53
Sherrès arriva le lendemain, dans la matinée. Son dirigeable se posa sur le vaste terrain qui bordait le port au sud. Tanithkara s'était portée à sa rencontre, entourée par sa toute nouvelle cour, où figurait le vieux roi Khaldyr hoss Henkyyd, à qui il avait fallu longuement expliquer les changements qui s'étaient produits, changements auxquels il n'avait rien compris, sinon qu'ils lui permettaient de sortir du palais royal, dans lequel il s'ennuyait beaucoup. Il ne cessait d'adresser des sourires radieux à Tanithkara, qu'il prenait pour sa fille. Khaldyr avait été un roi débonnaire, empreint de sagesse, et également un grand savant hosyrhien avant que la maladie ne s'empare de son cerveau. Il était âgé de quatre-vingt-quatorze ans et le peuple lui gardait une profonde affection. Cependant, certains proches de Tanithkara lui avaient suggéré de prononcer la destitution du vieux souverain, devenu incapable de représenter la Nauryah. Ils souhaitaient aussi la voir devenir reine, et prendre en main le destin du pays. Tanithkara s'y était refusée. Les Marakhéens risquaient d'y voir une violation trop importante d'institutions ancrées depuis si longtemps dans l'histoire de l'empire. Passe encore pour des pentarques que tout le monde détestait. Mais Khaldyr, malgré sa déchéance, demeurait un symbole auquel tous étaient attachés.
D'ailleurs, peu importait. Tanithkara avait revêtu des vêtements princiers, longue robe blanche bordée d'hermine, par-dessus laquelle était passée une cape de cuir fin doublée de fourrure de loup. Le diadème d'or et d'argent incrusté de pierres précieuses posé sur sa chevelure disait son rang. Et si elle ne portait pas le titre de reine, c'était elle qui tenait en main le bourdon orné d'un soleil représentant le pouvoir royal et le dieu Hyruun. Un second signe, un dauphin d'or stylisé, situé juste au-dessous, symbolisait la Nauryah. Chaque royaume possédait le sien. Celui de Deïphrenos était un ours. Il était probable que Sherrès arborerait celui de sa ville.
Tanithkara ne s'était pas trompée. Dès que le dirigeable se fut posé, Sherrès apparut en haut de la passerelle, tenant fièrement le symbole de son pouvoir en main.
Dès le début, il se comporta comme en pays conquis. Volontaire et ambitieux mais d'intelligence limitée, il n'opposait aucune barrière à l'investigation mentale de Tanithkara, dont les dons télépathiques dépassaient de très loin ceux des autres médiums. Sherrès venait à Marakha assuré de la puissance des forces haaniennes qu'il était en train de rassembler dans son royaume pour mener une guerre sans merci aux opposants, hosyrhiens ou autres. Tanithkara se doutait qu'il portait une certaine responsabilité dans la mort de son père, un père qui connaissait trop son esprit présomptueux et impulsif, et qui avait compté sur l'intelligence de sa future épouse pour l'amener à s'assagir et à évoluer. Hassyr n'avait sans doute jamais imaginé que son propre fils irait jusqu'à le faire tuer pour prendre sa place et s'emparer du pouvoir. Mais il avait compté sans le travail insidieux des prêtres haaniens. Ceux-ci n'avaient sans doute eu aucun mal à convaincre Sherrès qu'il connaîtrait un grand avenir grâce à leurs conseils. S'il ne portait pas directement la responsabilité de la mort de Hassyr, il n'avait rien fait pour s'opposer à ceux qui l'avaient décrétée.
Le nouveau souverain de Deïphrenos s'avança vers la délégation nauryenne avec un large sourire.
— Soyez le bienvenu, roi Sherrès, dit Tanithkara d'une voix neutre.
— Je dépose mes hommages à vos pieds, madame.
Puis il s'inclina devant le vieux roi, qui lui répondit d'un sourire béat tandis qu'un filet de bave suintait de ses lèvres. Décontenancé, Sherrès revint vers Tanithkara.
— Je m'étonne de ne pas être accueilli par le Conseil des pentarques, dit-il d'une voix hautaine. Mon rang de roi de Deïphrenos…
— Il n'y a plus de pentarques ! le coupa Tanithkara d'une voix ferme.
— Comment ça, plus de pentarques ? !
— J'ai pris le pouvoir. Ils ont été démis de leurs fonctions et emprisonnés sur mon ordre, sous l'inculpation de haute trahison.
Sherrès la regarda comme s'il avait été frappé par la foudre. Visiblement, il s'attendait à être reçu en conquérant et à se voir offrir la main de la plus riche héritière de la Nauryah, non à être accueilli de manière aussi glaciale. Il s'était mis en route immédiatement après avoir appris le retour de Tanithkara et ignorait donc tout des derniers événements.
— Haute trahison ? Mais comment… balbutia-t-il.
— Les pentarques avaient négocié avec les Haaniens une paix inacceptable, qui imposait à Marakha d'ouvrir ses portes aux hordes ennemies.
Sherrès se renfrogna immédiatement.
— Vous oubliez que je suis à présent l'un des principaux chefs haaniens, ma chère. Tant que vous ne vous opposez pas au dieu Haan, nous ne sommes pas vos ennemis. Et vous oubliez l'engagement que votre père avait pris envers moi… Et vous-même. Nous avons été fiancés…
— Je ne l'oublie pas. Mais depuis, différents événements sont venus bouleverser cet engagement. Votre père et le mien ont été assassinés dans des conditions pour le moins douteuses. J'ai donc décidé de rompre cet accord.
— Comment cela ?
— C'est clair : je n'accepte plus de vous épouser, roi Sherrès.
— Vous rompez nos fiançailles ? !
— Exactement. Et ne croyez pas que les menaces d'invasion que vous avez proférées pour intimider les pentarques auront le même effet sur moi. Avant de prendre la décision d'envahir la Nauryah avec vos troupes de barbares, je vous suggère vivement d'y réfléchir à deux fois. Marakha possède désormais une armée puissante et bien entraînée.
— Je ne comprends pas…
— Mon père nourrissait depuis longtemps des soupçons envers les trois pentarques félons et il a anticipé une guerre contre les Haaniens. C'est avec cette armée que j'ai pris le pouvoir, sans rencontrer la moindre résistance. Et pour votre gouverne, sachez que le peuple de la Nauryah tout entier est derrière moi, prêt à prendre les armes.
Elle avait élevé la voix sur la dernière phrase. Aussitôt, la foule nombreuse rassemblée derrière l'estrade acclama Tanithkara. Sherrès blêmit. Il ne s'était pas attendu à une telle réception. Une onde de peur le parcourut. Il ressentait à présent physiquement l'hostilité qui se dégageait de la foule. Au début, il avait pris son silence pour une marque de respect envers lui. Il découvrait soudain qu'il n'était pas le bienvenu, et qu'il suffisait d'une phrase malheureuse de sa part pour déclencher une réaction violente. Il remarqua aussi, savamment disposée, une troupe d'au moins mille hommes en uniformes et solidement armés, rangés en ordre impeccable de part et d'autre de la foule. Il s'en voulut de ne pas les avoir repérés immédiatement. Ravalant sa fureur, son inquiétude et sa déconvenue, il bredouilla :
— Je… je n'ai pas d'intentions malveillantes envers le peuple de la Nauryah, dame Tanithkara. J'étais seulement venu pour officialiser notre mariage.
— Il n'y aura pas de mariage, confirma Tanithkara.
— Je vous suis donc devenu si haïssable ? demanda-t-il en la fixant d'un regard qu'il voulait séducteur.
Elle leva les yeux au ciel. Même dans un moment pareil, ce pitre ne doutait pas de son ascendant sur les femmes. Elle répliqua sèchement :
— Comme me sont haïssables tous les criminels qui massacrent les Hosyrhiens et les prêtres du Soleil qui refusent de se plier à la loi de Haan. Chaque homme doit être libre de choisir sa religion. A présent, vous allez regagner Deïphrenos en paix. Je vous conseille fortement aussi d'oublier vos menaces. L'armée que vous voyez derrière moi n'est qu'une petite partie de nos forces. Vous savez que la Nauryah possède une avance technologique importante sur les autres royaumes. Nous disposons d'armes puissantes dont vous n'avez aucune idée. Il serait imprudent, pour ne pas dire très dangereux, de vouloir lancer vos meutes sur nous. Et s'il vous reste encore une once de bon sens, réfléchissez à ce que je vais vous apprendre. Vous découvrirez très vite que les Haaniens ne possèdent pas le centième des connaissances des Hosyrhiens et que leur extermination constitue une très grave erreur de leur part, alors qu'ils auraient pu vous apporter leur aide. Vous comprendrez aussi qu'ils n'ont aucun moyen, malgré ce qu'ils affirment, d'arrêter le phénomène en cours. L'Hedeen est condamné à disparaître. Chaque année, cet empire va s'enfoncer un peu plus dans les glaces. Et une autre menace pèse sur lui, une menace bien plus dangereuse encore. Un jour, le ciel va s'obscurcir et masquera le soleil. Vous l'apprendrez avant nous, à Deïphrenos, car le nuage de mort viendra par l'orient. Priez votre nouveau dieu, Haan, pour que cela n'arrive jamais, si toutefois il est capable d'empêcher ce cataclysme. Car le jour où cela se produira, vous saurez qu'il n'existe pas, et ce jour-là marquera aussi la fin de votre monde. Mais il sera trop tard ! Beaucoup trop tard !
Sherrès était devenu pâle.
— Comment sais-tu tout cela ? demanda-t-il, retrouvant leur tutoiement d'autrefois.
— Je suis une Hosyrhienne. Je ne prie pas des dieux sanguinaires. J'essaie de comprendre la nature du phénomène qui frappe notre continent et l'ensemble de la planète. Ce que nous avons découvert est effrayant et justifierait une entraide et une solidarité entre tous les peuples de l'empire. Malgré cela, certains ambitieux, qui ignorent tout de la situation, profitent des circonstances pour imposer leur religion absurde en s'appuyant sur la terreur et le crime. Es-tu capable de comprendre ça ?
Les épaules de Sherrès s'affaissèrent. Il avait perdu toute superbe. Il avait désormais l'air de ce qu'il était au fond de lui : un gamin pas très sûr de lui.
— Ce nuage de mort, qu'est-ce que c'est ?
Tanithkara le fixa un court instant. A présent, il était rongé par le doute et la peur. Peut-être existait-il une lueur d'espoir. Si elle parvenait à le convaincre d'abandonner toute idée belliqueuse, il devait être possible d'amener Deïphrenos à adopter un comportement plus sensé, et à préparer son propre exode de son côté.
— Suis-moi, je vais te l'expliquer.
Derrière Sherrès venait une délégation de douze prêtres haaniens, qui constituaient son escorte mais aussi son conseil rapproché. Ils étaient tous richement vêtus d'une sorte de manteau long de couleur brune, et coiffés de bonnets issus de l'habillement traditionnel des îles du Feu. Tanithkara hésita à les inviter également. Ces hommes étaient sans doute les instigateurs du meurtre de ses parents et du seigneur Farahdan. Mais il s'agissait d'une délégation d'ambassade ; il était délicat de les écarter. Cependant, lorsqu'elle leur fit signe qu'ils pouvaient venir également, les gardes commandés par Rod'Han l'entourèrent pour la protéger.


Sherrès et ses conseillers furent reçus dans le palais Nephen. Tout le long du trajet, la foule avait accompagné les voitures dans le plus grand silence.
Tanithkara ne se faisait aucune illusion. En observant les prêtres, elle avait compris qu'elle avait affaire à des illuminés incapables de comprendre ce qu'elle allait dire. Mais s'il existait la moindre chance d'éviter la guerre entre les deux royaumes, elle devait la tenter.
Elle parla pendant une heure, expliquant par le détail la mécanique de la dérive des plaques, les perturbations provoquées par la comète sur les continents, le basculement de la Terre vers le sud, et surtout la menace représentée par le supervolcan de Tearoha. Lorsqu'elle eut fini d'exposer ce qu'elle savait, Sherrès paraissait très préoccupé.
— Ton peuple est-il au courant de tout cela ? demanda-t-il.
— Il connaît toute la vérité. C'est pour cette raison qu'il est prêt à se battre à mes côtés contre ces fléaux.
— Ces fléaux cesseront d'eux-mêmes si vous acceptez de vous soumettre à la loi de Haan ! déclara soudain l'un des prêtres.
Tanithkara le toisa sévèrement et lança :
— Vous, taisez-vous ! Je ne vous tolère dans cette demeure que parce que vous escortez le roi Sherrès. Mais je n'oublie pas que vous portez la responsabilité de milliers de crimes commis sur les Hosyrhiens, et particulièrement de la mort de mes parents. Alors, priez votre dieu pour que je ne manque pas à la neutralité que l'on doit à une délégation d'ambassade. Et s'il vous reste encore un peu de bon sens, réfléchissez à ce que je viens de vous apprendre.
Les prêtres reculèrent. Les gardes de Tanithkara les cernaient en nombre, et les religieux comprirent qu'il valait mieux éviter toute provocation.
Tanithkara revint vers Sherrès.
— Tu connais la vérité, à présent. Libre à toi de me croire ou non. Mais il serait beaucoup plus sage de vous préparer, de votre côté, à quitter l'Hedeen.
— Quitter l'Hedeen ? Mais c'est impossible ! Notre vie est ici. Elle a toujours été ici.
— Bientôt, il n'y aura plus d'Hedeen. Et si Tearoha explose, sa disparition sera encore plus rapide.
Elle se tourna vers les prêtres et ajouta d'une voix forte :
— Et toutes les prières de ces assassins n'y changeront rien !
L'un d'eux voulut répliquer, mais le regard qu'elle lui adressa l'en dissuada.
— Tu es roi, Sherrès. Tu peux imposer ta volonté. Si ces individus n'ont pas encore massacré tous les Hosyrhiens de Deïphrenos, prends-les sous ta protection et demande-leur de t'aider. Tu as encore le pouvoir de sauver ton peuple. Fais-le !
Le jeune souverain inclina la tête.
— Je… je vais y réfléchir.
— Observe le ciel dans les jours prochains. L'explosion de Tearoha peut se produire à tout moment. Mais peut-être vous laissera-t-elle le temps de vous organiser.


Un peu plus tard, Sherrès avait regagné son dirigeable. Tanithkara regarda longtemps le navire volant diminuer dans le ciel encore bleu de la Nauryah. Elle ne se faisait aucune illusion. Sitôt le vaisseau décollé, les prêtres avaient dû se précipiter pour lui expliquer les choses selon leur point de vue. Cependant, elle savait qu'elle avait réussi à semer le trouble dans l'esprit du jeune homme. Et peut-être dans ceux d'un ou deux des religieux, dont les visages reflétaient une crainte nouvelle. Mais serait-ce suffisant pour amener Sherrès à tout remettre en question ? Rien n'était moins sûr.


Aussi, par prudence, elle ordonna que l'on concentre tous les efforts sur la formation de l'armée et sur la construction d'une muraille défensive autour de la cité.
La prophetie des glaces
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