Base Equinoxe, de nos
jours…
Un long silence suivit la dernière transe de Lara,
traduite avec beaucoup de difficultés par Rohan, tant la plongée
dans l'univers de l'Ether était déconcertante.
Cela faisait à présent près de deux mois que la
jeune femme avait commencé ses recherches sur l'Hedeen. Elle avait
parfaitement réussi à réveiller les souvenirs de Tanithkara. Dès le
second jour, elle avait maîtrisé le phénomène de l'autohypnose et
s'était passée de l'aide de Paul Flamel et de son pendule. Il lui
semblait à présent avoir vécu deux vies, dont l'une avait duré plus
d'un siècle. Jour après jour, à raison de quatre à six heures de
plongée hypnotique dans l'Ether, Lara avait redonné vie à un monde
enfoui sous les glaces, à des personnages dont il ne restait plus
aucune trace, et à une femme hors du commun, une reine de légende
qui avait consacré sa vie à la sauvegarde de son peuple.
Les scientifiques hosyrhiens suivaient ces
recherches avec passion. Toutefois, l'enregistrement des séquences
hypnotiques par le système IRMF ne suffisait pas. Il fallait
ensuite que Lara et Rohan traduisent le langage hedeenien, car
Tanithkara s'exprimait dans sa langue natale, qu'ils étaient les
seuls à comprendre.
Au fil des jours, la personnalité de Lara s'était
modifiée, influencée par celle de la reine. Elle avait craint au
début que les deux esprits n'entrent en conflit, mais c'était
l'inverse qui s'était produit, comme l'avait pressenti Paul Flamel.
Enrichie par la mémoire extraordinaire de Tanithkara, la jeune
femme y avait puisé un nouvel
équilibre. Les étonnantes capacités spirituelles de Tanithkara
avaient rencontré un écho en elle. A travers ses souvenirs,
Lara avait eu accès à un univers fabuleux, insoupçonné, avec lequel
elle avait établi le même contact que son ancêtre
spirituelle.
Cependant, elle n'avait pas voulu poursuivre sa
quête jusqu'au moment de la mort de Tanithkara. Elle savait que
celle-ci était décédée deux jours après avoir fini de rédiger la
Prophétie des Glaces. Sur les écrans, tous avaient suivi avec
stupéfaction le voyage immobile que la reine avait effectué au cœur
de l'Ether. C'était une plongée dans un monde hallucinant, un
univers de la pensée et de l'émotion qui ressemblait à un rêve,
mais où ils avaient perçu avec stupeur des images d'une précision
étonnante, qui s'étaient succédé à une vitesse incroyable, des
visions adressées à la reine par l'Esprit de la Terre lui-même. Il
n'était même plus besoin de traduire les mots de Tanithkara. Ces
images parlaient d'elles-mêmes. A quinze millénaires de
distance, elle avait pressenti le monde actuel.
Le dernier enregistrement montrait la main noueuse
et ridée de Tanithkara courant sur le papier, d'une écriture encore
alerte, faite des mêmes signes étranges que ceux contenus dans le
dossier Hedeen. Lorsque la main retomba et que la vision s'estompa,
un grand silence suivit. Lara s'éveilla de son sommeil et, après
avoir repris ses esprits, déclara :
— Vous connaissez désormais la vérité. La
Prophétie des Glaces est le fruit de cette ultime vision de la
reine Tanithkara. Elle n'est pas exclusivement dirigée contre les
religions, mais plutôt contre l'aveuglement de l'homme vis-à-vis de
sa planète. La formulation que la reine en a donnée a été
influencée par l'existence de la religion de Haan, dieu unique et
omnipotent, qu'elle a combattu et dont elle a voulu dénoncer
l'intolérance. Mais les dieux ne sont que ce qu'en font les hommes.
Ils sont la traduction, l'expression de leurs angoisses, et une
tentative de réponse aux mystères qui les dépassent. Ces réponses
laborieuses et incomplètes ne viennent pas des dieux, mais de
l'esprit humain lui-même. Et les atrocités commises au nom des
divinités ne sont que le reflet de la monstruosité de l'esprit
humain. Certains religieux les justifient au nom de leur dieu, quel
qu'il soit. Mais elles traduisent en vérité leur intransigeance, leur
intolérance et leurs frustrations. Voilà ce qu'a voulu dénoncer
Tanithkara. Et voilà l'avertissement donné par l'Esprit de la
Terre. Il ne se limite pas aux religions. Ce message est
clair : l'homme est devenu un danger pour son propre monde.
Par sa prolifération incontrôlée et encouragée par les religions,
par sa cupidité et son inconséquence, par son orgueil et son goût
du pouvoir, il saccage son environnement, qu'il exploite à outrance
sans se soucier de ce qu'il léguera à ses descendants. Pourtant, il
ne doit pas perdre de vue qu'il fait partie d'un Tout, et que ce
Tout dispose des moyens de l'anéantir si la pression qu'il exerce
sur les autres espèces devenait trop insupportable. Il suffirait
d'un virus, d'une épidémie, pour exterminer l'humanité. L'homme
doit donc évoluer, se défaire de la tutelle de superstitions
erronées et prendre son destin en main, devenir responsable du
monde qu'il a réussi à dominer, dans un esprit de solidarité, et en
harmonie avec la nature.
Dans les jours qui suivirent, des discussions
passionnées réunirent les chercheurs, et l'on émit de nombreuses
hypothèses quant au destin des différents émigrants de l'Hedeen.
Hormis les Hosyrhiens, les survivants avaient peu à peu oublié le
savoir de leurs ancêtres. Ils avaient régressé au niveau des
peuplades croisées au gré de leur longue errance, puis s'étaient
mêlés à elles pour former d'autres peuples. Certains avaient
conservé le souvenir de l'élevage et de l'agriculture et l'avaient
transmis. D'autres s'étaient souvenus du principe de l'écriture,
mais il avait fallu des millénaires et de nombreuses tentatives
avant qu'apparaissent de nouveau des écritures structurées comme
les hiéroglyphes et les cunéiformes. Seuls des sites comme celui de
Glozel conservaient les traces d'écritures beaucoup plus anciennes.
Des écritures que plus personne ne savait déchiffrer.
Il semblait probable qu'une partie des migrants
avait échoué sur les rivages africains, puis s'était enfoncée dans
les terres. Plus tard, peut-être poussés par la désertification du
Sahara, ils avaient de nouveau migré vers l'est et étaient arrivés
sur les rives du Nil, où ils s'étaient mêlés aux populations
locales pour former les premières tribus égyptiennes, auxquelles ils avaient
apporté une certaine conception solaire et polythéiste de la
religion, comme tendait à le prouver la parenté entre le dieu
solaire, Râ, et l'une de ses appellations hedeeniennes, Rahâ.
D'autres avaient sans doute essaimé le long du
bassin méditerranéen et s'étaient fondus aux peuples de ses rives,
notamment en Palestine. Quelques milliers d'années plus tard était
apparue la civilisation sumérienne, dont le dieu principal
s'appelait An. Peut-être ne s'agissait-il que d'une coïncidence,
mais An était un dieu omnipotent et dominateur, qui fut à l'origine
d'autres divinités présentant des caractéristiques proches.
Il était également probable qu'une partie des
Hedeeniens s'étaient installés en Europe occidentale et avaient
donné naissance, entre autres, aux ancêtres du peuple basque. Il
existait en effet de nombreuses similitudes entre l'euskara et la
langue de Tanithkara.
Quant aux Hosyrhiens, leur histoire était
désormais mieux connue. Lara et Rohan avaient pu déchiffrer
l'écriture oubliée, et le dossier Hedeen avait enfin livré ses
secrets. Les descendants de Tanithkara avaient occupé l'île
d'Avalon pendant près de cinq millénaires. Pendant cette période,
ils avaient continué à explorer le monde. Puis, vers 8000
avant Jésus-Christ, ils avaient été contraints de quitter leur
petit paradis. La fin de la glaciation de Würm avait provoqué une
élévation importante du niveau des océans, phénomène qui avait
condamné Avalon. Ils avaient recherché une nouvelle terre d'accueil
et avaient émigré en Amérique du Sud, sur les rives d'un lac
immense qui porterait plus tard le nom de Titicaca. Sur ses rives,
ils avaient bâti une cité qu'ils avaient appelée Tiahuanaco, que
certains archéologues considéraient comme la plus vieille ville du
monde. L'endroit avait été choisi en raison de son isolement et de
son altitude élevée, environ quatre mille mètres. On y avait
construit un observatoire astronomique encore plus performant que
celui de Marakha.
— A l'époque, le lac Titicaca était plus
étendu, remarqua Fiona, ce qui explique que les ruines d'un port
ont été découvertes à plusieurs dizaines de mètres des rives
actuelles.
— D'autres éléments confirment la présence des
Hosyrhiens, précisa Valentine. Sur les fresques sont représentés
des animaux ressemblant à des proboscidiens. Or, les éléphants ont
disparu d'Amérique du Sud il y a dix à douze mille ans. On trouve
aussi des représentations de toxodons,
qui ressemblent un peu aux hippopotames, et des ongulés appelés
macrauchenias. Ces espèces se sont
éteintes à la même période. Cela confirme l'ancienneté de
Tiahuanaco.
L'étude du dossier Hedeen apporta la réponse à une
autre énigme, celle des géoglyphes de Nazca. Tiahuanaco avait été
occupée pendant des millénaires. Des contacts avaient été établis
avec des tribus locales, notamment avec des peuplades vivant dans
la région de Nazca. Ce fut au cours de cette période que furent
tracées les figures géantes, par ces mêmes tribus, en hommage à
ceux qu'ils considéraient comme des êtres d'origine divine, car ils
se déplaçaient dans des navires volants. Les géoglyphes étaient
destinés à être observés du ciel.
Cet isolement n'avait pas empêché les Hosyrhiens
de poursuivre leurs voyages d'études. Parfois, ils avaient noué des
relations avec des tribus auxquelles ils avaient offert un peu de
leur savoir. Les chasseurs-cueilleurs avaient peu à peu été
remplacés par les pasteurs-cultivateurs. Ainsi avait-on assisté au
développement de l'agriculture et de l'élevage dans certaines
régions, ainsi qu'à des tentatives d'écriture.
Quatre mille ans avant l'ère chrétienne, des
civilisations avaient commencé à apparaître en différents endroits
du monde, en Mésopotamie, en Egypte, en Europe, en Asie. Des
guerres avaient opposé les peuples, mais des relations commerciales
s'étaient établies. Plusieurs formes d'écriture s'étaient imposées.
A partir de cette époque, les Hosyrhiens avaient commencé à se
mêler à ces civilisations, qu'ils observaient de l'intérieur, et
auxquelles ils continuaient d'apporter des bribes de connaissance.
Ce fut ainsi que, sous le règne d'Alexandre, des informations
furent transmises aux navigateurs pour l'établissement de cartes
plus précises.
Les Hosyrhiens assistèrent à la lente évolution du
monde, subissant parfois les contrecoups de l'Histoire. Tiahuanaco
fut définitivement abandonnée dans le courant du Moyen Age, en
raison d'un violent
tremblement de terre. A cette époque, les Hosyrhiens s'étaient
installés un peu partout dans le monde. Mais les différentes
communautés conservaient leur unité en continuant de correspondre
entre elles.
Elles contribuèrent également au développement de
certaines connaissances. Au début du seizième siècle l'amiral turc
Piri Re'is forma le projet d'établir une carte du monde. Il
rassembla toutes les cartes qu'il put collecter, aussi bien les
portulans établis au Moyen Age que les cartes de l'Antiquité, parmi
lesquelles se trouvaient celles transmises par les Hosyrhiens,
plusieurs fois recopiées, et qui comportaient des éléments disparus
à l'époque, comme l'Hedeen, devenu l'Antarctique. Mais un
Antarctique débarrassé de sa couche de glace. Piri Re'is étant
gouverneur du Caire, il choisit cette ville comme point central de
sa carte.
Quelques années plus tard, d'autres cartes
d'origine hosyrhienne parvinrent entre les mains d'un cartographe
finlandais, Oronteus Finaeus, lequel choisit de représenter les
deux pôles en opposition. Cependant, l'Antarctique n'ayant pas été
découvert à l'époque, il reproduisit les éléments dont il
disposait, c'est-à-dire, là encore, un Antarctique libre de
glaces.
Ces cartes hosyrhiennes influencèrent aussi
d'autres géographes, comme Philippe Buache, qui, au dix-huitième
siècle, représenta l'île d'Avalon, dont on avait oublié le nom.
Mais l'existence de ces cartes eut d'autres conséquences. Ainsi,
avant même la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb en
octobre 1492, celui-ci savait déjà qu'il existait quelque chose de
l'autre côté de l'Atlantique. Il avait même déterminé à l'avance le
temps nécessaire pour traverser l'océan.
Mais Christophe Colomb n'était pas le premier à
traverser l'Atlantique. Bien longtemps auparavant, les Phéniciens,
qui disposaient sans doute des cartes hedeeniennes, avaient établi
un trafic régulier avec les Amériques, dont ils rapportaient des
pierres précieuses, de l'or, de l'argent, et également du tabac. Un
tabac qu'ils fournissaient aux Egyptiens, et que ceux-ci
utilisaient dans le rituel de la momification. Ce qui expliquait
pourquoi les chercheurs contemporains avaient trouvé des traces de
nicotine dans des momies
égyptiennes 7 . Les hommes savaient depuis longtemps
qu'il existait d'autres terres de l'autre côté de l'Atlantique. Au
septième siècle, un sultan africain, Musa, avait envoyé une
centaine de navires sur les côtes d'Amérique du Sud. Et lorsque les
Espagnols avaient débarqué au Venezuela, bien des siècles plus
tard, ils y avaient découvert des Amérindiens à peau cuivrée… et
des hommes à peau noire.
Cependant, un point laissait Rohan perplexe. Il
s'en ouvrit à Paul Flamel :
— Je ne m'explique pas comment cette
civilisation hosyrhienne a réussi à survivre pendant quinze mille
ans. Toutes les autres, même les plus puissantes ou les plus
stables, finissent par s'effondrer. Si l'on considère l'Egypte
antique, le système politique du roi divin a perduré pendant trois
millénaires, mais il a fini par disparaître. Rome, qui a dominé la
Méditerranée et une bonne partie de l'Europe pendant plusieurs
siècles, a implosé sous l'effet de la décadence et des invasions.
D'autres puissances les ont remplacées à chaque fois, qui à leur
tour se sont écroulées. Comment les Hosyrhiens ont-ils fait pour
durer aussi longtemps ?
— Tout d'abord, les civilisations ne
disparaissent pas vraiment. Elles se transforment sous l'influence
d'éléments extérieurs. La vie des gens qui les composent change,
elle s'adapte à de nouvelles conditions. Tu oublies aussi que
certaines perdurent depuis bien plus longtemps que la civilisation
hosyrhienne, sans changements fondamentaux.
— Lesquelles ?
— Celle des Aborigènes australiens, ou encore
des Indiens d'Amazonie.
— Ils ne sont pas évolués, rétorqua
Rohan.
— Encore un point de vue d'Occidental. Leur
mode de vie leur convient parfaitement. Pourquoi en
changeraient-ils ? C'est pour cette raison qu'ils connaissent
une grande stabilité. Il en a été de même pour les Hosyrhiens. Nous
n'avons jamais recherché la fortune ou le pouvoir. Notre mode de
pensée nous a enseigné la
vanité de ces choses-là. Nous sommes riches parce que nous avons
construit nos fortunes au fil des millénaires.
« Mais il y a une autre raison. Chaque membre
de notre communauté a conscience que son âme est immortelle, et que
sa vie actuelle n'est qu'un passage, une étape de sa vie véritable,
la vie spirituelle. Nous savons tous que nous passons d'un corps à
l'autre, d'un véhicule à l'autre, et que chaque “voyage”, chaque
existence, nous enrichit. Cela nous enseigne une véritable
sérénité, qui nous permet d'aborder la vie d'une manière totalement
différente. Il existe de plus une grande solidarité entre nous, un
profond respect mutuel. Ce sont les seules règles que nous nous
imposons. Chacun de nous est libre de vivre la vie qui lui
convient. Il sait que jamais les autres ne porteront de jugement
sur lui.
— Que va-t-il se passer, à présent ?
demanda Rohan. Nous sommes toujours menacés par l'Ensis Dei.
— Plus pour longtemps. Nous allons révéler
notre présence au monde, et apporter la preuve de l'existence de
l'Hedeen et de Tanithkara grâce aux enregistrements réalisés par
Lara. Ainsi, l'Ensis Dei ne pourra plus rien contre nous. Nous
espérons seulement que cette révélation amènera les hommes à se
remettre en question pour modifier leur manière de vivre et
l'harmoniser avec la nature.
Il marqua un court silence et ajouta avec
malice :
— Cependant, je pense que ces découvertes
vont remettre en cause la vision bien arrêtée que les Occidentaux
ont de l'Histoire. Nombre d'historiens ne vont guère apprécier
notre travail.
Cette perspective avait l'air de beaucoup
l'amuser.
Rohan ne se posait plus de questions sur son
avenir. L'étude de la mémoire de Tanithkara, que Lara n'avait fait
que survoler pour en obtenir un résumé cohérent, était loin d'être
achevée. Tous deux envisageaient d'écrire des ouvrages sur la
civilisation hedeenienne, sur la reine, sur l'Exode, sur les
cataclysmes qui avaient provoqué la disparition de l'empire et le
basculement de la plaque continentale. Celle-ci avait dérivé
pendant près de cinq millénaires avant de se stabiliser de nouveau.
L'Hedeen s'était ainsi déplacé de près de trois mille huit cents kilomètres
vers le sud, et le pôle s'était retrouvé au cœur du continent
antarctique. Les rivages de la Nauryah, de Deïphrenos et des autres
royaumes avaient inexorablement été recouverts par une épaisseur de
glace de plusieurs centaines de mètres.
L'été austral était à présent bien avancé. Paul
Flamel songeait à repartir lorsqu'un matin une nouvelle alarmante
parvint à la base Equinoxe.
7. Authentique. Cette découverte a, elle aussi, provoqué une polémique.