— Vous dites que vous aviez rendez-vous à dix
heures, c'est ça ?
— Oui.
La police était arrivée assez rapidement. Moins
d'une demi-heure après l'appel affolé de Lara, la maison du docteur
Marchand était envahie par une brigade d'intervention. Sur le
conseil de l'homme qu'elle avait eu au téléphone, elle n'avait
touché à rien et s'était réfugiée dans le jardin en attendant
l'arrivée du commissaire Raphalen, responsable de la section
criminelle de Quimper.
Lara ne cessait de trembler. Bien qu'elle fût
amateur de romans policiers et de thrillers, c'était une chose de
lire des histoires de crimes sordides et une autre d'en découvrir
un de ses propres yeux. Une âme compatissante lui avait trouvé une
couverture, dans laquelle elle s'était enveloppée. Malgré la
température caniculaire, elle tremblait. De peur, de froid, de
nervosité.
— Et vous êtes arrivée à l'heure ?
— Oui.
Emile Cariou, le médecin légiste, se présenta.
C'était un vieux bonhomme au crâne dégarni et à la mine blasée.
Lara l'entendit émettre un sifflement lorsqu'il entra dans le
cabinet. Visiblement, il n'avait pas dû avoir souvent l'occasion de
contempler un tel massacre dans sa carrière. Même si les accidents
de voiture donnaient parfois des résultats surprenants.
Le commissaire Raphalen observait Lara. Elle avait
l'âge de sa fille. Un court instant, parce qu'il ne fallait
négliger aucune piste, il se
demanda si elle ne pouvait pas être l'auteur de ce double crime.
Mais l'hypothèse ne tenait pas. Le médecin devait peser près de
deux fois son poids et elle n'avait évidemment pas la force
physique suffisante pour le coller au mur et l'y clouer. Même un
homme costaud aurait eu du mal à accomplir seul un tel exploit. Il
y avait probablement plusieurs assassins.
Tandis qu'une femme policier prenait la déposition
de Lara, le commissaire Raphalen revint dans le cabinet, où une
demi-douzaine de techniciens effectuaient les premiers relevés. Le
docteur Cariou étudiait les corps, que l'on n'avait pas encore ôtés
du mur. Il se tourna vers Raphalen, le visage partagé entre
l'écœurement et la satisfaction d'avoir enfin à résoudre une
affaire peu banale.
— Ça va faire la une des journaux,
déclara-t-il d'un ton mi-figue mi-raisin. Deux cadavres en croix,
plantés la tête en bas et vidés de leurs tripes. Tout cela a un
relent diabolique qui va attirer les amateurs de démons
sanguinaires…
Il désigna les poignets et les chevilles des
victimes, dans lesquels étaient fixés des clous de grande
taille.
— Ils ont utilisé une cloueuse très
puissante, dit-il.
— Leur mort remonte à quand ?
— A première vue, je dirais entre dix
heures du soir et deux heures du matin. Certainement autour de
minuit. L'heure du crime !
— Mais qui a pu faire une chose
pareille ? explosa le commissaire. Et pourquoi ? Je n'ai
jamais vu ça de toute ma carrière.
— Voilà ta réponse.
Sur la cloison opposée, le
nombre 666 avait été badigeonné
avec le sang des victimes.
— Une secte satanique ? C'est
invraisemblable. Les satanistes ne pratiquent pas de crimes
rituels. Ce sont des farfelus qui se shootent et qui picolent dans
une ambiance gothique pour se faire peur. Je n'ai jamais entendu
parler de crimes de ce type.
— Tu n'en as pas entendu parler, mais il y en
a eu d'autres, répliqua Cariou. Pas ici, mais aux States. J'y
étais, au début de cette année. Mon fils habite à Washington. J'ai
passé trois semaines chez lui en mars. A cette époque, une
famille entière a été massacrée dans des conditions tout à fait
identiques dans le nord-ouest
du pays. Du côté de Seattle, si je me souviens bien. Curieusement,
l'affaire a disparu des journaux en moins de deux semaines.
— C'est bizarre.
— Oui. D'ordinaire, ce genre de massacre
intéresse beaucoup les lecteurs. Mais là, black-out au bout de
quinze jours. Cependant, les articles écrits avant la… censure,
s'il faut lui donner un nom, décrivaient le même mode opératoire.
Toutes les victimes avaient été plantées sur les murs selon une
croix inversée, à l'aide d'une grosse cloueuse. Apparemment, il
s'agissait de gens sans histoire. Le massacre n'a pas eu lieu à
Seattle même mais en pleine campagne, dans une petite ville située
à une centaine de kilomètres. Je crois que seul un gamin en a
réchappé. Il a été soupçonné, mais ce n'était pas lui. Et puis,
plus rien. L'enquête officielle a conclu à la thèse d'une secte
démoniaque. Mais on n'en a plus jamais entendu parler.
Il regarda les deux cadavres que l'on commençait à
détacher du mur, au prix de mille difficultés.
— Il semblerait que la secte en question se
soit exportée.
— Rien ne prouve qu'il s'agisse des mêmes
tueurs, objecta Raphalen.
Mais son ton manquait de conviction. Il revint
vers Lara.
— Connaissiez-vous bien le docteur
Marchand ? demanda-t-il.
— Il me soignait depuis quelques semaines
pour des… des troubles du sommeil.
— Des troubles du sommeil ?
— Des cauchemars récurrents. Je doute que ça
puisse avoir un rapport avec ce meurtre horrible.
— Oui, bien sûr.
— Je vais pouvoir rentrer chez
moi ?
— Je ne vois pas de raison de vous retenir si
vous avez signé votre déposition. Mais j'aimerais que vous restiez
à la disposition de la police dans les jours qui suivent. Nous
aurons peut-être besoin de vous interroger à nouveau.
— Je n'ai pas de raison de quitter la
région.
Il lui tendit une carte professionnelle.
— Si d'autres éléments vous revenaient en
mémoire, même les plus anodins, n'hésitez pas à m'appeler.
Elle
remercia et quitta les lieux, abasourdie et encore tremblante. Le
commissaire Raphalen s'aperçut de son état et la rappela.
— Attendez. Vous n'êtes pas en mesure de
conduire. Je vais vous faire raccompagner.
Il appela la policière qui avait pris la
déposition de Lara.
— Le Guen, voulez-vous ramener mademoiselle
Swensson chez elle, s'il vous plaît ?
Durant le trajet, Lara resta prostrée contre la
portière. Il lui semblait que ses cauchemars avaient envahi la
réalité. Elle se demanda si elle ne devenait pas folle. Dans son
esprit, elle ressentait toujours la présence insaisissable de
Rohan, qui avait perçu sa détresse. En écho, elle ressentit chez
lui un grand bouleversement.
A Saint-Guénolé, la policière la raccompagna
jusqu'à sa porte. Lara lui adressa un sourire contraint. Elle
n'avait toujours pas lâché la couverture.
— Merci ! Je suis désolée de vous causer
tout ce tracas. Je peux… vous offrir un café ?
La policière hésita, puis accepta :
— Après tout, pourquoi pas ? J'en ai
bien besoin après ce que nous avons vu. Jamais je n'aurais pu
imaginer un truc pareil.
— Installez-vous, dit Lara en désignant le
salon.
— Merci. Au fait, je m'appelle Sylvie.
Elle regarda autour d'elle.
— Vous vivez seule ?
— Oui.
— Ça va peut-être être difficile, ce soir.
Vous n'avez pas un parent ou une amie chez qui vous
reposer ?
— Je vais appeler mon voisin. C'est mon
meilleur ami.
Lorsqu'elle eut servi le café, elle appela
Christian. Plusieurs fois. Sans succès. Une angoisse sourde
s'empara d'elle.
— Il ne répond pas.
— Il est peut-être sorti.
— Non, sa voiture est là, répondit Lara après
un coup d'œil dans le jardin mitoyen. Et puis… il y a quelque chose
de bizarre. Ses volets sont
fermés. Cela ne lui arrive jamais, il adore la lumière.
Sylvie fit la moue. Lara lui avait communiqué son
anxiété.
— Voulez-vous que nous allions
voir ?
— Je veux bien, oui.
Elles gagnèrent le pavillon de l'aquarelliste.
Lara sonna. En vain. Rien ne bougea.
— Ce n'est pas normal, s'angoissa-t-elle. Il
attendait les résultats de ma rencontre avec le docteur Marchand.
Il devrait être là.
Sylvie passa devant Lara et se dirigea vers la
porte de la maison de granit. Elle frappa, sans résultat.
— J'ai la clé, dit Lara. Et lui possède la
mienne. C'est plus pratique.
— Donnez-la-moi.
Elle fit jouer la clé. Mais ce fut inutile, la
porte n'était pas fermée. Sur ses gardes, Sylvie dégaina son arme
et poussa le battant. Lara poussa un cri. Une odeur identique à
celle qui imprégnait la demeure du docteur Marchand flottait dans
l'air. La policière entra avec prudence.
— Restez là, dit-elle.
Lara se remit à trembler. Sylvie Le Guen n'eut pas
à aller bien loin. Sur le mur du salon, le corps de Christian
Pernelle avait été cloué selon une croix inversée, ses entrailles
répandues sur le sol. De plus, il avait été émasculé.
Le sinistre nombre 666 avait été badigeonné avec le sang du cadavre
sur le mur d'en face. A côté, on avait tracé, en lettres
majuscules : SODOMITE.