12
Dans les jours qui suivirent, Rohan oublia ses soupçons. Il n'avait pas parlé à Paul Flamel de son don particulier, et le vieil homme n'y avait fait aucune allusion. Donc, Valentine n'avait rien dit.
— C'est à toi d'aborder le sujet, si tu le souhaites, lui dit-elle plus tard. Mon grand-père est un homme très ouvert et je suis sûre qu'il te serait d'excellent conseil.
La vie au château de Peyronne était plutôt agréable. Greta prenait un soin particulier de Rohan, lui apportant son petit déjeuner au lit, toujours vêtue de chemisiers suggestifs et échancrés, laissant négligemment deviner une poitrine ferme et tiède. Malgré un désir en ébullition, le jeune Américain restait sur ses gardes et ignorait ses invites. Il n'avait aucune envie d'être surpris en plein ébat par Salomé, qui lui rendait visite à n'importe quelle heure du jour… et surtout de la nuit. Elle se glissait alors dans son lit et il passait avec elle des moments torrides, qui le laissaient épuisé au matin. Cependant, il n'éprouvait pour elle qu'une grande affection. La douceur de sa peau, la tiédeur de son corps, sa souplesse de liane et son absence d'interdits lui plaisaient, mais elle ne serait jamais pour lui qu'une camarade de jeux coquins.
Ailleurs, l'herbe est plus verte, dit-on. Il aurait aimé entamer une aventure avec Valentine, apparemment beaucoup plus sérieuse que ne l'avait prétendu sa cousine, mais la jeune fille ne faisait rien pour répondre aux avances discrètes qu'il lui faisait. Un jour qu'il s'était montré un peu trop entreprenant à son goût, elle déclara, un peu agacée :
— Ma petite Salomé ne te suffit-elle donc pas ?
— Toi, ce n'est pas pareil.
Le ton de Valentine se radoucit.
— Ecoute, Rohan, tu es très gentil et tu es aussi beau garçon. Mais nous avons des choses plus importantes à faire. Je n'ai pas l'esprit à ça.
Il n'insista pas. Il n'avait pas envie de la voir s'éloigner de lui. Ils passaient beaucoup de temps ensemble à étudier, et il aimait particulièrement leurs moments de complicité, ses sourires, la passion qu'elle apportait à tout ce qu'elle faisait. Cependant, il y avait un mystère en elle. Il avait remarqué que Valentine possédait une grande maturité, peu courante chez une fille de son âge. Il devinait aussi chez elle une inquiétude latente, inexprimée, qui se traduisait par des silences soudains et le reflet de la peur au fond de ses yeux d'un vert doré. Il avait alors envie de la prendre dans ses bras pour la protéger. Mais quand il lui demandait ce qu'elle avait, elle sursautait, comme éveillée d'un rêve intérieur, et son angoisse s'effaçait derrière un sourire irrésistible. Elle ne répondait jamais à sa question et elle se replongeait dans ses documents, comme si de rien n'était. Comme son grand-père, elle possédait une étonnante maîtrise d'elle-même.


Dans les premiers jours de son installation, Rohan acheta une petite voiture avec laquelle il écuma les hauts lieux de la préhistoire de la région, en compagnie des deux filles, parfois de Paul Flamel lui-même, qui, malgré ses soixante-quinze ans, faisait montre d'une grande résistance physique. Il visita ainsi Padirac, Lascaux, Lacave, Les Eyzies et autres sites magdaléniens.
Ces expéditions le préparèrent à l'étude que lui confia ensuite Paul Flamel sur l'homme de Cro-Magnon, et particulièrement sur les traces qu'il avait laissées en Sibérie. C'était un sujet que le jeune homme n'avait jamais abordé auparavant. Il se demanda pourquoi son hôte lui demandait une étude aussi spécifique.
— Ton père a mené des recherches dans ce domaine, lui répondit le vieil homme en lui remettant un dossier. C'est la copie qu'il m'a transmise. Je souhaiterais que tu en prennes connaissance. Je pense que cette étude t'intéressera et t'étonnera.
Les feuillets étaient imprimés par ordinateur, mais à de nombreux endroits figuraient des notes manuscrites où il reconnut l'écriture de Douglas.
Il apprit ainsi qu'il avait existé de nombreuses colonies d'hommes de Cro-Magnon réparties depuis l'Ukraine jusqu'à la Sibérie, où ils paraissaient avoir particulièrement prospéré. On avait retrouvé, près du lac Baïkal, sur un site appelé Malta, les restes de demeures bâties sur des murets de pierre solidement enfoncés dans le sol jusqu'à soixante-dix centimètres de profondeur. Les reliefs des repas comprenaient des os de rennes, de chevaux sauvages, d'antilopes et de mammouths, ainsi que de lions, ours et autres renards. Malgré le froid hivernal, la Sibérie paraissait avoir été une espèce de paradis pour les hommes de cette époque.
Peut-être fut-ce le fait de s'être plongé dans l'étude de ces demeures et des paysages glacés des immenses plaines sibériennes, des rêves étranges le hantèrent au cours des nuits qui suivirent. A plusieurs reprises, il reçut les visites d'esprits disparus depuis des millénaires, qui l'entraînèrent au cœur de vastes forêts peuplées de conifères et de bouleaux. Mêlé à l'esprit d'un chasseur, il participait à de longues traques, à la poursuite de bisons ou d'antilopes, il partageait sa vie, bavardait avec ses semblables, dormait sous des maisons singulières, protégées par des murets constitués de pierres et d'ossements. Des images de combats, de rites inconnus, de femmes aux yeux brillants, d'armes et d'objets ignorés et pourtant familiers surgissaient dans son esprit. Il savait qu'il rêvait, mais les visions étaient toujours d'une précision étonnante.
Après plusieurs de ces évasions oniriques, il fit une étrange constatation. Contrairement à ce qu'il s'était imaginé, les chasseurs de cette époque lointaine ne traversaient pas des hivers aussi rigoureux que ceux qui régnaient actuellement en Sibérie. Il pensa tout d'abord qu'il n'avait été témoin que de chasses estivales, à l'époque où les fleuves étaient débarrassés de leur couverture de glace. Mais, dans certains rêves le sol était couvert de neige. Il ne ressentait alors aucunement la morsure de ce froid terrible que l'on dit « sibérien ». Il s'en ouvrit à Valentine, qui montra un vif intérêt pour son expérience.
— C'est bizarre, dit-il. Ces rêves me montrent une Sibérie au climat beaucoup plus clément que celui qui y règne actuellement. Mon esprit doit mal interpréter les souvenirs de ces gens.
Elle eut un léger sourire.
— En général, les souvenirs de ce genre sont plutôt précis. Si tu as vu moins de neige, c'est… qu'il y en avait moins, tout simplement. Qu'en tires-tu comme conclusion ?
— Je ne sais pas. Je me pose des questions : pourquoi les hommes de cette époque se sont-ils installés dans un pays aussi inhospitalier que la Sibérie ? Ils avaient pourtant de la place ailleurs. L'humanité était beaucoup moins nombreuse qu'aujourd'hui.
— C'est une bonne question. Mon grand-père m'a fait étudier le même sujet. J'ai moi aussi été visitée par les esprits de chasseurs de cette époque. Le climat était rude, mais beaucoup moins qu'à notre époque.
— Ce qui voudrait dire que la température moyenne de la planète était plus élevée à cette époque ?
— Pas forcément. A la même période, il existait des sites, notamment dans le nord de l'Amérique, où le froid était encore plus intense que de nos jours.
— Alors, pourquoi le climat de la Sibérie aurait-il été plus doux ? Elle est située sous les mêmes latitudes que le Canada.
— C'est l'un des mystères de l'archéologie, Rohan. Mais tu devrais en parler à mon grand-père.


L'après-midi même, il s'en ouvrit à Paul Flamel.
— Je me demandais quand tu te déciderais un jour à me parler de ce don, dit le vieil homme avec un sourire amusé.
— Vous saviez que je le possédais ? C'est Valentine qui a parlé, c'est ça !
— Valentine n'y est pour rien. Tes parents et moi entretenions de solides liens d'amitié. Ils m'avaient dit que tu recevais les visites des esprits des défunts, et que cela expliquait tes… perturbations. C'est pour cela que tu as pris de la drogue, n'est-ce pas ?
Rohan n'appréciait pas que le vieil homme lui rappelle cette période désagréable.
— Cela me faisait peur, grommela-t-il.
— Ne te vexe pas. Je ne te juge pas. Je comprends très bien que tu aies pu réagir ainsi. C'est un don très rare mais… impressionnant.
Il laissa passer un court silence et ajouta :
— Savais-tu que ton propre père, Douglas, le possédait également, à un niveau très élevé ? Il lui était très utile pour mener ses recherches.
— Quelques jours avant de mourir, il a dit qu'il voulait me parler. Sur le moment, j'ai cru qu'il voulait me faire la morale. Je pense maintenant qu'il voulait me parler de ce pouvoir. Je m'en veux de ne pas l'avoir écouté. Il est trop tard à présent.
— Ne culpabilise pas, Rohan. Tu n'es pas responsable de la disparition de ta famille.
— Un jour, j'ai surpris une conversation entre mon père et mon grand-père. Mon grand-père disait à mon père que je n'étais pas prêt. Pensez-vous qu'il voulait parler de ce don ?
— Probablement. Cette faculté est rare, et elle n'est pas facile à utiliser. Et puis, elle ne peut pas servir à grand-chose dans une thèse officielle. Les historiens classiques n'accepteront jamais que l'on ait pu découvrir un élément fondamental à la suite d'un « voyage » dans l'esprit d'un homme décédé depuis des siècles, voire des millénaires.
— Evidemment, admit Rohan. Pourtant, ces visions sont très claires. Elles ne ressemblent pas à des rêves.
— Il semble que ce don soit bien développé chez toi. Si tu acceptais de le travailler, peut-être atteindrais-tu le niveau de Douglas. Tu pourrais faire ainsi des découvertes étonnantes.
— Mais de quoi s'agit-il exactement ? Est-ce de la réincarnation ? Ai-je été l'un de ces chasseurs autrefois ?
— Non. La réincarnation, c'est autre chose. Tu as seulement le pouvoir d'entrer en communication avec un espace singulier, qui recèle les souvenirs de tous les hommes qui ont existé sur cette planète depuis l'aube de l'humanité. Nos pensées, nos émotions ne s'effacent pas avec la mort. Cet espace, que l'on appelle l'Ether, les conserve avec une grande précision. Ta propre mémoire, même en ce moment où tu es vivant, participe de cet espace étrange.
— Où se trouve-t-il ?
— Nous l'ignorons. Nous savons qu'il existe, et tu viens encore d'en fournir la preuve. Mais concernant sa nature, et les moyens qui nous permettent d'entrer en contact avec lui, nous ne savons rien. Ce qui prouve une chose : la science est loin d'avoir tout découvert. Elle a fait d'énormes progrès sur le plan de la physique, allant même jusqu'à décortiquer l'atome et créer des nanomachines. Mais en ce qui concerne le domaine spirituel, nous sommes encore à l'âge de pierre. C'est pourquoi le don que tu possèdes est extrêmement précieux.
Un grand froid envahit soudain Rohan.
— Pensez-vous que c'est pour cette raison que ma famille a été massacrée ?
— Comment te répondre, mon garçon ? On ne peut pas écarter cette hypothèse.
Rohan serra les poings. Le souvenir de ses parents éventrés, de sa petite sœur Jessica lacérée et baignant dans son sang, l'envahit d'un coup ; les larmes lui montèrent aux yeux. Le vieil homme lui posa la main sur l'épaule.
— Je partage ton chagrin, Rohan. Ta famille m'était très chère.
— Mais leurs assassins ne seront jamais arrêtés, n'est-ce pas ?
Le vieil homme secoua la tête d'un air las.
— Je crains bien que non, hélas.
— Mais pourquoi ? s'insurgea le jeune homme. Qui sont-ils ?
— Si je le savais… Le FBI a tout fait pour te faire accuser. Grâce à ton avocat, ils ont échoué. Mais ils ont ensuite étouffé l'affaire.
— Ce qui veut dire que les meurtriers de mes parents sont probablement protégés par le gouvernement américain…
— Disons… par certaines puissances occultes qui possèdent une grande influence dans les hautes sphères de l'administration.
— Mais cela va changer, maintenant, avec le nouveau président ?
Flamel fit une moue sceptique.
— Des choses vont changer, c'est vrai. Mais les mouvements ultraconservateurs vont tout faire pour protéger leurs privilèges.
— Vous pensez que ce sont des gens d'extrême droite qui sont derrière tout ça ?
— Je n'en ai aucune preuve, malheureusement, mais ton père et ton grand-père défendaient des thèses révolutionnaires et ils avaient la réputation d'être des progressistes, opposés aux intégristes du mouvement néo-créationniste.
— Ces gens-là n'iraient tout de même pas jusqu'à tuer pour défendre leurs idées ! Et puis, mon père et mon grand-père étaient des scientifiques, des historiens…
— Les milieux extrémistes cachent bien souvent dans leurs rangs des cercles secrets qui, eux, ne reculent devant rien pour faire prévaloir leurs idées.
— Vous pensez donc qu'il pourrait exister un mouvement particulier au sein de l'administration ?
— C'est possible. C'est pourquoi nous devons rester prudents.
A cet instant, Rohan eut la certitude que Paul Flamel en savait plus qu'il ne voulait bien le dire. Leur don particulier dérangeait certaines personnes haut placées, et pas seulement aux Etats-Unis. La menace était également présente en Europe, et Paul Flamel ainsi que sa famille étaient en danger. Mais qui les menaçait ? Qui étaient leurs ennemis ? Et surtout, quel danger pouvait représenter les Westwood pour qu'on n'ait pas hésité à les massacrer avec une telle cruauté ?
La prophetie des glaces
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