
leurs demeures.
Lhofir avait pris la décision de faire arrêter la
jeune femme dès l'aube venue, au motif de rébellion devant
l'autorité du Conseil. Ignorant l'existence de l'armée secrète de
Tharkaas, il n'avait pas imaginé une seconde qu'elle avait les
moyens de le prendre de vitesse. Il fut tiré du sommeil au beau
milieu de la nuit par Rod'Han, le même capitaine taciturne qui
l'avait déjà flanqué dehors quelques heures plus tôt, et invité à
s'habiller au plus vite. Il tempêta, vitupéra, sans obtenir d'autre
résultat qu'une paire de gifles magistrales qui l'envoya au sol
pour le compte. Rod'Han avait toujours détesté ce personnage
cauteleux et méprisant envers les gens modestes. Le fait qu'il
avait trahi les Nauryens n'incitait pas le jeune homme à
l'indulgence.
Lhofir
espéra un moment que sa petite garde privée pourrait lui venir en
aide, mais il se rendit très vite compte que ses hommes avaient été
neutralisés, ainsi que ses domestiques. Force lui fut d'obtempérer.
Il fut entravé et jeté dans une voiture. Une heure plus tard, il
était enfermé, seul, dans une cave sombre et humide, avec pour
toute compagnie un broc et un bassin. L'unique confort consistait
en un banc de bois et une couverture. Il eut beau hurler, personne
ne vint lui expliquer ce qui se passait. Ainsi en avait voulu
Tanithkara.
Lorsqu'un soleil incertain se leva sur Marakha,
une trentaine de personnes avaient été arrêtées et conduites en
lieu sûr, en différents endroits, afin d'ôter à d'éventuels
partisans la possibilité de libérer tout le monde d'un coup.
Tanithkara ne perdit pas de temps à savourer sa
victoire. Après avoir pris deux petites heures de repos, elle
ordonna à ses compagnons de se rendre en ville pour demander aux
habitants de se rassembler sur la place principale, située devant
le vieux temple du Soleil. C'était un endroit assez vaste pour
accueillir les fêtes grandioses qui avaient lieu chaque année pour
la célébration du dieu Hyruun.
Marakha comptait plus de soixante mille habitants.
Le bouche à oreille avait visiblement fonctionné très rapidement.
On disait que les pentarques avaient été arrêtés, ainsi que les
chefs de certaines grandes familles. On disait aussi que la fille
de Tharkaas hoss Nephen avait pris le pouvoir, aidée par une
mystérieuse armée secrète, et avec l'assentiment des autres grandes
familles, celles qui appartenaient à la religion hosyrhienne. Et
surtout, on disait qu'elle avait des révélations à faire au peuple.
Les menaces qui pesaient sur le royaume étaient suffisamment
importantes pour que l'on prenne ces nouvelles au sérieux. Chacun
avait abandonné son travail et gagné la place du Soleil, où une
foule compacte, composée d'hommes, de femmes, d'enfants, de
vieillards, se rassemblait petit à petit.
Vers midi, Tanithkara apparut sur le balcon depuis
lequel le grand prêtre parlait aux fidèles lors de ces cérémonies.
Lorsqu'elle leva les bras, le silence se fit. L'acoustique de ce
balcon était étudiée de manière à amplifier les paroles. La jeune
femme observa la foule. Elle dénombra au moins vingt mille
personnes. Elle comprit
qu'elle n'avait pas le droit à l'erreur. Si elle ne se montrait pas
convaincante, elle risquait de déclencher un mouvement de colère
qui plongerait définitivement le royaume dans le chaos. Elle se
demanda s'il était vraiment souhaitable de parler de la menace du
volcan de Tearoha. Ce danger-là pouvait provoquer une réaction de
panique qui ferait la part belle aux Haaniens. Mais si elle
n'avertissait pas les gens, ils seraient incapables de se préparer
à faire face à ce fléau. Elle décida donc de tout révéler. Elle
répéta simplement ce qu'elle avait dit à ses partisans la nuit
précédente, avec toute la force, toute la conviction dont elle
était capable. Elle termina sur son affirmation de vouloir se
battre, contre l'ennemi mais surtout contre les phénomènes naturels
qui allaient engloutir l'Hedeen à plus ou moins brève
échéance.
Il y eut un moment de consternation dans la foule.
Les gens se regardaient, n'osant croire à ce qu'ils venaient
d'entendre. La plupart hésitaient entre la peur et la volonté de ne
pas lui céder. Tous connaissaient Tanithkara. Sa famille était
appréciée, et elle-même jouissait d'une excellente réputation. On
la savait très savante, malgré son jeune âge. On la découvrait
courageuse et déterminée. On s'était posé beaucoup de questions
après la mort suspecte de son père et de son ami Farahdan. Des
bruits avaient couru, qui accusaient déjà les autres pentarques,
ceux que l'on n'aimait pas. Mais bien sûr, il n'existait aucune
preuve.
Tanithkara avait déjoué le complot et elle avait
fait arrêter les coupables. La première réaction de la foule avait
été de demander qu'ils soient punis pour leur trahison. Mais il y
avait autre chose : toutes ces nouvelles inquiétantes révélées
ensuite par Tanithkara et qui faisaient froid dans le dos. Car elle
venait tout simplement d'annoncer la fin du monde, la fin de
leur monde. La plupart des gens amassés
sur la place lui étaient reconnaissants d'avoir dit la vérité, de
n'avoir pas menti. Et si elle disait qu'il fallait se battre et
qu'elle était prête à le faire, eh bien, on la
suivrait !
Certains cependant, plus timorés, se demandaient
si tout cela était vrai, si, au fond, les Haaniens n'avaient pas
raison, si un dieu inconnu n'avait pas décidé de frapper un empire
qui l'avait toujours ignoré. Ils étaient peu nombreux, mais l'un
d'eux lança :
— Les Haaniens avaient prédit ce qui se
passe !
— Ils n'ont fait que s'appuyer sur un
phénomène naturel provoqué par le passage d'une comète, il y a
soixante-dix ans. Mais quoi qu'ils en disent, les Haaniens ne
pourront rien pour sauver l'empire. Jusqu'à présent, ils n'ont su
que répéter à leurs fidèles d'adresser des prières à leur dieu
Haan, pour implorer sa clémence. Le froid a-t-il cessé pour
autant ? Non ! Leurs troupeaux ont-ils augmenté ?
Non ! Leurs récoltes sont-elles meilleures ? Non !
La famine continue à progresser et la banquise s'avance. Rien ne
l'arrêtera, et certainement pas les prières des prêtres
haaniens !
« Les Haaniens haïssent les Hosyrhiens, car
ils savent que nous les avons démasqués. Ce n'est pas pour rien que
nos amis ont été massacrés dans les autres royaumes. Tous, vous
connaissez les récits atroces que vous ont faits les réfugiés. Les
Haaniens sont nos ennemis. Ils feront tout pour nous abattre, sauf
si nous acceptons de renier nos croyances, quelles qu'elles soient.
Vous êtes nombreux à croire au dieu Soleil, Hyruun, et nombreux
aussi à adhérer à la philosophie hosyrhienne. Dites-vous que vous
n'aurez plus cette liberté lorsque les Haaniens auront envahi la
Nauryah. Ils vous obligeront à adopter leur religion, ou bien vous
massacreront si vous refusez. C'est pourquoi nous devrons apprendre
à nous battre. Le prince Sherrès de Deïphrenos sera là demain ou
après-demain. Lorsqu'il comprendra que les Nauryens ne veulent pas
de la religion haanienne, il rassemblera ses troupes pour nous
attaquer. Il n'y aura alors pas d'autre solution que de lutter
contre lui. Ils seront nombreux et armés. Mais nous le serons
aussi. Mon père avait eu la sagesse de commencer à constituer une
armée. Elle formera au combat tous les hommes et les femmes qui le
désirent et leur fournira des armes.
« Voilà pourquoi j'ai pris le pouvoir, voilà
pourquoi j'ai renversé des pentarques qui s'apprêtaient à nous
livrer à l'ennemi. Vous ne devez compter que sur vous-mêmes, avec
courage et détermination ! Et surtout, vous devez cesser
d'écouter les promesses mensongères de ces individus qui
s'infiltrent dans les royaumes pour semer une fausse parole,
concernant un dieu qui n'existe pas !
Elle avait
martelé les deniers mots avec force. Il y eut quelques murmures
dans la foule. Tanithkara continua :
— J'ai choisi de vous dévoiler toute la
vérité, parce que vous la méritez ! Vous êtes un peuple fort
et volontaire. Je sais que vous saurez faire face à l'adversité
avec courage et abnégation. Je ne vous mentirai pas. Je ne vais pas
vous promettre la paix et la sécurité. Dans le combat que nous
allons livrer, beaucoup d'entre nous périront. Mais les autres
seront sauvés grâce à leur sacrifice. La seule question est :
acceptez-vous de me suivre ? Acceptez-vous de combattre à mes
côtés pour conquérir un nouveau royaume où nous pourrons
reconstruire notre monde ?
La réaction ne se fit pas attendre. Un tonnerre
d'applaudissements lui répondit.
— Que devons-nous faire, princesse ?
cria un homme au premier rang.
— Nous n'avons pas le choix. Nous ne pouvons
rester en Nauryah. Nous devons tout abandonner, ce pays que nous
aimons et qui a vu vivre nos ancêtres. Nous quitterons nos maisons,
nous laisserons nos meubles. Nous abandonnerons derrière nous notre
cité, nos temples, nos entreprises, tout ce qui fait notre
richesse. Nous n'emporterons que le strict nécessaire, des
vêtements, de la nourriture, et des outils solides. Nous
n'emmènerons que les plus forts des animaux des troupeaux, car il
n'y aura pas de place pour tous sur les bateaux. Nous mettrons tout
en commun. Il n'y aura plus ni pauvres ni riches. Nous engrangerons
un maximum de vivres pour une traversée qui durera près de deux
mois. Nous affronterons les tempêtes et les cataclysmes. Nous ne
réussirons que si nous savons nous montrer solidaires.
« Quelques-uns des nôtres sont déjà sur cette
île dont je vous ai parlé. Je peux vous certifier que c'est un
endroit magnifique et riche, où nous pourrons rebâtir une ville
encore plus belle. Et si la dérive des plaques continentales se
poursuit encore longtemps, cette île se rapprochera de la chaleur
et non du froid. Elle est de plus suffisamment éloignée pour n'être
pas trop touchée par l'hiver volcanique qui s'annonce. Elle est
aussi vaste que la Nauryah. Il y a là-bas de la place pour tous.
Mais vous êtes libres, comme vous l'avez toujours été, libres de
rester pour tenter de sauver ce qui vous appartient, ou libres de
partir. Ceux qui souhaiteront me suivre se feront connaître en se présentant au
palais Nephen à partir de cet après-midi. Je les attends. Dès cet
instant, toute ma vie, tous mes efforts seront consacrés à les
sauver.
Une ovation formidable salua ses dernières
paroles. Lorsqu'elle se retira, la foule scandait son diminutif
avec enthousiasme. Dans l'ombre, Pahyren l'accueillit. La jeune
femme avait les yeux brillants et son cœur battait la
chamade.
— Tu as été parfaite, mon enfant, lui dit le
vieil homme en la serrant contre lui. Ton père lui-même n'avait pas
un tel talent d'orateur.
— J'ai été sincère ! dit-elle d'une voix
nouée.
— C'est pour cela qu'ils te font confiance.
Mais il ne faut pas perdre de temps. Il nous faut organiser la
défense et le départ.
— Et nous préparer à recevoir ce félon de
Sherrès…