On allait désormais vers l'hiver. Contrairement à
ce que redoutait Tanithkara, les hordes haaniennes n'avaient pas
déferlé sur la Nauryah à l'automne. Peut-être ses paroles
avaient-elles porté. Mais la raison était sans doute ailleurs. Dans
tous les royaumes, les crimes et les exactions des Haaniens avaient
suscité beaucoup de mécontentement, et de véritables guerres
civiles s'étaient déclarées dans plusieurs cités. Valherme
elle-même était touchée. Seule Malhanga, la ville la plus
septentrionale, et alliée de Marakha, connaissait encore une paix
relative. Là-bas aussi, de nombreux Hosyrhiens avaient trouvé
refuge. Mais les fuyards étaient surtout composés de prêtres du
Soleil réfractaires au dieu Haan et qui, comme les Hosyrhiens,
avaient payé un lourd tribut à la vindicte des fanatiques. Là-bas,
la divinité solaire portait le nom de Rahâ.
A Marakha, les travaux avançaient. La
totalité de la cité s'était mise au travail. Un premier contingent
de population, sous le commandement du capitaine Madhyar, avait
quitté l'Hedeen pour Avalon. Il emportait essentiellement des
femmes et des enfants, ainsi qu'une petite escouade de chasseurs
pour les protéger. Il fallait profiter de la clémence relative du
temps avant les grandes tempêtes hivernales, qui interdiraient tout
voyage. Tanithkara avait ainsi déjà pu sauver près d'un tiers de la
population. La moitié des navires avaient quitté Marakha. Ils
devaient revenir à l'été suivant. Le reste des bateaux avait été
tiré à l'abri sur la grève ou
dans les hangars, tout comme la trentaine de dirigeables qu'on
avait réussi à rassembler.
Il fallut moins d'un mois aux Marakhéens pour
construire un rempart de bois capable de résister à un assaut
ennemi. Les forêts alentour avaient été sacrifiées, mais c'était le
prix à payer pour tenir jusqu'à l'été, époque à laquelle on
pourrait enfin partir définitivement. Il fallait en effet attendre
que les moissons soient récoltées pour emporter un maximum de
vivres.
L'hiver fut encore plus rude que le précédent. Dès
le milieu de l'automne, une série de tempêtes de neige et de glace
s'abattit sur le continent, accentuant encore les disettes qui
frappaient les royaumes du Sud. A Marakha même, les vivres
furent rationnés et distribués avec équité. Les petits bateaux de
pêche profitaient de la moindre accalmie pour sortir. Parfois, l'un
d'eux ne revenait pas.
Puis la neige tomba sans discontinuer pendant
quinze jours et recouvrit le pays d'un manteau glacial, sur lequel
un blizzard violent hurlait en permanence. Si le spectre d'une
guerre était écarté, car il était impossible de mener une campagne
dans des conditions climatiques aussi extrêmes, il fallait
néanmoins lutter contre le froid qui s'infiltrait partout, contre
les coups de boutoir des bourrasques qui semblaient vouloir jeter
les bâtiments à bas. On devait aussi économiser sur le bois, dont
une grande quantité avait été utilisée pour la construction de la
palissade. Heureusement, la plupart des enfants, plus fragiles,
étaient partis.
Il ne se passait pas un seul jour sans que
Tanithkara ne songe à eux. Elle n'avait aucun moyen de savoir s'ils
étaient arrivés à bon port. Le capitaine Madhyar était un excellent
marin, mais la flotte comportait plus de cent navires. Comment
parvenir à gérer un tel convoi ? Surtout si une tempête
s'était déclarée.
Les mois d'hiver furent plus longs encore qu'à
l'accoutumée. Les plus faibles n'y résistèrent pas. Le roi Khaldyr
s'éteignit ainsi doucement, entouré de l'affection de son peuple.
Malgré le froid glacial, la moitié de la cité lui composa un
cortège d'honneur jusqu'à la place du Soleil, où son corps devait,
selon la coutume nauryenne, être incinéré.
Tanithkara
se mit à trembler pour son grand-père. Mais celui-ci conservait une
santé exceptionnelle. La perspective de quitter l'Hedeen, qu'il
avait acceptée, lui avait même redonné de l'énergie. Plus que
jamais il était devenu son conseiller.
La mort du roi Khaldyr eut une conséquence
inattendue. Si le pays s'était habitué à ne plus être dirigé par un
conseil de pentarques, il souffrait cependant de ne plus avoir de
roi. Aussi une délégation se présenta-t-elle au palais Nephen le
surlendemain de l'incinération. Dirigée par Rod'Han et Ghoraka,
ainsi que par une douzaine de notables représentant les grandes
familles hosyrhiennes, la délégation proposa à Tanithkara de
devenir la nouvelle reine de la Nauryah.
Même si elle s'y attendait un peu parce qu'elle
avait surpris des rumeurs avant même le décès du vieux roi, la
démarche l'embarrassa. Elle n'avait certes pas accompli toute cette
tâche dans le but de devenir la souveraine de Marakha. Cependant,
il lui était impossible de refuser. Dans les faits, elle détenait
la totalité des pouvoirs. Tous s'en remettaient à elle pour prendre
les décisions, et ce d'autant plus facilement qu'elle s'était
entourée des hommes les plus compétents.
Païrhan, un étudiant de ses amis, fils aîné d'une
grande famille hosyrhienne, dont les parents possédaient une flotte
de bateaux de pêche, prit la parole :
— Tu es déjà notre reine. Nous ne regrettons
pas de t'avoir suivie, parce que nous savons que c'est toi qui nous
sauveras. Et nous te soutiendrons jusqu'au bout. Mais le peuple est
triste. Il est orphelin de son roi. Il pleure Khaldyr, mais il a
aussi besoin d'un nouveau souverain qui représente la Nauryah face
au monde. Ton nom est sur toutes les lèvres. Les gens te font
confiance. C'est toi qu'ils veulent.
Les autres renchérirent avec vigueur.
Ainsi Tanithkara devint-elle officiellement la
reine de Marakha. On organisa une cérémonie pour confirmer son
élection, mais elle la voulut simple, à l'image de l'économie que
l'on devait faire sur les vivres.
Lorsque la nourriture commença à se faire rare,
Tanithkara décida de sacrifier une partie des troupeaux. Puisqu'il
serait impossible de les emporter, autant s'en nourrir pour éviter
de voir la population périr
de faim. On épargna, comme elle l'avait demandé, les animaux les
plus robustes, à partir desquels on reconstituerait les nouveaux
cheptels d'Avalon.
Grâce à ce sacrifice, la majeure partie de la
population de Marakha traversa l'hiver avec succès.
Enfin, le printemps revint et un soleil timide
commença à réchauffer la terre. Ce fut le signal d'un regain
d'activité. Il fallait surveiller les semailles et préparer les
récoltes, réparer les bateaux abîmés par les tempêtes hivernales,
vérifier l'état des dirigeables. L'un d'eux avait été détruit par
l'effondrement de son hangar sous une couche de neige trop
épaisse.
Tanithkara espérait seulement qu'avec le printemps
revenu les menaces de guerre ne reviendraient pas également.
On aurait pu croire que c'était le cas au cours
des trois premiers mois de l'année. Les habitants de Deïphrenos
avaient sans doute souffert du froid au moins autant que les
Nauryens. Pourtant, un matin, Tanithkara vit venir à elle un
Rod'Han inhabituellement excité et inquiet.
— Madame ! Le poste de guet de Lharvaal,
situé sur la route du Mahdor, vient de nous signaler qu'une armée
immense se dirige vers Marakha. Un petit dirigeable de
reconnaissance a repéré le roi Sherrès à sa tête. Nous devons nous
préparer à combattre.