Silverton, comté de
Snohomish, Etat de Washington…
Une écœurante odeur de sang flottait dans l'air.
Jamais Herbert Scott, enquêteur de la police locale, n'avait
contemplé pareille horreur. Six membres de la même famille avaient
été crucifiés, la tête orientée vers le sol, en plusieurs endroits
de la grande demeure. D'après les premières constatations, on avait
utilisé une cloueuse puissante, qui avait transpercé la chair et
les os. Mais les assassins ne s'étaient pas contentés de cela. Ils
avaient tailladé les visages et lacéré les corps de leurs victimes
à l'aide d'armes tranchantes, poignards ou cutters. Les traits
étaient à peine reconnaissables. Les ventres avaient été ouverts,
et le sol était couvert de viscères encore rattachés à l'abdomen de
leurs propriétaires. Une épouvantable boucherie. Chaque victime
avait été tuée dans une pièce différente. Le grand-père, Henry
Westwood, avait été exécuté dans son bureau, qui jouxtait le salon.
Son fils, Douglas, était cloué sur la porte d'entrée. La
grand-mère, Katherine, la mère, Sarah et les deux enfants, Philip
et Jessica, respectivement âgés de quatorze et douze ans, avaient
été crucifiés chacun dans leur chambre. Avec le sang des victimes,
on avait peint sur les murs le nombre 666. La signature du Diable.
Herbert regarda d'un œil morne les membres de
l'équipe qui effectuait les premiers relevés. Un brouhaha de
conversations étouffées lui parvenait, dont il n'entendait que des
bribes. Instinctivement, chacun baissait le ton, impressionné par
l'acharnement dont les morts avaient fait l'objet. Il connaissait
les Westwood, comme tout le monde à Silverton. C'était une famille
tranquille, qui vivait en dehors de la ville, dans une propriété
magnifique située en bordure
de l'immense forêt de Snohomish. Silverton était une petite ville
calme, à l'écart de la fureur du monde. Qui aurait pu penser
qu'elle serait un jour le théâtre d'une telle tragédie ? Et
quelle pouvait être la motivation d'une telle ignominie ?
L'œuvre d'une secte satanique ? Herbert Scott était
sceptique.
Une seule personne avait échappé au
massacre : le fils, Rohan, âgé de vingt-deux ans. C'était lui
qui avait prévenu la police. Il avait passé la nuit dehors et
c'était sans doute ce qui lui avait sauvé la vie. Lorsqu'il était
rentré, dans la matinée, il avait découvert le carnage. En proie à
la terreur, il s'était d'abord enfui, puis, au début de
l'après-midi, il s'était rendu au poste de police, où il avait
donné l'alerte.
Herbert Scott observa le jeune homme,
recroquevillé sur une chaise de la cuisine. Il connaissait Rohan,
qui avait déjà eu affaire à la justice. Pas pour des délits très
graves. Consommation de cannabis, et d'alcool avant l'âge légal.
Cela n'était jamais allé très loin. La fortune et les relations de
son grand-père lui avaient évité de trop gros ennuis.
Le policier prit un autre siège et s'assit à
califourchon face au jeune homme.
— Pourquoi as-tu mis si longtemps pour nous
prévenir ? demanda-t-il.
Rohan secoua la tête lentement.
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas…
— J'avais l'impression de vivre un cauchemar.
Tout ce sang, ça ne pouvait pas être vrai.
— Où étais-tu, cette nuit ?
— Chez Tracy Bowman. Elle habite à la sortie
de la ville, en direction de Seattle.
— Je la connais. C'est ta petite
amie ?
— Oui.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues du
jeune homme.
— Je m'étais disputé avec mon père, hier,
dit-il. Il ne voulait plus que je voie Tracy. Il disait qu'elle
n'en voulait qu'à mon argent, que c'était une fille
intéressée.
— Et c'est vrai ?
— C'est possible, oui. Elle me demandait du
fric sans arrêt. Pour acheter de la drogue. Alors, moi, je lui en
donnais. Pour embêter mon père. C'est ça qu'il me reprochait.
Il éclata en sanglots d'un coup, comme un barrage
qui cède.
— C'est la dernière conversation que j'ai eue
avec lui, et c'étaient des mots d'engueulade. Je suis parti en
claquant la porte. Si j'avais su…
— Si tu avais su, tu serais resté, et tu
serais mort, toi aussi.
Le jeune homme serra les poings et fixa le
policier dans les yeux.
— Qui a fait ça ? Et pourquoi ? On
n'a jamais fait de mal à personne.
Le policier hocha la tête.
— Nous allons essayer de le savoir.
En vérité, il n'avait pas le début d'une idée. La
petite ville de Silverton, située sur la Mountain Loop Highway, à
une centaine de kilomètres à l'est de Seattle, était très
tranquille. Les délits les plus graves se résumaient à quelques
vols de voiture, ou à des conduites en état d'ivresse. Les
habitants y décédaient de mort naturelle, plus rarement dans un
accident. Mais jamais, au cours de sa longue carrière, Herbert
Scott n'avait eu d'affaire de cette ampleur à résoudre.
La demeure se dressait à l'extérieur de la ville,
en limite de la forêt. C'était une construction du dix-neuvième
siècle, en solide pierre de taille, autour de laquelle s'étendait
une vaste propriété depuis laquelle on jouissait d'une vue superbe
sur la vallée. Les Westwood étaient des gens discrets, sans
histoire, hormis les quelques incartades de Rohan. Ils
participaient peu à la vie de la communauté, mais se montraient
généreux quand les associations faisaient appel à eux. Ils étaient
sans doute la famille la plus riche de Silverton, et la plus
ancienne. Leur fortune provenait apparemment de leurs ascendants,
arrivés dans la région peu après la fondation de Seattle, un siècle
et demi auparavant. Curieusement, et malgré leur position sociale,
ils ne s'étaient jamais mêlés à la vie politique de la petite
communauté. De même, ils ne fréquentaient pas les lieux de culte.
Cette désaffection notoire leur valait une réputation un peu
sulfureuse d'athées de la part
des plus dévots, ce dont ils se souciaient peu. Cela ne les
empêchait pas d'entretenir de bonnes relations avec les prêtres des
différentes familles religieuses qui venaient les solliciter pour
leurs pauvres.
Après un tel drame, les mauvaises langues
n'allaient pas tarder à déverser leur fiel, songea Herbert Scott.
Il n'y avait pourtant rien de diabolique dans leurs activités. Le
grand-père, Henry, occupait un poste d'historien à l'université de
Seattle. Son fils, Douglas, était spécialisé dans la préhistoire.
Rohan suivait les mêmes études. Quant aux femmes, Katherine et
Sarah, elles consacraient leur temps à des œuvres humanitaires,
aussi bien à Silverton que dans tout l'Etat de Washington. Les
Westwood étaient appréciés pour leur amabilité et leur sociabilité.
Cependant, nul ne pouvait se vanter dans le pays d'avoir noué de
véritables liens d'amitié avec eux. D'une certaine manière, ils se
suffisaient à eux-mêmes. Parfois, ils recevaient des gens venus
d'ailleurs, même des étrangers, selon la femme de ménage, que l'on
avait déjà interrogée. Tous parlaient plusieurs langues, comme
l'espagnol ou le français. Les Westwood étaient des érudits. Et des
gens… à part.
Herbert Scott étudia de nouveau le jeune
homme.
A priori, ce
massacre portait la signature d'un groupe satanique. Le rituel de
la crucifixion inversée et les horribles mutilations en
témoignaient. Pourtant, on n'avait jamais signalé de tels crimes
dans la région, pas même dans l'Etat de Washington. Pourquoi un
groupe de fanatiques adorateurs du Diable viendrait-il jusqu'ici
pour perpétrer une telle abomination ? Et sur des gens aussi
tranquilles ?
Quelque chose ne collait pas dans cette
histoire.
Herbert avait un peu étudié les adorateurs du
Diable. La plupart du temps, leurs frasques étaient le fait de
marginaux et d'excités qui rejetaient les religions officielles.
Ils se réunissaient pour se livrer à des rites stupides censés les
rapprocher de la Bête, consommaient de la drogue et de l'alcool, se
livraient parfois à des messes noires qui dégénéraient en orgies.
Il arrivait que ces bacchanales débouchent sur des morts par
overdose, dans le pire des cas. Mais les crimes étaient extrêmement
rares.
A moins
qu'une nouvelle secte plus sanglante ne soit apparue. Dans ce cas,
ce massacre était peut-être le premier d'une nouvelle série. Car
Herbert Scott avait beau chercher, il ne se souvenait pas que les
médias aient déjà signalé une telle boucherie ailleurs dans tous
les Etats-Unis.
Tout à coup, le médecin légiste lui fit signe de
venir le rejoindre. Robert Callaghan arrivait de Seattle. Ils se
connaissaient pour avoir travaillé quelquefois ensemble, lors de
stages dans la grande cité.
— Ces salauds se sont acharnés sur les
victimes, déclara-t-il. Elles ont été torturées avant de périr.
Pourtant, il y a quelque chose de bizarre en ce qui concerne le
père et le grand-père : ils ne sont pas morts des suites de
leurs blessures. Ils se sont empoisonnés au cyanure.
— Au cyanure ?
— Oui, de l'acide prussique contenu pour tous
les deux dans une dent creuse. Ces gens-là se sont volontairement
donné la mort. Peut-être pour éviter de parler. Mais parler de
quoi ?
Herbert Scott hocha la tête lentement. Cette
information-là remettait tout en question. Cette boucherie pouvait
n'être qu'une effrayante mise en scène destinée à faire croire que
l'on avait affaire à un groupe de satanistes. Mais la vraie raison
était probablement ailleurs.
Dans la vie même des Westwood.