25
— Vous dites que vous aviez rendez-vous à dix heures, c'est ça ?
— Oui.
La police était arrivée assez rapidement. Moins d'une demi-heure après l'appel affolé de Lara, la maison du docteur Marchand était envahie par une brigade d'intervention. Sur le conseil de l'homme qu'elle avait eu au téléphone, elle n'avait touché à rien et s'était réfugiée dans le jardin en attendant l'arrivée du commissaire Raphalen, responsable de la section criminelle de Quimper.
Lara ne cessait de trembler. Bien qu'elle fût amateur de romans policiers et de thrillers, c'était une chose de lire des histoires de crimes sordides et une autre d'en découvrir un de ses propres yeux. Une âme compatissante lui avait trouvé une couverture, dans laquelle elle s'était enveloppée. Malgré la température caniculaire, elle tremblait. De peur, de froid, de nervosité.
— Et vous êtes arrivée à l'heure ?
— Oui.
Emile Cariou, le médecin légiste, se présenta. C'était un vieux bonhomme au crâne dégarni et à la mine blasée. Lara l'entendit émettre un sifflement lorsqu'il entra dans le cabinet. Visiblement, il n'avait pas dû avoir souvent l'occasion de contempler un tel massacre dans sa carrière. Même si les accidents de voiture donnaient parfois des résultats surprenants.
Le commissaire Raphalen observait Lara. Elle avait l'âge de sa fille. Un court instant, parce qu'il ne fallait négliger aucune piste, il se demanda si elle ne pouvait pas être l'auteur de ce double crime. Mais l'hypothèse ne tenait pas. Le médecin devait peser près de deux fois son poids et elle n'avait évidemment pas la force physique suffisante pour le coller au mur et l'y clouer. Même un homme costaud aurait eu du mal à accomplir seul un tel exploit. Il y avait probablement plusieurs assassins.
Tandis qu'une femme policier prenait la déposition de Lara, le commissaire Raphalen revint dans le cabinet, où une demi-douzaine de techniciens effectuaient les premiers relevés. Le docteur Cariou étudiait les corps, que l'on n'avait pas encore ôtés du mur. Il se tourna vers Raphalen, le visage partagé entre l'écœurement et la satisfaction d'avoir enfin à résoudre une affaire peu banale.
— Ça va faire la une des journaux, déclara-t-il d'un ton mi-figue mi-raisin. Deux cadavres en croix, plantés la tête en bas et vidés de leurs tripes. Tout cela a un relent diabolique qui va attirer les amateurs de démons sanguinaires…
Il désigna les poignets et les chevilles des victimes, dans lesquels étaient fixés des clous de grande taille.
— Ils ont utilisé une cloueuse très puissante, dit-il.
— Leur mort remonte à quand ?
— A première vue, je dirais entre dix heures du soir et deux heures du matin. Certainement autour de minuit. L'heure du crime !
— Mais qui a pu faire une chose pareille ? explosa le commissaire. Et pourquoi ? Je n'ai jamais vu ça de toute ma carrière.
— Voilà ta réponse.
Sur la cloison opposée, le nombre 666 avait été badigeonné avec le sang des victimes.
— Une secte satanique ? C'est invraisemblable. Les satanistes ne pratiquent pas de crimes rituels. Ce sont des farfelus qui se shootent et qui picolent dans une ambiance gothique pour se faire peur. Je n'ai jamais entendu parler de crimes de ce type.
— Tu n'en as pas entendu parler, mais il y en a eu d'autres, répliqua Cariou. Pas ici, mais aux States. J'y étais, au début de cette année. Mon fils habite à Washington. J'ai passé trois semaines chez lui en mars. A cette époque, une famille entière a été massacrée dans des conditions tout à fait identiques dans le nord-ouest du pays. Du côté de Seattle, si je me souviens bien. Curieusement, l'affaire a disparu des journaux en moins de deux semaines.
— C'est bizarre.
— Oui. D'ordinaire, ce genre de massacre intéresse beaucoup les lecteurs. Mais là, black-out au bout de quinze jours. Cependant, les articles écrits avant la… censure, s'il faut lui donner un nom, décrivaient le même mode opératoire. Toutes les victimes avaient été plantées sur les murs selon une croix inversée, à l'aide d'une grosse cloueuse. Apparemment, il s'agissait de gens sans histoire. Le massacre n'a pas eu lieu à Seattle même mais en pleine campagne, dans une petite ville située à une centaine de kilomètres. Je crois que seul un gamin en a réchappé. Il a été soupçonné, mais ce n'était pas lui. Et puis, plus rien. L'enquête officielle a conclu à la thèse d'une secte démoniaque. Mais on n'en a plus jamais entendu parler.
Il regarda les deux cadavres que l'on commençait à détacher du mur, au prix de mille difficultés.
— Il semblerait que la secte en question se soit exportée.
— Rien ne prouve qu'il s'agisse des mêmes tueurs, objecta Raphalen.
Mais son ton manquait de conviction. Il revint vers Lara.
— Connaissiez-vous bien le docteur Marchand ? demanda-t-il.
— Il me soignait depuis quelques semaines pour des… des troubles du sommeil.
— Des troubles du sommeil ?
— Des cauchemars récurrents. Je doute que ça puisse avoir un rapport avec ce meurtre horrible.
— Oui, bien sûr.
— Je vais pouvoir rentrer chez moi ?
— Je ne vois pas de raison de vous retenir si vous avez signé votre déposition. Mais j'aimerais que vous restiez à la disposition de la police dans les jours qui suivent. Nous aurons peut-être besoin de vous interroger à nouveau.
— Je n'ai pas de raison de quitter la région.
Il lui tendit une carte professionnelle.
— Si d'autres éléments vous revenaient en mémoire, même les plus anodins, n'hésitez pas à m'appeler.
Elle remercia et quitta les lieux, abasourdie et encore tremblante. Le commissaire Raphalen s'aperçut de son état et la rappela.
— Attendez. Vous n'êtes pas en mesure de conduire. Je vais vous faire raccompagner.
Il appela la policière qui avait pris la déposition de Lara.
— Le Guen, voulez-vous ramener mademoiselle Swensson chez elle, s'il vous plaît ?


Durant le trajet, Lara resta prostrée contre la portière. Il lui semblait que ses cauchemars avaient envahi la réalité. Elle se demanda si elle ne devenait pas folle. Dans son esprit, elle ressentait toujours la présence insaisissable de Rohan, qui avait perçu sa détresse. En écho, elle ressentit chez lui un grand bouleversement.
A Saint-Guénolé, la policière la raccompagna jusqu'à sa porte. Lara lui adressa un sourire contraint. Elle n'avait toujours pas lâché la couverture.
— Merci ! Je suis désolée de vous causer tout ce tracas. Je peux… vous offrir un café ?
La policière hésita, puis accepta :
— Après tout, pourquoi pas ? J'en ai bien besoin après ce que nous avons vu. Jamais je n'aurais pu imaginer un truc pareil.
— Installez-vous, dit Lara en désignant le salon.
— Merci. Au fait, je m'appelle Sylvie.
Elle regarda autour d'elle.
— Vous vivez seule ?
— Oui.
— Ça va peut-être être difficile, ce soir. Vous n'avez pas un parent ou une amie chez qui vous reposer ?
— Je vais appeler mon voisin. C'est mon meilleur ami.
Lorsqu'elle eut servi le café, elle appela Christian. Plusieurs fois. Sans succès. Une angoisse sourde s'empara d'elle.
— Il ne répond pas.
— Il est peut-être sorti.
— Non, sa voiture est là, répondit Lara après un coup d'œil dans le jardin mitoyen. Et puis… il y a quelque chose de bizarre. Ses volets sont fermés. Cela ne lui arrive jamais, il adore la lumière.
Sylvie fit la moue. Lara lui avait communiqué son anxiété.
— Voulez-vous que nous allions voir ?
— Je veux bien, oui.
Elles gagnèrent le pavillon de l'aquarelliste. Lara sonna. En vain. Rien ne bougea.
— Ce n'est pas normal, s'angoissa-t-elle. Il attendait les résultats de ma rencontre avec le docteur Marchand. Il devrait être là.
Sylvie passa devant Lara et se dirigea vers la porte de la maison de granit. Elle frappa, sans résultat.
— J'ai la clé, dit Lara. Et lui possède la mienne. C'est plus pratique.
— Donnez-la-moi.
Elle fit jouer la clé. Mais ce fut inutile, la porte n'était pas fermée. Sur ses gardes, Sylvie dégaina son arme et poussa le battant. Lara poussa un cri. Une odeur identique à celle qui imprégnait la demeure du docteur Marchand flottait dans l'air. La policière entra avec prudence.
— Restez là, dit-elle.
Lara se remit à trembler. Sylvie Le Guen n'eut pas à aller bien loin. Sur le mur du salon, le corps de Christian Pernelle avait été cloué selon une croix inversée, ses entrailles répandues sur le sol. De plus, il avait été émasculé.
Le sinistre nombre 666 avait été badigeonné avec le sang du cadavre sur le mur d'en face. A côté, on avait tracé, en lettres majuscules : SODOMITE.
La prophetie des glaces
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