Depuis son départ de Peyronne, Rohan avait filé
vers le sud-est. Il n'aurait su expliquer pourquoi il avait pris
cette direction. Vue des Etats-Unis, la Côte d'Azur revêtait une
dimension un peu magique. C'était Cannes et le festival du cinéma,
les palmes d'or, Nice et la promenade des Anglais, les Maures et
l'Esterel, un parfum d'Italie au sud de la France. Il avait envie
de voir tout ça. Il devait impérativement se changer les idées.
Fuir… Fuir l'horreur des crimes, la perte irréparable de sa petite
compagne mentale. Sa culpabilité…
Il avait traversé le Massif central et les
Cévennes, et s'était retrouvé le soir même à Aix-en-Provence.
L'animation de la ville lui avait plu. Il avait pris une chambre
d'hôtel et s'était mêlé à la foule bigarrée qui hantait le cours
Mirabeau.
Il avait craint un moment que Flamel ne disposât
du moyen de lui couper les vivres, mais, après consultation de ses
comptes, il fut rassuré. Il avait toujours autant d'argent
disponible. Il fut tenté d'appeler maître Monroe aux Etats-Unis,
mais il renonça. Il valait mieux couper les ponts avec tout ce
monde. Par précaution, dès le lendemain, il ouvrit un compte dans
une banque française et y transféra une somme de cent mille euros.
Cet argent-là au moins serait hors de portée des autres. Le
banquier ravi lui proposa aussitôt une foule de placements tous
plus avantageux les uns que les autres – malgré la crise.
Rohan refusa, agacé par l'obséquiosité du bonhomme qu'il sentait
prêt à lui brosser les chaussures.
— Je vais faire le maximum pour obtenir votre
carte de paiement dans les meilleurs délais, monsieur Westwood.
Comme il s'agit d'une carte
haut de gamme, je devrais l'avoir dans les quatre jours. Bien sûr,
cela vous coûtera un peu d'argent.
— Bien sûr, répondit Rohan.
— Je vous envoie un SMS pour vous prévenir
dès qu'elle sera arrivée.
Rohan profita de l'opportunité pour découvrir la
région. Il évita la côte, envahie par les touristes de tout poil,
et s'aventura dans l'arrière-pays. Il comprit immédiatement
pourquoi il avait inspiré des peintres comme Cézanne. Profitant de
sa solitude après les mois passés en compagnie de la famille
Flamel, il ne répondit même pas aux œillades provocantes des filles
croisées, attirées par son physique sportif et sa voiture de sport
décapotable. Il n'avait pas envie de raconter sa vie à qui que ce
soit et le souvenir des nuits chaudes partagées avec Valentine et
Salomé lui laissait un goût amer.
La carte bancaire arriva au bout de trois jours.
Le banquier avait fait preuve d'efficacité. Rohan la récupéra et,
désireux de fuir la foule, quitta Aix-en-Provence pour les Alpes.
A présent, il ressentait le besoin de s'isoler pour faire le
point.
Remontant vers le nord, il laissa le hasard le
guider et s'installa dans une petite auberge sur les hauteurs de
Briançon, à Puy-Saint-Pierre. Pendant les jours qui suivirent, il
passa son temps à crapahuter dans les montagnes environnantes,
marchant jusqu'à épuisement afin de ne pas trop penser. Dès qu'il
se laissait aller à réfléchir, la culpabilité revenait le tarauder.
Même s'il ne l'avait pas tuée lui-même, il était persuadé de porter
la responsabilité de la mort de Lara. La petite flamme qui disait
sa présence s'était éteinte. Jamais il n'aurait cru qu'elle lui
manquerait à ce point. Curieusement, les fantômes familiers qui
venaient le visiter de temps à autre s'étaient tus, eux aussi. Il
se demanda s'il avait perdu le pouvoir de communiquer avec les
morts. Au bout de quelques jours, il en fut convaincu. Aucun d'eux
ne s'était plus manifesté depuis plusieurs semaines. Cela le
contraria, mais il finit par se dire que ce don de médium lui avait
apporté plus d'ennuis que de satisfaction.
Cela faisait
huit jours qu'il écumait les sentiers de randonnée lorsqu'il fut
surpris un soir par un orage soudain, qui le contraignit à élire
domicile pour la nuit dans un refuge de montagne. Le chalet était
désert. Il comportait une grande pièce équipée d'une table immense
et d'un meuble renfermant une vaisselle sommaire. Deux autres
pièces proposaient des lits superposés munis de matelas spartiates.
Il tenta en vain de joindre l'hôtelière pour la rassurer. Son
portable ne fonctionnait pas à cet endroit.
Cette fois, il se retrouvait vraiment seul,
complètement isolé du monde. Dînant frugalement des restes des
sandwichs emportés le matin, il prit conscience du poids de sa
solitude.
Il avait fui la famille Flamel. Sans doute
était-ce ce qu'il avait de mieux à faire. Mais qu'allait-il devenir
désormais ? Il s'était octroyé quelques jours de vacances, ce
qui lui était rarement arrivé. Il avait contemplé des paysages
grandioses. Il avait marché, marché sans relâche, pour tenter
d'évacuer le poids de sa responsabilité. Mais il savait au fond de
lui que c'était impossible.
Il était riche, très riche, mais à quoi cela lui
servirait-il s'il n'avait plus personne avec qui profiter de cette
fortune ? N'importe quel autre jeune homme de son âge aurait
choisi de gagner Las Vegas ou les Bahamas pour mener la grande vie.
Mais Rohan était un solitaire, un garçon replié sur lui-même. Il ne
laissait pas facilement quelqu'un pénétrer dans le secret de son
esprit, protégé telle une forteresse. Pendant un certain temps, il
avait été sur le point d'ouvrir cette citadelle pour Valentine. Il
avait été amoureux d'elle. Mais elle l'avait trahi. Il ne le lui
pardonnerait jamais. En vérité, la seule qui avait su faire tomber
ses barricades mentales était Lara. Il l'avait accueillie dans son
esprit sans aucune méfiance, parce que cela lui avait semblé
parfaitement naturel. Comme s'ils se connaissaient déjà depuis très
longtemps. C'était sans doute le cas, puisqu'ils avaient déjà
partagé au moins une vie ensemble, dans cet étrange monde disparu.
Ceci expliquait peut-être cela.
Mais Lara était morte. Par sa faute.
Broyé par une terrifiante sensation de déchirure,
il frappa du poing sur la table tandis que des larmes lui venaient
aux yeux. Il finit par éclater en sanglots. Il avait l'impression
d'être déraciné, de vivre une
vie qui n'était pas vraiment la sienne. Dans la pénombre du chalet
éclairé seulement par la lueur d'une bougie, il repensa à sa
famille. Jamais ils ne lui avaient autant manqué. Les premiers
temps après le drame, il avait vécu dans un état second. Il
souffrait, mais il n'avait pas encore pris conscience que leur
absence était définitive. Ensuite, il avait été récupéré par Paul
Flamel, dont il avait compris depuis les odieuses motivations.
A présent qu'il s'était écarté de toute cette abjection, il
prenait réellement conscience du fait qu'il n'avait plus aucune
famille.
Il mit longtemps à s'endormir.
Ce fut au matin, peu avant l'aube, que des rêves
étranges revinrent le visiter. Des rêves qu'il avait déjà faits. Il
était à bord d'un étrange navire volant et survolait le paysage
glacé et désolé déjà entrevu dans l'esprit de Lara. Des gens
hurlaient dans sa direction. Jusqu'au moment où il se rendit compte
qu'il n'était pas seul. Un visage se tourna vers lui. Une bouffée
de joie l'envahit.
Lara ?!
Il mit plusieurs secondes avant de comprendre
qu'il ne rêvait plus. La petite flamme familière était de retour.
Il ouvrit les yeux avec anxiété, redoutant qu'il ne s'agisse que
d'une illusion due au sommeil. Mais la flamme ne s'évanouit
pas.
Rohan ? C'est
toi ?
Une joie intense les imprégna tous deux. Mêlant
leurs pensées et leurs émotions, ils eurent l'impression de se
jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils ne réalisèrent pas
immédiatement que les pensées passaient désormais de l'un à l'autre
aussi facilement que les mots. Ils avaient atteint le stade de la
télépathie totale.
Mais que s'est-il
passé ? Je t'ai crue morte !
Cela a bien failli arriver.
On a tué mon meilleur ami, Christian. Et le médecin qui me suivait.
Avec sa secrétaire.
Mais
pourquoi ?
Je ne sais pas. Un prêtre m'a
dit que j'étais quelqu'un de très important. Les assassins sont des
adorateurs du Diable qui préparent le retour de l'Antéchrist,
d'après ce que j'ai compris. Je ne crois pas trop à tout ça, mais après avoir vu ce dont ces
monstres sont capables, je me pose des questions.
Où es-tu ?
En Suisse, au monastère de
San Frasco. L'Eglise a voulu me mettre à l'abri. Elle redoute que
les satanistes ne me tuent aussi. Le père Paolini les appelle les
Hosyrhiens. Il paraît que je représente un grand danger pour
eux.
C'est bien
possible.
Il lui expliqua alors qu'il connaissait ses
ennemis, que c'était par sa faute qu'ils l'avaient localisée.
Ils disaient qu'ils voulaient
te protéger. Je les ai crus. En réalité, ils se sont servis de moi.
Quand je l'ai compris, je me suis enfui. Leur chef s'appelle Paul
Flamel. C'est un vieux bonhomme machiavélique. Il a utilisé ses
petites-filles pour m'amener à avouer ce que je
savais.
C'était donc ça, ces nuits
érotiques ?
Oui. Ces gens-là ne reculent
devant rien pour parvenir à leurs fins. Je suis désolé, Lara. Ils
ont tout fait pour me convaincre et je suis tombé dans le piège. Je
t'en demande pardon.
Ce n'est pas toi qui as tué
Christian. Tu ne pouvais pas savoir.
La télépathie avait ceci de particulier que les
pensées et les sentiments passaient de l'un à l'autre sans le
truchement des mots. Le mensonge était impossible. Lara savait que
Rohan disait la vérité.
Qu'allons-nous
devenir ? demanda-t-il. Je me suis
isolé sur une montagne, du côté de Briançon, mais je ne resterai
pas toujours ici. Je n'ai pas envie que ces salauds me
retrouvent.
Moi, je commence à m'ennuyer
ferme dans ce monastère. Le père Paolini s'est montré gentil au
début. Il a dit que je repartirais lorsque la secte des Hosyrhiens
aurait été mise hors d'état de nuire, mais à présent, il ne me
tient plus au courant de rien.
Une idée jaillit instantanément dans l'esprit de
Rohan :
Je pourrais venir te
chercher. J'ai très envie de te connaître.
Moi aussi.
Tu crois que tu pourras
t'échapper ?
J'ai la liberté de faire des
randonnées aux alentours du monastère. On pourrait se retrouver
comme ça.
D'accord ! Je localise
San Frasco sur la carte et j'arrive !