Dans les jours qui suivirent, Rohan oublia ses
soupçons. Il n'avait pas parlé à Paul Flamel de son don
particulier, et le vieil homme n'y avait fait aucune allusion.
Donc, Valentine n'avait rien dit.
— C'est à toi d'aborder le sujet, si tu le
souhaites, lui dit-elle plus tard. Mon grand-père est un homme très
ouvert et je suis sûre qu'il te serait d'excellent conseil.
La vie au château de Peyronne était plutôt
agréable. Greta prenait un soin particulier de Rohan, lui apportant
son petit déjeuner au lit, toujours vêtue de chemisiers suggestifs
et échancrés, laissant négligemment deviner une poitrine ferme et
tiède. Malgré un désir en ébullition, le jeune Américain restait
sur ses gardes et ignorait ses invites. Il n'avait aucune envie
d'être surpris en plein ébat par Salomé, qui lui rendait visite à
n'importe quelle heure du jour… et surtout de la nuit. Elle se
glissait alors dans son lit et il passait avec elle des moments
torrides, qui le laissaient épuisé au matin. Cependant, il
n'éprouvait pour elle qu'une grande affection. La douceur de sa
peau, la tiédeur de son corps, sa souplesse de liane et son absence
d'interdits lui plaisaient, mais elle ne serait jamais pour lui
qu'une camarade de jeux coquins.
Ailleurs, l'herbe est plus verte, dit-on. Il
aurait aimé entamer une aventure avec Valentine, apparemment
beaucoup plus sérieuse que ne l'avait prétendu sa cousine, mais la
jeune fille ne faisait rien pour répondre aux avances discrètes
qu'il lui faisait. Un jour qu'il s'était montré un peu trop
entreprenant à son goût, elle déclara, un peu agacée :
— Toi, ce n'est pas pareil.
Le ton de Valentine se radoucit.
— Ecoute, Rohan, tu es très gentil et tu es
aussi beau garçon. Mais nous avons des choses plus importantes à
faire. Je n'ai pas l'esprit à ça.
Il n'insista pas. Il n'avait pas envie de la voir
s'éloigner de lui. Ils passaient beaucoup de temps ensemble à
étudier, et il aimait particulièrement leurs moments de complicité,
ses sourires, la passion qu'elle apportait à tout ce qu'elle
faisait. Cependant, il y avait un mystère en elle. Il avait
remarqué que Valentine possédait une grande maturité, peu courante
chez une fille de son âge. Il devinait aussi chez elle une
inquiétude latente, inexprimée, qui se traduisait par des silences
soudains et le reflet de la peur au fond de ses yeux d'un vert
doré. Il avait alors envie de la prendre dans ses bras pour la
protéger. Mais quand il lui demandait ce qu'elle avait, elle
sursautait, comme éveillée d'un rêve intérieur, et son angoisse
s'effaçait derrière un sourire irrésistible. Elle ne répondait
jamais à sa question et elle se replongeait dans ses documents,
comme si de rien n'était. Comme son grand-père, elle possédait une
étonnante maîtrise d'elle-même.
Dans les premiers jours de son installation, Rohan
acheta une petite voiture avec laquelle il écuma les hauts lieux de
la préhistoire de la région, en compagnie des deux filles, parfois
de Paul Flamel lui-même, qui, malgré ses soixante-quinze ans,
faisait montre d'une grande résistance physique. Il visita ainsi
Padirac, Lascaux, Lacave, Les Eyzies et autres sites
magdaléniens.
Ces expéditions le préparèrent à l'étude que lui
confia ensuite Paul Flamel sur l'homme de Cro-Magnon, et
particulièrement sur les traces qu'il avait laissées en Sibérie.
C'était un sujet que le jeune homme n'avait jamais abordé
auparavant. Il se demanda pourquoi son hôte lui demandait une étude
aussi spécifique.
— Ton père a mené des recherches dans ce
domaine, lui répondit le vieil homme en lui remettant un dossier.
C'est la copie qu'il m'a transmise. Je souhaiterais que tu en
prennes connaissance. Je pense que cette étude t'intéressera et
t'étonnera.
Les feuillets
étaient imprimés par ordinateur, mais à de nombreux endroits
figuraient des notes manuscrites où il reconnut l'écriture de
Douglas.
Il apprit ainsi qu'il avait existé de nombreuses
colonies d'hommes de Cro-Magnon réparties depuis l'Ukraine jusqu'à
la Sibérie, où ils paraissaient avoir particulièrement prospéré. On
avait retrouvé, près du lac Baïkal, sur un site appelé Malta, les
restes de demeures bâties sur des murets de pierre solidement
enfoncés dans le sol jusqu'à soixante-dix centimètres de
profondeur. Les reliefs des repas comprenaient des os de rennes, de
chevaux sauvages, d'antilopes et de mammouths, ainsi que de lions,
ours et autres renards. Malgré le froid hivernal, la Sibérie
paraissait avoir été une espèce de paradis pour les hommes de cette
époque.
Peut-être fut-ce le fait de s'être plongé dans
l'étude de ces demeures et des paysages glacés des immenses plaines
sibériennes, des rêves étranges le hantèrent au cours des nuits qui
suivirent. A plusieurs reprises, il reçut les visites
d'esprits disparus depuis des millénaires, qui l'entraînèrent au
cœur de vastes forêts peuplées de conifères et de bouleaux. Mêlé à
l'esprit d'un chasseur, il participait à de longues traques, à la
poursuite de bisons ou d'antilopes, il partageait sa vie, bavardait
avec ses semblables, dormait sous des maisons singulières,
protégées par des murets constitués de pierres et d'ossements. Des
images de combats, de rites inconnus, de femmes aux yeux brillants,
d'armes et d'objets ignorés et pourtant familiers surgissaient dans
son esprit. Il savait qu'il rêvait, mais les visions étaient
toujours d'une précision étonnante.
Après plusieurs de ces évasions oniriques, il fit
une étrange constatation. Contrairement à ce qu'il s'était imaginé,
les chasseurs de cette époque lointaine ne traversaient pas des
hivers aussi rigoureux que ceux qui régnaient actuellement en
Sibérie. Il pensa tout d'abord qu'il n'avait été témoin que de
chasses estivales, à l'époque où les fleuves étaient débarrassés de
leur couverture de glace. Mais, dans certains rêves le sol était
couvert de neige. Il ne ressentait alors aucunement la morsure de
ce froid terrible que l'on dit « sibérien ». Il s'en
ouvrit à Valentine, qui montra un vif intérêt pour son
expérience.
— C'est
bizarre, dit-il. Ces rêves me montrent une Sibérie au climat
beaucoup plus clément que celui qui y règne actuellement. Mon
esprit doit mal interpréter les souvenirs de ces gens.
Elle eut un léger sourire.
— En général, les souvenirs de ce genre sont
plutôt précis. Si tu as vu moins de neige, c'est… qu'il y en avait
moins, tout simplement. Qu'en tires-tu comme
conclusion ?
— Je ne sais pas. Je me pose des
questions : pourquoi les hommes de cette époque se sont-ils
installés dans un pays aussi inhospitalier que la Sibérie ?
Ils avaient pourtant de la place ailleurs. L'humanité était
beaucoup moins nombreuse qu'aujourd'hui.
— C'est une bonne question. Mon grand-père
m'a fait étudier le même sujet. J'ai moi aussi été visitée par les
esprits de chasseurs de cette époque. Le climat était rude, mais
beaucoup moins qu'à notre époque.
— Ce qui voudrait dire que la température
moyenne de la planète était plus élevée à cette époque ?
— Pas forcément. A la même période, il
existait des sites, notamment dans le nord de l'Amérique, où le
froid était encore plus intense que de nos jours.
— Alors, pourquoi le climat de la Sibérie
aurait-il été plus doux ? Elle est située sous les mêmes
latitudes que le Canada.
— C'est l'un des mystères de l'archéologie,
Rohan. Mais tu devrais en parler à mon grand-père.
L'après-midi même, il s'en ouvrit à Paul
Flamel.
— Je me demandais quand tu te déciderais un
jour à me parler de ce don, dit le vieil homme avec un sourire
amusé.
— Vous saviez que je le possédais ?
C'est Valentine qui a parlé, c'est ça !
— Valentine n'y est pour rien. Tes parents et
moi entretenions de solides liens d'amitié. Ils m'avaient dit que
tu recevais les visites des esprits des défunts, et que cela
expliquait tes… perturbations. C'est pour cela que tu as pris de la
drogue, n'est-ce pas ?
— Cela me faisait peur, grommela-t-il.
— Ne te vexe pas. Je ne te juge pas. Je
comprends très bien que tu aies pu réagir ainsi. C'est un don très
rare mais… impressionnant.
Il laissa passer un court silence et
ajouta :
— Savais-tu que ton propre père, Douglas, le
possédait également, à un niveau très élevé ? Il lui était
très utile pour mener ses recherches.
— Quelques jours avant de mourir, il a dit
qu'il voulait me parler. Sur le moment, j'ai cru qu'il voulait me
faire la morale. Je pense maintenant qu'il voulait me parler de ce
pouvoir. Je m'en veux de ne pas l'avoir écouté. Il est trop tard à
présent.
— Ne culpabilise pas, Rohan. Tu n'es pas
responsable de la disparition de ta famille.
— Un jour, j'ai surpris une conversation
entre mon père et mon grand-père. Mon grand-père disait à mon père
que je n'étais pas prêt. Pensez-vous qu'il voulait parler de ce
don ?
— Probablement. Cette faculté est rare, et
elle n'est pas facile à utiliser. Et puis, elle ne peut pas servir
à grand-chose dans une thèse officielle. Les historiens classiques
n'accepteront jamais que l'on ait pu découvrir un élément
fondamental à la suite d'un « voyage » dans l'esprit d'un
homme décédé depuis des siècles, voire des millénaires.
— Evidemment, admit Rohan. Pourtant, ces
visions sont très claires. Elles ne ressemblent pas à des
rêves.
— Il semble que ce don soit bien développé
chez toi. Si tu acceptais de le travailler, peut-être
atteindrais-tu le niveau de Douglas. Tu pourrais faire ainsi des
découvertes étonnantes.
— Mais de quoi s'agit-il exactement ?
Est-ce de la réincarnation ? Ai-je été l'un de ces chasseurs
autrefois ?
— Non. La réincarnation, c'est autre chose.
Tu as seulement le pouvoir d'entrer en communication avec un espace
singulier, qui recèle les souvenirs de tous les hommes qui ont
existé sur cette planète depuis l'aube de l'humanité. Nos pensées,
nos émotions ne s'effacent pas avec la mort. Cet espace, que l'on
appelle l'Ether, les conserve avec une grande précision. Ta propre
mémoire, même en ce moment où
tu es vivant, participe de cet espace étrange.
— Où se trouve-t-il ?
— Nous l'ignorons. Nous savons qu'il existe,
et tu viens encore d'en fournir la preuve. Mais concernant sa
nature, et les moyens qui nous permettent d'entrer en contact avec
lui, nous ne savons rien. Ce qui prouve une chose : la science
est loin d'avoir tout découvert. Elle a fait d'énormes progrès sur
le plan de la physique, allant même jusqu'à décortiquer l'atome et
créer des nanomachines. Mais en ce qui concerne le domaine
spirituel, nous sommes encore à l'âge de pierre. C'est pourquoi le
don que tu possèdes est extrêmement précieux.
Un grand froid envahit soudain Rohan.
— Pensez-vous que c'est pour cette raison que
ma famille a été massacrée ?
— Comment te répondre, mon garçon ? On
ne peut pas écarter cette hypothèse.
Rohan serra les poings. Le souvenir de ses parents
éventrés, de sa petite sœur Jessica lacérée et baignant dans son
sang, l'envahit d'un coup ; les larmes lui montèrent aux yeux.
Le vieil homme lui posa la main sur l'épaule.
— Je partage ton chagrin, Rohan. Ta famille
m'était très chère.
— Mais leurs assassins ne seront jamais
arrêtés, n'est-ce pas ?
Le vieil homme secoua la tête d'un air las.
— Je crains bien que non, hélas.
— Mais pourquoi ? s'insurgea le jeune
homme. Qui sont-ils ?
— Si je le savais… Le FBI a tout fait pour te
faire accuser. Grâce à ton avocat, ils ont échoué. Mais ils ont
ensuite étouffé l'affaire.
— Ce qui veut dire que les meurtriers de mes
parents sont probablement protégés par le gouvernement
américain…
— Disons… par certaines puissances occultes
qui possèdent une grande influence dans les hautes sphères de
l'administration.
— Mais cela va changer, maintenant, avec le
nouveau président ?
Flamel fit une moue sceptique.
— Des choses vont changer, c'est vrai. Mais
les mouvements ultraconservateurs vont tout faire pour protéger
leurs privilèges.
— Je n'en ai aucune preuve, malheureusement,
mais ton père et ton grand-père défendaient des thèses
révolutionnaires et ils avaient la réputation d'être des
progressistes, opposés aux intégristes du mouvement
néo-créationniste.
— Ces gens-là n'iraient tout de même pas
jusqu'à tuer pour défendre leurs idées ! Et puis, mon père et
mon grand-père étaient des scientifiques, des historiens…
— Les milieux extrémistes cachent bien
souvent dans leurs rangs des cercles secrets qui, eux, ne reculent
devant rien pour faire prévaloir leurs idées.
— Vous pensez donc qu'il pourrait exister un
mouvement particulier au sein de l'administration ?
— C'est possible. C'est pourquoi nous devons
rester prudents.
A cet instant, Rohan eut la certitude que
Paul Flamel en savait plus qu'il ne voulait bien le dire. Leur don
particulier dérangeait certaines personnes haut placées, et pas
seulement aux Etats-Unis. La menace était également présente en
Europe, et Paul Flamel ainsi que sa famille étaient en danger. Mais
qui les menaçait ? Qui étaient leurs ennemis ? Et
surtout, quel danger pouvait représenter les Westwood pour qu'on
n'ait pas hésité à les massacrer avec une telle
cruauté ?