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— Comment ça ? Bien sûr, les étoiles changent de place. Elles tournent en fonction de la rotation de la Terre…
— Non, Tanith. C'est autre chose. Mais notre maître Mehranka t'expliquera ça mieux que moi.
Leïlya invita Tanithkara à monter dans sa petite voiture tirée par deux lamas des neiges. Le véhicule prit la direction de l'observatoire.
Une demi-heure plus tard, les deux filles pénétraient dans l'observatoire, depuis lequel on bénéficiait d'une vue magnifique sur la cité en contrebas, vers le nord, et la chaîne de montagnes, vers le sud. Elles furent accueillies par un groupe d'étudiants et par leur professeur, Mehranka, un vieil homme à la barbe blanche fournie et soignée. Le dos voûté, la voix cassée, il portait de petites lunettes rondes derrière lesquelles pétillaient des yeux d'un bleu presque blanc à force d'avoir trop regardé les étoiles et le soleil. Mehranka avait dépassé les quatre-vingt-dix ans, mais son esprit conservait toute sa lucidité et tout son enthousiasme. Cette fois, cependant, la lueur joyeuse qui luisait habituellement dans son regard avait disparu.
— Ah, Tanithkara, sois la bienvenue, dit-il.
— Vous m'avez envoyé Leïlya, maître.
— Oui, mon enfant. Comme tu es ma meilleure élève et la fille du pentarque Tharkaas hoss Nephen, j'ai voulu que tu sois avertie la première de ce que nous avons constaté. Mais viens avec nous.
Il lui prit le bras et l'entraîna dans la salle de cours, qui jouxtait celle de l'énorme télescope de Marakha, orgueil de la cité car il était le plus puissant de tout l'empire.
Mehranka l'amena jusqu'à une table où s'entassaient des piles de documents couverts de chiffres et de signes. Le vieil homme expliqua :
— Cela fait plusieurs années que nous avons remarqué des anomalies. Jusqu'à présent, je n'ai pas voulu alarmer mes étudiants et je vous ai dit, à toi comme aux autres, que vos calculs n'étaient pas tout à fait justes. Je me souviens d'ailleurs d'une discussion que nous avons eue, il y a deux ans. Tu avais déjà noté ces anomalies, et tu ne voulais pas admettre que tu avais commis des erreurs.
— Je me rappelle cette conversation, reconnut la jeune femme. J'étais sûre de moi.
— Et tu avais raison. Tes calculs étaient exacts. Mais tu avais trop peu d'éléments pour en tirer des conclusions, heureusement.
— J'ai fini par accepter l'idée que je m'étais trompée, parce que ce que j'avais trouvé indiquait clairement que les étoiles que j'avais observées avaient changé de place.
— Et c'est la vérité. Elles ont changé de place. Toutes les étoiles ont changé de place par rapport à notre planète. Tout comme le Soleil et la Lune. Leurs courses se modifient chaque année. Bien sûr, à l'extérieur, les gens ne le remarquent pas parce que ces modifications sont imperceptibles. Mais elles sont bien réelles.
— Comment expliquer ce phénomène ?
— Il n'y a qu'une seule manière de l'expliquer : la Terre est en train de basculer sur son axe.
Une onde d'angoisse parcourut Tanithkara.
— C'est impossible !
— Tous nos calculs concordent, mon enfant. Nous avons recoupé tous les relevés depuis dix ans. Ce phénomène a sans doute commencé avant, mais il était très faible. Actuellement, il s'accélère de façon inquiétante.
— Mais alors, que va-t-il se passer ?
Le vieil astronome secoua la tête.
— Nous l'ignorons, hélas. La seule chose dont nous soyons certains, c'est que notre continent a commencé à dériver en direction du pôle Sud.
— Le pôle Sud ? Alors, ces hivers de plus en plus rigoureux, ces mauvaises récoltes…
— … sont dus au refroidissement de l'Hedeen, compléta Mehranka. Et nous ne savons ni quand ni comment ce phénomène va s'arrêter.
— Qu'est-ce qui a pu déclencher ça ?
— Il y a soixante-dix ans, une comète a failli percuter la Terre.
— Hyzur-Haandy, la Grande Terreur. Mon grand-père vient justement de m'en parler…
Mehranka hocha la tête.
— Il a bien fait. Les jeunes ignorent ce qui s'est passé, parce que les anciens ont eu tellement peur qu'ils refusent d'évoquer cette époque. Mais cette comète est passée très près de la Terre. Il a dû se produire une réaction au cœur de notre planète. Hyzur-Haandy a été suivie de nombreux tremblements de terre. Nous en sommes arrivés à la conclusion suivante : en réalité, ce n'est pas la Terre tout entière qui bascule, mais les plaques continentales qui se trouvent à la surface. Depuis longtemps, nous pensons que les continents flottent sur une sorte de gigantesque océan de lave souterrain. Nous avons déjà remarqué que certains blocs ont bougé par rapport aux observations opérées il y a quelques siècles. C'est d'ailleurs à partir de ces observations que nous avons émis cette hypothèse. Tout semble la confirmer, surtout aujourd'hui. Les mouvements des plaques expliquent les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, lorsque par exemple deux d'entre elles entrent en collision. Cependant, ces mouvements sont imperceptibles, de l'ordre de quelques centimètres par an. Cette fois, le mouvement s'est accéléré dans des proportions inimaginables. Si nos calculs sont exacts, le continent hedeenien bouge de plus de deux mètres par jour ! Ce qui veut dire que nous nous rapprochons du pôle de sept cent cinquante mètres par an. A ce rythme-là, dans quelques décennies, les glaces auront recouvert l'empire.
Un silence de mort suivit les paroles de Mehranka. Leïlya avait pâli.
— Maître, ce phénomène va sans doute bientôt cesser, n'est-ce pas ?
Le vieil homme fit une moue sceptique.
— J'ai bien peur que non. Compte tenu des masses énormes qui se sont mises en mouvement, ce phénomène risque de durer plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires, surtout s'il est entretenu par une activité volcanique intense.
— Mais c'est impossible ! s'exclama la jeune fille, angoissée.
— Il a fallu une masse formidable pour mettre la surface de la Terre en mouvement. C'est comme une marée gigantesque. Cela ne va pas s'arrêter d'un coup.
Les autres étudiants ne disaient mot. Tanithkara les regarda. Elle les connaissait tous personnellement pour avoir travaillé avec eux au cours des années précédentes. Tous lui vouaient une grande admiration. Elle était la plus brillante d'entre eux.
— Je vais aller parler à mon père, dit-elle. Il doit être informé. Il avertira le Conseil des pentarques.
Mehranka acquiesça d'un signe de tête.


Plus tard, lorsqu'elles se retrouvèrent toutes les deux dans la voiture, Leïlya demanda à Tanithkara :
— Penses-tu que les Haaniens pourraient avoir raison, que leur dieu ait décidé d'anéantir notre monde ?
La jeune femme secoua la tête.
— Non ! Ne te laisse pas gagner par la superstition. Tu es une Hosyrhienne. Leur dieu n'existe pas. Il s'agit seulement d'un phénomène mécanique à l'échelle de la planète. Nous devons seulement en tirer les conséquences et réagir.
— C'est-à-dire ?
— Si l'Hedeen est condamné à être recouvert par les glaces, nous devons envisager de partir nous installer ailleurs.
— Tu n'y penses pas ! Que deviendraient nos âmes lorsque nous mourrons ?
— L'Ether est partout, Leïlya, il ne se limite pas à l'Hedeen.
— Mais nos ancêtres, nos villes, nos champs, nos usines…
— Si les calculs de Mehranka se confirment, tout sera détruit. Il faudra reconstruire ailleurs. Mais rassure-toi, nous avons du temps devant nous. Même s'il est très rapide, ce basculement de la Terre ne va pas se faire en quelques années. Cela nous laisse un délai pour rechercher une terre d'accueil.
— Les pentarques ne voudront jamais.
— Ça, c'est bien possible.
— Nous ne savons même pas si tout cela va continuer, s'obstina Leïlya. Peut-être que Mehranka se trompe. Peut-être que ça va s'arrêter dans peu de temps.
— Mehranka est le meilleur astronome que nous ayons jamais eu. Je lui fais confiance. Et regarde autour de toi. Nous sommes au beau milieu de l'été. Pourtant, il pleut souvent. Il a même neigé sur les pentes de l'Homme Sage il y a trois jours. Chaque année il fait plus froid. Il faut se rendre à l'évidence : il se passe quelque chose. Je vais voir mon père. Tu vas venir avec moi. Je vais essayer de le convaincre d'agir. Si nous ne faisons rien, notre monde va s'enfoncer dans les glaces et il disparaîtra. Et nous aussi.
Leïlya, effrayée, resserra sa mante en peau de phoque-léopard autour d'elle.


Au palais, Tanithkara retrouva son grand-père, à qui elle révéla ce qu'elle venait d'apprendre. Il hocha la tête avec résignation.
— C'est étrange. J'ai l'impression que j'ai toujours su qu'il se passait quelque chose d'anormal depuis la Grande Terreur. Je suis médium, comme tu le sais. J'ai senti un bouleversement dans l'Ether, comme si un équilibre était rompu. Ce que tu m'apprends ne m'étonne pas. Ton père est là. Tu dois lui parler. Lui seul peut amener le Conseil à prendre la décision. Un jour, il faudra que les Nauryens partent s'installer ailleurs. Mais en ce qui me concerne, je ne quitterai pas Marakha.
— Grand-père…
Il leva la main.
— Comme tu l'as dit, nous avons encore du temps devant nous. J'ai quatre-vingt-cinq ans. Je suis né ici, je veux mourir et reposer ici. Je ne veux pas devenir une âme errante.
— Grand-père, tu ne crois pas à ce que tu dis. Tu es un Hosyrhien.
— Bien sûr que je n'y crois pas, mon enfant. Mais la vérité, c'est que je suis bien ici. Et même si les hivers sont plus rudes depuis quelque temps, je préfère rester dans ma bonne ville de Marakha plutôt que de courir le monde. Toi, tu es jeune. Tu peux reconstruire ta vie dans un autre pays. Cette planète est vaste.
Il s'approcha d'elle et lui posa la main sur l'épaule.
— Et je sais que tu en auras le courage. Je sens des forces puissantes bouillonner en toi. Tu as l'étoffe d'une meneuse d'hommes, mon enfant. Tu es intelligente et ouverte d'esprit, tu possèdes la voix qui commande. Plus tard, tu succéderas à ton père au Conseil. Mais si mes craintes se réalisent, il se pourrait que ton peuple ait besoin de tes qualités bien plus tôt que prévu.
— La guerre…
— La guerre, peut-être. En fait, j'ai l'impression que nous sommes à la fin d'un cycle. Notre monde va disparaître. Un autre naîtra de ses cendres. Toi et tes compagnons serez les graines fécondes d'où ce nouveau monde verra le jour. Mais tu dois te méfier des Haaniens et de la cupidité de certains aristocrates. Même ici, à Marakha. Non seulement ces gens-là refuseront de quitter l'empire, mais ils feront tout leur possible pour empêcher ceux qui le souhaiteront de partir. Il va falloir agir vite pour les gagner de vitesse. Lorsque cette nouvelle sera connue, et elle le sera, les prophètes haaniens auront beau jeu de présenter ce phénomène comme une nouvelle manifestation de la colère de leur dieu. Ils prétendront que pour le faire cesser, les Hedeeniens devront tous se soumettre à Haan. Les gens crèvent déjà de faim. Ils auront aussi tellement peur qu'ils les suivront. Et ils retourneront à la barbarie de l'âge des ténèbres.
La prophetie des glaces
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