Sherrès arriva le lendemain, dans la matinée. Son
dirigeable se posa sur le vaste terrain qui bordait le port au sud.
Tanithkara s'était portée à sa rencontre, entourée par sa toute
nouvelle cour, où figurait le vieux roi Khaldyr hoss Henkyyd, à qui
il avait fallu longuement expliquer les changements qui s'étaient
produits, changements auxquels il n'avait rien compris, sinon
qu'ils lui permettaient de sortir du palais royal, dans lequel il
s'ennuyait beaucoup. Il ne cessait d'adresser des sourires radieux
à Tanithkara, qu'il prenait pour sa fille. Khaldyr avait été un roi
débonnaire, empreint de sagesse, et également un grand savant
hosyrhien avant que la maladie ne s'empare de son cerveau. Il était
âgé de quatre-vingt-quatorze ans et le peuple lui gardait une
profonde affection. Cependant, certains proches de Tanithkara lui
avaient suggéré de prononcer la destitution du vieux souverain,
devenu incapable de représenter la Nauryah. Ils souhaitaient aussi
la voir devenir reine, et prendre en main le destin du pays.
Tanithkara s'y était refusée. Les Marakhéens risquaient d'y voir
une violation trop importante d'institutions ancrées depuis si
longtemps dans l'histoire de l'empire. Passe encore pour des
pentarques que tout le monde détestait. Mais Khaldyr, malgré sa
déchéance, demeurait un symbole auquel tous étaient attachés.
D'ailleurs, peu importait. Tanithkara avait revêtu
des vêtements princiers, longue robe blanche bordée d'hermine,
par-dessus laquelle était passée une cape de cuir fin doublée de
fourrure de loup. Le diadème d'or et d'argent incrusté de pierres
précieuses posé sur sa chevelure disait son rang. Et si elle ne
portait pas le titre de reine, c'était elle qui tenait en main le
bourdon orné d'un soleil
représentant le pouvoir royal et le dieu Hyruun. Un second signe,
un dauphin d'or stylisé, situé juste au-dessous, symbolisait la
Nauryah. Chaque royaume possédait le sien. Celui de Deïphrenos
était un ours. Il était probable que Sherrès arborerait celui de sa
ville.
Tanithkara ne s'était pas trompée. Dès que le
dirigeable se fut posé, Sherrès apparut en haut de la passerelle,
tenant fièrement le symbole de son pouvoir en main.
Dès le début, il se comporta comme en pays
conquis. Volontaire et ambitieux mais d'intelligence limitée, il
n'opposait aucune barrière à l'investigation mentale de Tanithkara,
dont les dons télépathiques dépassaient de très loin ceux des
autres médiums. Sherrès venait à Marakha assuré de la puissance des
forces haaniennes qu'il était en train de rassembler dans son
royaume pour mener une guerre sans merci aux opposants, hosyrhiens
ou autres. Tanithkara se doutait qu'il portait une certaine
responsabilité dans la mort de son père, un père qui connaissait
trop son esprit présomptueux et impulsif, et qui avait compté sur
l'intelligence de sa future épouse pour l'amener à s'assagir et à
évoluer. Hassyr n'avait sans doute jamais imaginé que son propre
fils irait jusqu'à le faire tuer pour prendre sa place et s'emparer
du pouvoir. Mais il avait compté sans le travail insidieux des
prêtres haaniens. Ceux-ci n'avaient sans doute eu aucun mal à
convaincre Sherrès qu'il connaîtrait un grand avenir grâce à leurs
conseils. S'il ne portait pas directement la responsabilité de la
mort de Hassyr, il n'avait rien fait pour s'opposer à ceux qui
l'avaient décrétée.
Le nouveau souverain de Deïphrenos s'avança vers
la délégation nauryenne avec un large sourire.
— Soyez le bienvenu, roi Sherrès, dit
Tanithkara d'une voix neutre.
— Je dépose mes hommages à vos pieds,
madame.
Puis il s'inclina devant le vieux roi, qui lui
répondit d'un sourire béat tandis qu'un filet de bave suintait de
ses lèvres. Décontenancé, Sherrès revint vers Tanithkara.
— Je m'étonne de ne pas être accueilli par le
Conseil des pentarques, dit-il d'une voix hautaine. Mon rang de roi
de Deïphrenos…
— Comment ça, plus de
pentarques ? !
— J'ai pris le pouvoir. Ils ont été démis de
leurs fonctions et emprisonnés sur mon ordre, sous l'inculpation de
haute trahison.
Sherrès la regarda comme s'il avait été frappé par
la foudre. Visiblement, il s'attendait à être reçu en conquérant et
à se voir offrir la main de la plus riche héritière de la Nauryah,
non à être accueilli de manière aussi glaciale. Il s'était mis en
route immédiatement après avoir appris le retour de Tanithkara et
ignorait donc tout des derniers événements.
— Haute trahison ? Mais comment…
balbutia-t-il.
— Les pentarques avaient négocié avec les
Haaniens une paix inacceptable, qui imposait à Marakha d'ouvrir ses
portes aux hordes ennemies.
Sherrès se renfrogna immédiatement.
— Vous oubliez que je suis à présent l'un des
principaux chefs haaniens, ma chère. Tant que vous ne vous opposez
pas au dieu Haan, nous ne sommes pas vos ennemis. Et vous oubliez
l'engagement que votre père avait pris envers moi… Et vous-même.
Nous avons été fiancés…
— Je ne l'oublie pas. Mais depuis, différents
événements sont venus bouleverser cet engagement. Votre père et le
mien ont été assassinés dans des conditions pour le moins
douteuses. J'ai donc décidé de rompre cet accord.
— Comment cela ?
— C'est clair : je n'accepte plus de
vous épouser, roi Sherrès.
— Vous rompez nos
fiançailles ? !
— Exactement. Et ne croyez pas que les
menaces d'invasion que vous avez proférées pour intimider les
pentarques auront le même effet sur moi. Avant de prendre la
décision d'envahir la Nauryah avec vos troupes de barbares, je vous
suggère vivement d'y réfléchir à deux fois. Marakha possède
désormais une armée puissante et bien entraînée.
— Je ne comprends pas…
— Mon père nourrissait depuis longtemps des
soupçons envers les trois pentarques félons et il a anticipé une
guerre contre les Haaniens. C'est avec cette armée que j'ai pris le
pouvoir, sans rencontrer la
moindre résistance. Et pour votre gouverne, sachez que le peuple de
la Nauryah tout entier est derrière moi, prêt à prendre les
armes.
Elle avait élevé la voix sur la dernière phrase.
Aussitôt, la foule nombreuse rassemblée derrière l'estrade acclama
Tanithkara. Sherrès blêmit. Il ne s'était pas attendu à une telle
réception. Une onde de peur le parcourut. Il ressentait à présent
physiquement l'hostilité qui se dégageait de la foule. Au début, il
avait pris son silence pour une marque de respect envers lui. Il
découvrait soudain qu'il n'était pas le bienvenu, et qu'il
suffisait d'une phrase malheureuse de sa part pour déclencher une
réaction violente. Il remarqua aussi, savamment disposée, une
troupe d'au moins mille hommes en uniformes et solidement armés,
rangés en ordre impeccable de part et d'autre de la foule. Il s'en
voulut de ne pas les avoir repérés immédiatement. Ravalant sa
fureur, son inquiétude et sa déconvenue, il bredouilla :
— Je… je n'ai pas d'intentions malveillantes
envers le peuple de la Nauryah, dame Tanithkara. J'étais seulement
venu pour officialiser notre mariage.
— Il n'y aura pas de mariage, confirma
Tanithkara.
— Je vous suis donc devenu si
haïssable ? demanda-t-il en la fixant d'un regard qu'il
voulait séducteur.
Elle leva les yeux au ciel. Même dans un moment
pareil, ce pitre ne doutait pas de son ascendant sur les femmes.
Elle répliqua sèchement :
— Comme me sont haïssables tous les criminels
qui massacrent les Hosyrhiens et les prêtres du Soleil qui refusent
de se plier à la loi de Haan. Chaque homme doit être libre de
choisir sa religion. A présent, vous allez regagner Deïphrenos
en paix. Je vous conseille fortement aussi d'oublier vos menaces.
L'armée que vous voyez derrière moi n'est qu'une petite partie de
nos forces. Vous savez que la Nauryah possède une avance
technologique importante sur les autres royaumes. Nous disposons
d'armes puissantes dont vous n'avez aucune idée. Il serait
imprudent, pour ne pas dire très dangereux, de vouloir lancer vos
meutes sur nous. Et s'il vous reste encore une once de bon sens,
réfléchissez à ce que je vais vous apprendre. Vous découvrirez très
vite que les Haaniens ne possèdent pas le centième des connaissances des Hosyrhiens et que
leur extermination constitue une très grave erreur de leur part,
alors qu'ils auraient pu vous apporter leur aide. Vous comprendrez
aussi qu'ils n'ont aucun moyen, malgré ce qu'ils affirment,
d'arrêter le phénomène en cours. L'Hedeen est condamné à
disparaître. Chaque année, cet empire va s'enfoncer un peu plus
dans les glaces. Et une autre menace pèse sur lui, une menace bien
plus dangereuse encore. Un jour, le ciel va s'obscurcir et masquera
le soleil. Vous l'apprendrez avant nous, à Deïphrenos, car le nuage
de mort viendra par l'orient. Priez votre nouveau dieu, Haan, pour
que cela n'arrive jamais, si toutefois il est capable d'empêcher ce
cataclysme. Car le jour où cela se produira, vous saurez qu'il
n'existe pas, et ce jour-là marquera aussi la fin de votre monde.
Mais il sera trop tard ! Beaucoup trop tard !
Sherrès était devenu pâle.
— Comment sais-tu tout cela ?
demanda-t-il, retrouvant leur tutoiement d'autrefois.
— Je suis une Hosyrhienne. Je ne prie pas des
dieux sanguinaires. J'essaie de comprendre la nature du phénomène
qui frappe notre continent et l'ensemble de la planète. Ce que nous
avons découvert est effrayant et justifierait une entraide et une
solidarité entre tous les peuples de l'empire. Malgré cela,
certains ambitieux, qui ignorent tout de la situation, profitent
des circonstances pour imposer leur religion absurde en s'appuyant
sur la terreur et le crime. Es-tu capable de comprendre
ça ?
Les épaules de Sherrès s'affaissèrent. Il avait
perdu toute superbe. Il avait désormais l'air de ce qu'il était au
fond de lui : un gamin pas très sûr de lui.
— Ce nuage de mort, qu'est-ce que
c'est ?
Tanithkara le fixa un court instant.
A présent, il était rongé par le doute et la peur. Peut-être
existait-il une lueur d'espoir. Si elle parvenait à le convaincre
d'abandonner toute idée belliqueuse, il devait être possible
d'amener Deïphrenos à adopter un comportement plus sensé, et à
préparer son propre exode de son côté.
— Suis-moi, je vais te l'expliquer.
Derrière Sherrès venait une délégation de douze
prêtres haaniens, qui constituaient son escorte mais aussi son
conseil rapproché. Ils étaient tous richement vêtus d'une sorte de
manteau long de couleur
brune, et coiffés de bonnets issus de l'habillement traditionnel
des îles du Feu. Tanithkara hésita à les inviter également. Ces
hommes étaient sans doute les instigateurs du meurtre de ses
parents et du seigneur Farahdan. Mais il s'agissait d'une
délégation d'ambassade ; il était délicat de les écarter.
Cependant, lorsqu'elle leur fit signe qu'ils pouvaient venir
également, les gardes commandés par Rod'Han l'entourèrent pour la
protéger.
Sherrès et ses conseillers furent reçus dans le
palais Nephen. Tout le long du trajet, la foule avait accompagné
les voitures dans le plus grand silence.
Tanithkara ne se faisait aucune illusion. En
observant les prêtres, elle avait compris qu'elle avait affaire à
des illuminés incapables de comprendre ce qu'elle allait dire. Mais
s'il existait la moindre chance d'éviter la guerre entre les deux
royaumes, elle devait la tenter.
Elle parla pendant une heure, expliquant par le
détail la mécanique de la dérive des plaques, les perturbations
provoquées par la comète sur les continents, le basculement de la
Terre vers le sud, et surtout la menace représentée par le
supervolcan de Tearoha. Lorsqu'elle eut fini d'exposer ce qu'elle
savait, Sherrès paraissait très préoccupé.
— Ton peuple est-il au courant de tout
cela ? demanda-t-il.
— Il connaît toute la vérité. C'est pour
cette raison qu'il est prêt à se battre à mes côtés contre ces
fléaux.
— Ces fléaux cesseront d'eux-mêmes si vous
acceptez de vous soumettre à la loi de Haan !
déclara soudain l'un des prêtres.
Tanithkara le toisa sévèrement et
lança :
— Vous, taisez-vous ! Je ne vous tolère
dans cette demeure que parce que vous escortez le roi Sherrès. Mais
je n'oublie pas que vous portez la responsabilité de milliers de
crimes commis sur les Hosyrhiens, et particulièrement de la mort de
mes parents. Alors, priez votre dieu pour que je ne manque pas à la
neutralité que l'on doit à une délégation d'ambassade. Et s'il vous
reste encore un peu de bon
sens, réfléchissez à ce que je viens de vous apprendre.
Les prêtres reculèrent. Les gardes de Tanithkara
les cernaient en nombre, et les religieux comprirent qu'il valait
mieux éviter toute provocation.
Tanithkara revint vers Sherrès.
— Tu connais la vérité, à présent. Libre à
toi de me croire ou non. Mais il serait beaucoup plus sage de vous
préparer, de votre côté, à quitter l'Hedeen.
— Quitter l'Hedeen ? Mais c'est
impossible ! Notre vie est ici. Elle a toujours été ici.
— Bientôt, il n'y aura plus d'Hedeen. Et si
Tearoha explose, sa disparition sera encore plus rapide.
Elle se tourna vers les prêtres et ajouta d'une
voix forte :
— Et toutes les prières de ces assassins n'y
changeront rien !
L'un d'eux voulut répliquer, mais le regard
qu'elle lui adressa l'en dissuada.
— Tu es roi, Sherrès. Tu peux imposer ta
volonté. Si ces individus n'ont pas encore massacré tous les
Hosyrhiens de Deïphrenos, prends-les sous ta protection et
demande-leur de t'aider. Tu as encore le pouvoir de
sauver ton peuple. Fais-le !
Le jeune souverain inclina la tête.
— Je… je vais y réfléchir.
— Observe le ciel dans les jours prochains.
L'explosion de Tearoha peut se produire à tout moment. Mais
peut-être vous laissera-t-elle le temps de vous organiser.
Un peu plus tard, Sherrès avait regagné son
dirigeable. Tanithkara regarda longtemps le navire volant diminuer
dans le ciel encore bleu de la Nauryah. Elle ne se faisait aucune
illusion. Sitôt le vaisseau décollé, les prêtres avaient dû se
précipiter pour lui expliquer les choses selon leur point de vue.
Cependant, elle savait qu'elle avait réussi à semer le trouble dans
l'esprit du jeune homme. Et peut-être dans ceux d'un ou deux des
religieux, dont les visages reflétaient une crainte nouvelle. Mais
serait-ce suffisant pour
amener Sherrès à tout remettre en question ? Rien n'était
moins sûr.
Aussi, par prudence, elle ordonna que l'on
concentre tous les efforts sur la formation de l'armée et sur la
construction d'une muraille défensive autour de la cité.